Elle les a réfrénées dans le RER et dans le hall d’attente de l’aéroport. Ce n’est qu’une fois assise côté hublot qu’elle accepte de libérer ses larmes. Ces étapes sont comme des à-coups. A chaque accalmie, on se dit que ça va mieux, que le plus dur est passé. Et puis on se cogne à nouveau, comme à un caillou, à une boule de sanglots qu’il faut expulser comme les autres. Elle ne pensait pas que ce serait si dur. Ressortir son sac à dos de sous le lit. Serrer sa peur de l’avion entre ses dents. Le nom des stations de métro dont elle entend la façon dont il les aurait prononcés (avec un accent italien). Le sentiment de dépaysement qui la prend face à un carrefour inconnu et un peu hostile, décalquée par les 12 heures de voyage. Ça lui parait complètement absurde de vivre ça seule. Elle n’est pas sortie de la sidération. La chambre universitaire est douteuse, glauque. La solitude prend toute la place. Les atours boisés du quartier ne suffisent pas à semer sa tristesse gluante. Les merdes de santé n’arrangent rien. Le décalage horaire crée des journées interminables et décousues. Elle a perdu toute fierté. Toute force.
Les rues sont larges et basses. En prenant un petit déjeuner dans un bar rouge un peu vieillot, l’impression de se reconnecter à la réalité exacerbe la profondeur des limbes dans lesquelles elle flotte depuis 24 heures. En marchant vers les buildings, ses yeux sont secs. La douleur atteint pourtant le point où elle a envie de sortir de sa propre peau. Elle la déposerait sur le trottoir d’un geste respectueux et un peu dégouté, pour qui en voudra. « A un peu servi, pas en super état ». Elle rentre dans plusieurs restaurants aux murs noirs qui sont en fait des fast-foods de burgers ou de burritos qui sentent la graisse et dans lesquels des hommes mangent à des tables individuelles. Elle ressort sur le champ, sentant que rester là finirait de l’achever.
Elle met ses lunettes de soleil dans l’ascenseur pour dissimuler ses yeux trempés. La femme qui récupère les clefs du Airbnb en bas de l’immeuble est petite, brune et porte une robe violette - comme annoncé au téléphone. Elle lui sort trois phrases exagérément sympathiques sur un ton de rafale de mitraillette. C’est à ce moment là qu’elle se dit pour la première fois qu’elle a peut-être fait une magistrale erreur. L’idée de pouvoir tout effacer lui fait l’effet d’un baume. Il lui faut réajuster l’énorme sac à dos sur ses épaules, endosser le plus petit sur son ventre et commencer à marcher sur cette route inconnue, cognée de soleil et de poussière urbaine, qui mène au plus petit des grands lacs - qui est quand même immense. L’herbe folle abritée d’arbres, les voiliers au mouillage et l’étendue grande comme une mer ne l’apaisent pas. Mais au moins l’endroit est beau. Elle regarde sa détresse avec un pas de côté, en se disant que c’est intéressant quand même de vivre ça. Ça n’arrive pas tous les jours. C’est une douleur franche, comme un coup de poing. Rien à voir avec un mal-être rampant, fourbe et poisseux. À choisir, elle préfère les coups. Dire qu’elle a failli le zapper, ce lac. De la sieste dans l’herbe, mi-close mais vivement éveillée, elle se relèvera un peu changée. Parcourir trois ans de photos, stockés dans un téléphone, peut suffire à dénouer les narrations que tricote un cœur contusionné. Il n’y a pas eu d’erreur. Elle hisse à nouveau l’énorme sac sur son dos pour chercher la plus proche station de tram.
Avant de partir, elle s’était coupé la frange, courte. Alors qu’elle n’aime pas ça d’habitude, les franges courtes, mais elle est décidée à aimer. Et ça repousse plus vite que la moitié du crâne rasée. La psychologie de comptoir explique le geste de se couper les cheveux après une rupture par une volonté de contrôle, dans un moment de perte de repères. Contrôle qui porte sur un des seuls trucs sur lequel on a la main, son corps. Mais c’est plus que ça, c’est la clôture d’un cycle et l’ouverture d’un nouveau pan de vie. C’est moins une crispation qu’un commencement. Travail de l’apparence et travail émotionnel se conjuguent pour extraire de ce bordel quoique ce soit d’un peu réjouissant. Parce que souvent féminin, la culture populaire a ramené le geste au futile. C’est pas si léger pourtant, l’invention d’un nouveau soi. Elle a hâte de re-couper la frange en rentrant.
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Tout était parti d’une soirée durant laquelle une fille lui a demandé si elle était lesbienne. Avant de répondre, elle avait poussé un gros soupir. Ensuite, parce qu’il était cinq heures du matin, qu’elle était super bourrée et que la fille était très sympa, elle lui a déballé à peu près toute sa vie sentimentale et sexuelle. Après coup, alors que la gêne de l’over-sharing la poursuit pendant des jours, le souvenir de l’émotion provoquée resurgit. Cette discussion l’avait rendue vraiment triste. Lorsqu’on dit à quelqu’un qu’on est hétéro « par défaut » avec de la tristesse dans la gorge, c’est qu’il est peut-être temps de se poser des questions.
Il n’y a rien qui l’attache à cette identité. Libre à elle de s’en détacher. Elle s’est recroquevillée dedans, dans les moments de fragilité, en se disant qu’au moins elle n’avait pas à subir ce genre d’oppression. Mais elle a grandi depuis. Et depuis quand est-ce que c’est confortable, l’hétérosexualité ? Elle hait la culture féminine hétéro. Les élans sacrificiels et la culpabilité comme art de vivre, merci mais non merci. Elle ne se reconnait pas là dedans. Elle ne sait pas (encore) ce qu’elle est, elle n’en est pas à s’auto-désigner quoique ce soit d’autre. Quand on ne relationne pour l’instant qu’avec des hommes, ce serait incohérent. Mais pas hétéro. Plus hétéro. Terminé.
Hétéro, gay, lesbienne, bi, queer, il fallait bien que ça ait une utilité de réaliser que les pratiques et les définitions de soi n’avaient pas à se superposer parfaitement. Quel est l’intérêt de comprendre que ces catégories ne sont ni figées, ni verrouillées, ni strictement descriptives si c’est pour se morfondre dans une détermination étriquée ? Elle a déjà eu des crushs féminins, le seul coup de foudre de sa vie s’est produit sur une fille. Enfin merde, elle s’en branle du sexe des gens. Alors autant en prendre acte. Elle est excitée comme une puce. Etonnée de ne pas trouver ça plus flippant. Elle a l’impression d’avoir enlevé un manteau un peu lourd. Elle appelle un copain pour lui annoncer. Elle a envie de sortir le champagne.
Quand soudain on regarde de façon circonspecte, sinon carrément dubitative, des traits et artifices qu’on a toujours bien aimés, recherchés, jamais questionnés, dans un premier temps on fait ce qu’on peut. Plus envie de raie sur côté, de frange longue, de sandales et de rouge à lèvres. Elle veut des T-shirts trop grands, baskets-chaussettes et des coiffures qui honorent un peu moins le 11ème arrondissement. Agripper et balayer ce sur quoi elle a prise. Difficile de savoir à quoi tient le déplacement. Qu’est-ce qui est en jeu ? Son genre ? Son expression ? De l’apparent ? De l’enfoui ? Elle est juste sûre d’être sûre de rien. Et ça la tient éveillée la nuit. Est-ce que c’est normal de ne plus trop savoir si on est une fille ou un garçon ? Si elle se pose sincèrement la question, il n’y pas vraiment place au doute. Elle se sent être une meuf. Et c’est bien le propre du genre que de ne se rappeler à soi qu’à des moments précis. On n’a pas conscience toute la journée d’être un homme ou une femme. Mais comment expliquer l’angoisse et le rejet des codes féminins ? On est au delà d’une frange ou de fringues. Elle essaye de se convaincre de ne pas prendre toutes ses peurs pour des signes annonciateurs. C’est toujours le même problème.
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Elle a changé de ville. Les gratte-ciels ont moins d’intérêt. Moins hauts, moins brillants. Elle se sent un peu cabossée, un peu ratatinée. Moins sûre. Beaucoup plus vulnérable. Comme si une grosse bourrasque l’avait mise à nue. Ça s’accompagne de beaucoup d’inquiétude et de moins de confiance. L’impression que ce sont ses chairs qui vont prendre, au moindre coup. Elle se demande ce qu’il va en sortir et ce qu’il va en rester. Elle espère ne pas perdre trop d’elle-même en route. Elle voit des filles se démener sur scène, d’autres travailler dans des parcs. Comme un fourmillement familier, l’envie d’imaginer réapparait. Alors qu’elle s’était brutalement tarie, l’énergie circule. Elle fait des listes. De trucs à inventer.