« Il y a bientôt dix ans, j’ai failli mourir. Et quand aujourd’hui je repense à tout ce temps, tous les événements qui ont eu lieu, je ne sais plus où j’en suis. Ni ce que je veux.
On s’habitue à tout, même à aller bien. C’est facile de s’arrêter de penser. S’arrêter de chercher un sens. Il n’y a peut-être même pas de sens à tout ça. Peut-être, -certainement même- qu’on est « juste » là. »
Voilà le type de discours que Francis m’infligeait à longueur de journée.
« Et si », que des « si ». Des incertitudes, des hypothèses, des théories fumeuses.
Le mec paumé par définition, qui sous ses devants sûr de lui, ne savait pas s’il devait tourner à gauche ou à droite au bout de la rue.
Autant que je me souvienne, j’ai toujours connu Francis. On vient de la même ville perdue, un endroit sans grand intérêt, on était à la maternelle ensemble et depuis on a continué à se voir.
Je ne dirai pas qu’on ne s’est jamais quittés, ce serait faux.
Aujourd’hui, on est dans notre 27ème année et on entre dans cette période où on fait les comptes avec soi-même.
Comme un bilan de mi-parcours.
« Okay, alors qu’est-ce qui s’est passé entre mes 15 et mes 25 ans ? Où j’en suis par rapport aux idéaux de mes 20 ans ? Mes objectifs sont-ils atteints ? »
Clairement pas.
Mais on s’en fout.
On est comme tout le monde.
On se rebelle à 20 ans, on pense qu’on fera mieux que ses parents et quoi ?
Et 5 ans plus tard, on s’est tellement habitué à devoir faire des pieds et des mains, des sourires forcés et hypocrites pour obtenir ce qu’on veut qu’on baisse les bras et qu’on décide de se complaire dans la médiocrité.
« Ça » devient notre nouveau critère d’excellence.
Juste comme nos parents avant nous.
Une répétition, une boucle infinie.
Ouais. Un discours de rageux.
Cette rage, à 25 ans, elle est encore en toi.
Cet espoir d’y arriver, où tu ne sais pas où, mais il est encore là.
Tu espères mieux que tes vieux, et tu espères encore les rendre un peu fiers de toi.
Tu espères toujours satisfaire l’adolescent que tu étais.
Et tu sais qu’il te reste 5 ans.
À 30 ans, c’est foutu tout ça. Cassé, avorté, oublié.
À 30 ans, tu fais un gosse, tu achètes une maison moche, tu as trois prêts à rembourser et tu travailles pour des gens plus cons que toi, mais tu as accepté le job, parce que c’est exactement comme ça que ça fonctionne.
Mais tout ça, tu le sais.
Francis me prenait la tête parce qu’il disait tout haut ce que j’essayais d’étouffer en moi.
Je voulais jouer le jeu, moi.
Je voulais me satisfaire dans cette vie et faire plaisir à tout le monde.
Un soir, ce con se dit qu’il était incassable et il fonça dans un arbre.
Ils firent les tests et tout le bordel et la conclusion fut qu’il n’avait pas été sous influence lors de l’accident.
Tout le monde cherchait une cause : la voiture ? Un animal qu’il chercha à éviter ? Autre chose ? … autre chose.
Francis fut dans le coma 5 jours. Il resta hospitalisé plusieurs semaines.
Pendant ce temps, je décidai de me faire rare.
Je ne pouvais plus voir ces visages familiers.
Je suis restée dans mon appartement aux murs blancs de longues journées ensoleillées.
As-tu déjà ressenti l’ennui et le rejet lors de ces soirées ?
Assez de ces visages qui t’entourent, assez de cette odeur de cigarettes ? Assez de cette joie de vivre ambiante ?
Faux. Ça sonnait tellement faux.
Les codes changent.
Et lorsque je parlais avec tous ces gens, je me suis rendue compte de l’objectif de tout ça.
Il fallait plaire. À qui, pourquoi, je ne sais toujours pas.
Au secours.
Un manque cruel d’authenticité et de sincérité, voilà de quoi manquaient ces soirées.
Je suis restée dans mon appartement aux murs blancs de longues journées ensoleillées.
Je suis restée seule et j’étais bien.
Une heure, un mois, mille jours.
Non. Moins en fait.
Mais ça aurait pu être autant.