J’avais pris la décision de revenir en grande pompe sur Retard avec un papier sur Abra, le nouveau r’n’b, et tout ce que ce genre musical m’avait apporté dans la vie.
Et puis.
Mercredi je me suis levée à sept heures du matin pour aller promener mon chien. Nous sommes passées par la petite allée à sens unique tout près de chez moi, à Stalingrad, quand j’ai été surprise par une rumeur, le bruit d’une course. Je me suis faite dépasser par une petite dizaine de roms chargés d’affaires qu’ils allaient surement revendre sous les rails du métro, comme cela arrive souvent dans le quartier. Je m’aperçois qu’ils sont coursés par une voiture de police, qui cherche surement, pour l’exemple, à en coffrer au moins un. Je décide de m’arrêter, en me disant que si ça se dérape, moi, mon kway, mon legging décathlon et mon chien à moitié pelé de 10 kilos, on pourra peut-être servir à quelque chose.
Ils arrivent en effet à stopper la course de la dernière, une dame d’une quarantaine d’années, à qui ils piquent un gros sac ikea, chargé de bric et de broc.
Et là, tranquillement, devant mes yeux sans café, comme si c’était logique, il y a un des flics qui lui met un gros taquet, pour la faire tomber, alors qu’elle lui a déjà donné tout son bordel. Elle finit par se relever, surement habituée par cette situation et part, tandis que ses proches se cachent dans le parc derrière mon immeuble.
Je me trouve à une trentaine de mètres, et je n’arrive pas à bouger. Je me demande si, en tant que “gardien de la paix”, le mec a le droit de se comporter ainsi (t’es pas conne Marine, tu as travaillé dans un commissariat, la réponse est non), je me demande si je dois y aller, faire une remarque alors que tout est terminé, et je me rappelle que j’ai plein de trucs à gérer ce jour-là, que je sais pas trop quoi dire et je reste finalement sur mon trottoir,
la laisse à la main avec au bout mon chien
Comme une conne.
La voiture de flic remonte la petite rue et finit par me dépasser, ils me regardent tout sourire et j’essaie de leur lancer des lasers avec mes yeux en mode « je sais ce que vous avez fait, honte sur vous » mais ça sert à quoi ? J’ai jamais tué personne avec mon regard à la con. J’ai rien dit, ils doivent penser que je suis de leur côté et encore, j’ai de la chance qu’ils ne sachent pas mon prénom bien connoté.
Putain.
Je finis par rentrer chez moi et je me sens un peu glauque. Je repasse quelques heures par la même rue, et d’un coup je suis submergée par une vague cheloue.
J’ai la gerbe. J’ai la gerbe et j’ai honte.
J’ai laissé quelqu’un abuser de son pouvoir et j’ai bien fermé ma gueule.
Un sentiment qui a un gout de déjà vu.
Comme de nombreux parisiens, j’assiste depuis quelque temps à des trucs navrants et je laisse la température monter. Depuis les différentes vagues d’horreur qui ont secoué Paris, la ville émane des odeurs amères et sensibles qui te rendent à fleur de peau. Tout semble se casser la gueule dans une chute inexorable, que personne ne pense à freiner. Je me retrouve à consoler des potes qui ont vu le camp de migrants à la Chapelle se faire défoncer à la pelleteuse. Je regarde ces mêmes migrants, toujours à la rue (bah ouais, pas de logements à Paris, bien sur) se faire virer un matin des trottoirs de Stalingrad par des CRS qui ont bloqué la rue pour que personne ne les gêne. Je lis les communiqués de presse consternants des entreprises qui disent que “non non, c’est pas nous, c’est une erreur” quand leurs noms remontent dans l’affaire de Panama Papers. Je constate qu’un gouvernement de gauche peut agir comme si il était à droite, et se complaire dans une politique tellement affligeante que je ne sais même pas comment ils font pour dormir la nuit.
Mais moi qui ne branle rien, comment je fais aussi pour me regarder dans la glace ?
Onze ans que j’habite à Paris et je ne me suis toujours pas inscrite sur les listes électorales de mon arrondissement. Onze ans que je vais manifester seulement quand ça m’arrange d’un point de vue météorologique et que je peux le caser dans mon weekend, onze ans que je gueule devant la télé ou l’ordi, et que je l’arrête pour passer à autre chose, genre à la réalisation d’aquarelles avec des feuillages.
Pendant cette décennie, je me suis faite avoir par plusieurs gouvernements, l’intégralité des partis politiques, les banques, les autorités, les grosses entreprises, la justice, l’assemblée générale, les vieux du Sénat. Toute seule, de toute façon, qu’est ce que je peux y faire ? Le système est tellement bien branlé que je ne pourrais pas y mettre un seul grain de sable.
Le truc, c’est qu’on sait tous que ce système, sa solidité, c’est du vent. Tout le monde fait bien semblant de gérer, alors que ça se casse autant la figure que la robe de Sophie Marceau au festival de Cannes. Tu le vois quand tu as des responsabilités. Tu jongles en espérant que personne ne te voit galérer.
Je regarde donc un système pété en pensant que je suis un spectateur qui n’a pas la parole alors que c’est faux. Je suis un pion, comme beaucoup de gens, et en plus, un pion qui ne fout rien.
Mais des fois, un pion, il peut bien foutre la merde. Alors je t’en parle même pas si on s’y met à plusieurs.
Un grand pouvoir qui implique de grandes responsabilités, ça ne semble marcher que dans les superproductions Marvel : les patrons ne démissionnent pas après d’énormes scandales (« ah bah c’était pas moi hein »), les Balkany s’occupent encore de Levallois Perret comme si de rien n’était. Mais mon petit pouvoir de citoyenne, de jeune femme, d’individu moral, il impliquerait pas non plus de petites responsabilités ?
Je sens le vent tourner. Je vois mes amis s’impliquer dans des causes politiques, environnementales. Chaque matin et chaque soir, je constate que la place de la république se remplit et se vide comme un poumon qui voudrait hurler et dans l’attente d’un changement qui, je l’espère, ne saurait tarder. Je vois les réseaux sociaux s’enflammer sur autre chose que les Kardashians, et j’admire les batailles qui se gagnent dans d’autres pays (bravo l’Islande, grosse classe). Alors, finalement,
POURQUOI PAS ?
Ça vaut le coup d’essayer non ? Alors samedi, comme un petit baptême d’individu politisé, parce que je suis saoulée, parce que je veux plus être cette meuf sur le trottoir qui voit de la merde se passer sans bouger, je serai sur le parvis de République, avec Nuit Debout. Je ne sais pas si ça changera quelque chose, mais je veux plus jamais être celle qui ne sait pas si elle doit intervenir ou pas. Si la question se pose, c’est qu’il y a quelque chose à faire, non ?