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lundi, 19 juin 2017

A ma place

Par
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Annie Ernaux est badass. Ou plus exactement elle écrit bien et elle a rendu mon enfance politique. Ma condition de femme aussi. Au début il y a eu La Place. C’était dans la liste de lecture du bac de français, je suis tombée dessus, je me souviens d’un oral horrible : je ne me rappelais plus de rien, ni l’histoire, ni le filigrane. A peine deux trois platitudes sur le style : l’auteur rédige des phrases courtes et fait un usage précautionneux de la ponctuation, c’est moderne tavu. J’avais 16 ans, les sourcils qui se touchent et j’étais effondrée. Cette maudite bonne femme allait foutre en l’air ma vie entière, me barrer la route de la mention et de la reconnaissance interstellaire. Je ne me souviens toujours pas de l’avoir lu la première fois. Je me souviens seulement l’avoir lu trois ou quatre ans après, un peu par désœuvrement et par vengeance : mais qu’est-ce qu’il y avait dans ce bouquin que mon cerveau avait consciencieusement vomi. Entre-temps, la prépa était passée, j’avais compris comme une grande claque dans la gueule les concepts de sociologie appris en classe de première : le capital culturel et son pote l’habitus. Du coup mon cœur a battu plus vite quand j’ai compris que moi aussi je venais d’Yvetot et que mes parents étaient épiciers, qu’ils étaient fiers mais un peu emmerdés que je sois bonne à l’école. Je m’appelais Annick, j’avais grandi dans les années 1960, mais pas les romantiques et libératrices de la fin de décennie, celles du début, coincée entre l’Eglise et les serviettes hygiéniques en tissu. Elle serait née dans l’Orne au milieu des années 80, elle n’aurait pas pu mieux décrire les déconvenues, le décalage et la frustration d’être un transfuge social. C’est bien un transfuge social, ça veut dire que la république fonctionne. Que les profs qui se cassent le cul à nous ouvrir les portes et à nous apprendre des trucs ont raison de s’échiner. Ce qu’elle dit très bien et qui m’a le plus dérangé (et sérieux c’est très bien d’être dérangé même si à l’époque je ne savais pas que je sortais de ma zone de confort parce que je n’étais jamais confortable nulle part) c’est la honte. Ou plutôt la honte d’avoir honte, de remarquer que chez soi, on ne raconte pas ses vacances parce qu’on ne part pas, on ne parle pas comme chez les autres, qu’on ne parle pas des mêmes choses. D’en vouloir à ses parents d’être de droite alors que ce ne sont pas des valeurs de progrès ni de cool. Que potentiellement chez mes camarades bien-nés ça veut dire qu’en plus de ne pas aimer les impôts ni les pauvres, ils n’aiment pas les arabes et que même si c’est faux, on n’a pas le courage de les défendre. De devoir rattraper des années de consommation culturelle correcte, d’attitude négligée mais élégante, d’être à l’aise à ne rien faire, de s’en vouloir encore, à plus de trente de ne pas avoir d’avis sur une pièce de théâtre. Et de s’en vouloir de s’en vouloir. D’avoir pris goût à la culture de la classe dominante, d’avoir des réflexes et des envies bourgeois qu’on ne peut plus trop partager avec sa famille.

Bref elle a exprimé des trucs que je ne m’étais pas avouée. Au-delà des questions de classe, elle était un super témoin parce qu’elle avait donnait un témoignage intime. Identification totale, tout ce qu’elle disait aussi de l’ado qui se sent un peu sale, engoncée dans un corps qui change, un corps qui veut des trucs, un peu obsédée mais coincée par la morale, la bonne élève qui dissimule qu’elle a l’impression d’être tordue c’était moi moi moi. Ou d’autres fois une version un peu fantasmée de la moi ado parce que perdre ma virginité avant mon bac était inconcevable et que les ado et jeunes femmes dans ses romans sont délurées.

Quand elle évoque les hommes qu’elle aime mais qui lui font du mal c’est encore moi. J’ai logiquement commencé à lui construire un autel quand elle a évoqué la maladie de sa mère puisque de toutes les craintes que je cultive c’est ma pire. Je me retrouve aussi dans le fait d’avoir été constamment poussée par ma mère à être indépendante ; lui en avoir parfois voulu de cette rigueur bien attentionnée mais un peu rude et ne pas pouvoir lui prouver qu’elle a réussi et ne pas savoir la remercier pour ça.

A un moment, au fil des lectures, je lui ai un peu lâché la grappe à Annie puisque j’ai compris qu’elle ne parlait pas que d’elle et qu’elle avait le droit d’inventer (oui je suis magnanime). Puis bon, j’ai grandi, j’ai cessé de considérer qu’elle n’écrivait que pour raconter ma vie. Il y a eu Les Années, chronique vivante le truc sur la photographie qui était aussi génial. Je pense que tous ses romans où elle évoque l’avortement sont une piqure de rappel des prisons qui nous guettent et de la nécessité d’être prête défendre nos droits à tout moment.

Après encore, j’ai compris que nous étions plein, et pas que des meufs à nous identifier à elle, à avoir été touchés ou cernés parce qu’elle avait écrit. Que je n’avais pas le monopole du malaise lié à une classe sociale et que les autres avaient droit à leur décalage aussi. Ce n’est pas parce que tes parents sont profs ou médecins que tu n’as pas pu avoir toi aussi l’impression d’être un transfuge (magnanime vous dis-je).

Et franchement et entre parenthèse, la comparaison avec Edouard Louis ne m’a pas parue crystal-clear et m’a un peu gavé. C’est personnel bien sûr mais chez lui je ne m’identifiai à rien, j’étais dérangée par le mépris affichée pour les personnages, tous consternants. Alors en vrai on s’en fout puisque n’importe quelle subjectivité est bonne à prendre dans les romans, je ne veux pas m’identifier à tout crin à tous ceux que je lis (et c’est tant mieux considérant mon amour pour les biographies de femmes sanguinaires, love Marie Stuart). Je ne pense pas qu’Annie ait voulu rédiger des précis de sociologie. Mais bon, je crois que j’étais un peu jalouse qu’on leur crée une filiation, qu’on les rapproche alors que non, elle, elle est tendre, juste parfois cruelle à bon escient.

Quand je la vois à la télé, je trouve toujours qu’elle a un petit air d’oiseau fragile. Je voudrais lui dire à quel point elle est inspirante. Il y a quelques années, je suis allée à une séance de dédicaces qu’elle donnait à Bordeaux, je lui ai fait signer mon exemplaire de La Place puisque c’était par-là que tout avait commencé et j’ai un peu pleuré en lui disant combien elle avait était importante. Je voudrai recommencer.

Anna Wanda

Directrice Artistique et illustratrice
Anna est née en 1990 et se balade avec un collier où pend une patte d'alligator. Graphiste et illustratrice particulièrement douée (sans déconner), elle n'est pas franchement la personne à inviter pour une partie de Pictionnary. Toujours motivée et souriante, c'est un rayon de soleil curieux de tout et prêt à bouncer sur un bon Kanye West, tout en te parlant de bluegrass. Par contre, elle a toujours des fringues plus jolies que toi. T'as donc le droit de la détester (enfin tu peux essayer, perso j'y arrive pas). SON SITE PERSO: http://wandalovesyou.com