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mardi, 18 septembre 2018

André

Par
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Hier soir, j’ai dîné avec André.

C’était en 1981, pourtant on s’est tout de suite compris.

Je n’ai pas eu besoin de lui raconter aujourd’hui, de lui parler des réseaux sociaux, du travail toujours et encore plus, de l’hyper activité qui nous engloutit, de notre non-communication, de la peur des autres, de tout ces couples à la vie mécanique, de ces séries qu’on regarde pour se conforter dans nos vies monotones.

La ville et de la société qui nous réduit en miettes, il connaissait déjà tout ça.

Malgré nos presque 40 ans de différence, on avait le même discours sur ce ressenti de citadin mal en point.

Cette prise de conscience d’être à la fois gardes et prisonniers de notre propre existence, bâtisseurs des murs de notre propre prison.

Toutes ces années plus tard, les murs sont toujours là, plus haut et plus solides, sans doute, mais ce n’est sûrement pas une raison pour baisser les bras. Et c’est justement une raison pour révéler à tous et toutes ces murs invisibles qui nous entourent. Faire le jour sur ces prisons invisibles, pour mieux les faire disparaître pour de bon.

« They’ve built their own prison, so they exist a state of schizophrenia. They’re both guards and prisoners and as a result they no longer have, having been lobotomized, the capacity to leave the prison they’ve made, or to even see it as a prison. »

«Ils ont construit leur propre prison, ils existent donc en état de schizophrénie. Ils sont à la fois gardiens et prisonniers et, par conséquent, ils n’ont plus, après avoir été lobotomisés, la capacité de quitter la prison qu’ils ont construit ou même de la considérer comme une prison. »

Ce n’est évidemment pas un hasard si j’ai dîné avec André hier soir (même si Wally dirait probablement le contraire à propos du hasard, mais peut-être que ce soir il a changé d’avis) car ma décision de quitter Paris où je vis « emprisonnée » depuis 7 ans est tout aussi récente.

Ces murs sont devenus trop visibles, et j’ai décidé de réunir la force de mes petits bras pour les faire tomber, et partir un peu plus loin, non pas pour les reconstruire, mais pour en abattre de nouveaux, ailleurs, partout.

Quand il n’y a plus de murs autour de soi, c’est tout un univers qui s’ouvre, sans confort, ni quotidien, ni routine soporifique mais fait d’inattendu, de rencontres, de chamboulements. Bref de vie.

Même si comme me l’a dit André, c’est pas facile d’être sur la route. On préfère souvent rester chez soi au chaud sous sa couverture chauffante.

Moi aussi j’ai mon oreiller préféré et je déteste le quitter pour une polaire roulée en boule sur un matelas de camping. Mais je sais que quand je le retrouverai il n’aura surement plus la même odeur, ni la même couleur, et quand je le prendrai dans mes bras, ce ne sera pas juste par épuisement et habitude mais parce que j’aurai profondément envie d’être avec lui.

Et là je te raconte pas la nuit que je passerai.

« I mean, you know, when you’re young, you go out on dates all the time.
You go dancing or something.You’re floating free.
And then one day suddenly you find yourself in a relationship and suddenly everything freezes.
And this can be true in your work as well.
And I mean, of course, if you’re really alive inside then of course there’s no problem.
I mean, if you’re living with somebody in one little room and there’s a life going on between you and the person you’re living with well, then a whole adventure can be going on right in that room.
But there’s always the danger that things can go dead.
Then I really do think you have to kind of become a hobo or something, you know like Kerouac, and go out on the road. »

« Je veux dire, tu sais, quand tu es jeune, tu sors tout le temps.
Tu vas danser ou quelque chose. Tu flottes librement.
Et puis un jour soudain, tu te retrouve dans une relation et soudain tout se fige.
Et cela peut aussi être vrai dans ton travail.
Et je veux dire, bien sûr, si tu es vraiment vivant à l’intérieur, alors bien sûr, il n’y a pas de problème.
Je veux dire, si tu vis avec quelqu’un dans une petite pièce et qu’il y a une vie entre toi et la personne avec qui tu vis, alors toute une aventure peut se dérouler dans cette pièce.
Mais il y a toujours le danger que les choses disparaissent.
Alors je pense vraiment que tu dois en quelque sorte devenir un hippy ou quelque chose, tu sais, comme Kerouac, et prendre la route. »

Vivre hors les murs c’est s’ouvrir à d’autres possibilités, c’est être aimanté par des lieux, des gens, des paysages. Des énergies différentes.C’est voir briller la lumière des lucioles malgré leur disparition et se diriger en tâtonnant dans le noir vers leur halo lumineux.
C’est s’asseoir dehors dans un champ et regarder le soleil se coucher, et puis se regarder et juste aller se coucher.
C’est prendre un livre qui nous fait oublier les heures, dire bonjour en souriant et cueillir du basilic dans son jardin.
Mais c’est aussi savoir pourquoi on est là, dans cet ailleurs, et savoir le défendre, se défendre.

André m’a expliqué que le monde va devoir créer des espaces pour survivre, des « poches de lumière » comme il dit, qui seraient comme des petites planètes à l’intérieur de notre planète, où l’on irait se réfugier pour échapper à la société qui deviendrait incontrôlable et invivable.
C’est un peu un voyant André je crois.
Je lui ai parlé de la ZAD et de toutes ces tentatives de vie alternatives que l’on croise un peu partout si on ne met pas trop ses lunettes au filtre UV sponsorisé par Macron.
Ses yeux se sont illuminés.
Et j’y ai vu des lucioles.
Il m’a fait promettre d’aller y faire un tour, de trouver ma petite poche de lumière, et de ne surtout pas la laisser s’éteindre.
Il n’avait pas eu le temps de voir La Belle Verte, mais quand je lui ai parlé du pouvoir de cette femme qui « réveille » les habitants de la Terre, qui ont ensuite comme un déclic dans leur vie et se mettent à faire des choses vraies, sensibles, humaines ; il a tout de suite compris, car sans le savoir il la connaît bien en fait, la femme Verte.

Moi aussi je l’ai croisé, plusieurs fois je pense et sûrement pas encore assez. Elle s’immisce dans mes rencontres et je sais qu’hier elle était avec nous au restaurant, à grignoter des crackers bio dans un coin. (oui c’est fini les cailles au raisin, maintenant il est veggie le vieux, il m’a trainé dans le restau le plus biobo du quartier attends ça déconne pas).

« I mean, it’s a very frightening thing, Wally, to have to suddenly realize that, my God, I thought I was living my life, but in fact I haven’t been a human being.
I’ve been a performer. »

« Je veux dire, c’est une chose très effrayante, Wally, de devoir réaliser soudainement que, mon Dieu, je pensais que je vivais ma vie, mais en fait, je n’étais pas un être humain.
J’ai été un interprète. »

Après quelques verres de vin j’étais un peu plus mélancolique, peut-être aussi car hier ce n’était pas une journée exactement comme les autres, alors on a parlé de nos histoires et de nos rencontres. De toutes ces formes de relations qui peuvent exister, disparaître, changer pour nous faire exister, disparaître et changer toujours un peu plus.

Il m’a parlé de son couple. Il m’a parlé du couple. Et encore une fois on s’est compris. Chacun à notre façon bien sur, André il est malgré tout un peu vieux jeu avec le mariage, 40 ans d’écart c’est beaucoup à ce niveau là. Il a pas tout compris quand j’ai prononcé LBBTQI, alors je me suis dit bon c’est vrai, on va y aller progressivement. Mais je lui ai prêté King Kong Théorie en partant, quand il m’a tenu la porte du restaurant et que je lui ai refermé dessus. Faut pas excuser l’âge non plus eh oh.

« Well, you know, | could imagine a life, Wally in which each day would become an incredible, monumental, creative task and we’re not necessarily up to it.
I mean, if you felt like walking out on the person you live with, you’d walk out.
Then if you felt like it, you’d come back.
But meanwhile, the other person would have reacted to your walking out.
It would be a life of such feeling. »

« Tu sais je pourrais imaginer une vie, Wally dans laquelle chaque jour deviendrait une tâche incroyable, monumentale, créative et nous n’en sommes pas nécessairement pas capable.
Je veux dire, si tu avais envie de quitter avec la personne avec qui tu vivais, tu la quitterais.
Puis, si tu en avais envie, tu reviendrais.
Mais en attendant, l’autre personne aurait réagi à ton départ.
Ce serait une vie pleine de sentiments/sensations. »

Avant le dessert, il est allé au toilettes et quand il est revenu il m’a vu scroller sur mon téléphone, (je sais, merde, addiction terrible, alors que lui il lit le Petit Prince aux chiottes, j’ai honte). Quand je lui ai expliqué ce que je faisais il a un peu halluciné.

Il m’a donné comme exemple son ami qui avait arrêté de lire les journaux et de regarder le journal télévisé pour ne plus être cette sorte d’éponge aux informations toxiques de la société. Je l’ai écouté, même si arrêter de lire les journaux et regarder la télé me semble si facile ! (j’ai pas la télé et je lis pas les journaux. Easy)

Mais encore une fois, chaque époque a ses propres moyens. (j’allai dire ses armes mais c’est un peu vener)

Aujourd’hui il faudrait sortir les yeux bandés et les oreilles bouchées pour ne pas être pollué-e par la publicité et l’information qui est partout. Sans téléphone, ni ordinateur, ni iPad, ni montre connectée, ne pas prendre le métro, ne pas lire les journaux gratuits, ne pas écouter les pubs de Spotify … La ville transpire l’information ou plutôt la non-information. Il faut savoir creuser, lire entre les lignes, connaître les réseaux alternatifs pour avoir accès à tout ce qui est non sponsorisé, falsifié, pollué.

« Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête -innocent!- sans songer aux conséquences » me disait Henri Michaux ce matin pendant que je mangeais mes tartines.

Abattre ces murs c’est aussi apprendre à se désinformer, c’est faire tomber tout ces présupposés, ces valeurs capitalistes que l’on tente de faire glisser dans nos idées. Je ne sais pas trop par quoi commencer à ce niveau là, j’aurais bien aimé qu’André me donne des conseils mais il comprenait pas trop mon langage Instagramisé. Il m’a dit d’aller bouquiner et RIEN faire à la campagne avec des copains alors j’y vais. En plus j’aurais pas la 4G, il a pas compris pourquoi j’étais contente, mais je sais que ça lui fera plaisir.

Mais ce RIEN c’est difficile à obtenir ! C’est presque aussi dur que trouver un paquet de cookies sans additifs au Franprix.

Peut-être que justement faut pas chercher à l’obtenir et il arrivera comme ça, alors que je serais dans mon hamac, un verre de thé glacé à la main et pas de cigarette dans l’autre.

« I mean, you see, the trouble, Wally, with always being active and doing things is that I think it’s quite possible to do all sorts of things and at the same time be completely dead inside.
I mean, you’re doing all these things, but are you doing them because you really feel an impulse to do them or are you doing them mechanically, as we were saying before?
Because I really do believe that if you’re just living mechanically then you have to change your life. »

«Je veux dire, vous voyez, le problème, Wally, d’être toujours actif et de faire les choses, c’est que je pense qu’il est tout à fait possible de faire toutes sortes de choses et en même temps être complètement mort à l’intérieur.
Je veux dire, vous faites toutes ces choses, mais les faites-vous parce que vous ressentez vraiment le besoin de les faire ou les faites-vous mécaniquement, comme nous le disions avant ?
Parce que je crois vraiment que si vous vivez simplement mécaniquement, vous devez changer de vie. »

Quand je buvais ma tisane et lui son whisky japonais (après il me parle de consommer local, mais voilà on a tous nos petites faiblesses. Et puis André il aime se faire plaisir, il a raison) je lui ai dit que bon quand même parfois j’avais l’impression d’être devant des murs blindés. Fait d’un béton armé de fric, de patriarcat, de racisme, de haine, d’homophobie, de pollution, de … bref. Et que je voyais bien à travers les petites failles dans le mur ce paysage immense avec une colline de nature, une vallée d’égalité, et un champs des possibles, mais que j’arrivais pas trop encore à trouver le passage secret.

Alors il m’a un peu engueulé, me demandant si je me croyais dans Harry Potter (alors comment il connaissait ça …) et m’a dit que c’était à moi de faire péter les murs, et qu’il fallait juste trouver la bonne équipe avec les bons outils. Mais il faut savoir prendre son temps pour ne pas entrer n’importe où avec n’importe qui m’a t’il bien répété.

Puis voilà on est reparti, j’ai pas commandé de Uber mais je suis rentrée à pied, en écoutant Nougaro chanter la fin d’une ville, et j’ai viré mes chaussures aussi j’en avais marre. Je sais pas trop où est allé trainer André mais j’espère bien le recroiser pieds nus sur une mini planète de lumière. (mais en fait c’était peut-être lui que j’entendais tout à l’heure dans l’émission Grèves et Punk de MEGACOMBI, ça m’étonnerai pas qu’ils se soit fait des potes en allant à Aurillac rencontrer des lucioles.)

C’est un mec bien André je pense qu’on devrait tous dîner avec lui à un moment donné. Ce serait bien mieux que manger des tacos avec un date Grindr ou boire du champagne dans un vernissage du Palais de Tokyo.

Il a encore plein de choses à dire j’en suis sûre, et puis il adore aller au restau le coquin, donc faut pas hésiter à l’appeler. (il a pas de 06 en fait, mais vous pouvez trouver son contact sur le net, c’est facile, tu cliques et hop il apparait, t’en as pour 1H50, c’est pas grand chose et ça changera ta vie - peut-être - ).

(Bon, pour comprendre ce texte et mes privates jokes il faut évidemment regarder My dinner with André, un film de Louis Malle, réalisé en 1981. Et je parle un peu de La belle verte de Coline Serreau réalisé en 1996. Merci à celles qui me les ont conseillés, les femmes vertes sont partout.)

B.O : Claude Nougaro - Il y avait une ville

Adèle Beaumais

Adèle est née en 1992 et je suis super jalouse parce qu'elle possède une collection de tasses à café de la Reine d'Angleterre. Diplômée de l'ENSAD en image imprimée, elle est dorénavant illustratrice et sert aussi des bières à la SMAC de Rouen, le 106. Elle rêve d'avoir un bateau pour vivre dessus, et t'inquiète que si ce jour arrive, on la motivera de ouf pour monter des croisières Retard. PRÉPARE TOI A NOUS VOIR RABOULER ADÈLE.