Un soir, je suis allée voir Julia Holter en concert. Ce soir-là, je n’ai pas dormi de la nuit. C’était à Laval, un terminus de métro depuis Montréal, avec trois parkings à traverser à pieds en glissant sur le verglas, et un arrêt de cars glauque. C’était même une salle assise. C’était hors de toutes mes habitudes de concert, et même de mes habitudes de samedis soirs. Une fois arrivée, je me suis aperçue qu’on était une salle remplie, et qu’on avait tous fait le déplacement pour voir Julia Holter.
Elle arrive sur scène, une silhouette dans une longue robe noire, elle touche ses longs cheveux à tous moments ; elle touche ses cheveux comme un drap. Ses musiciens sont aussi importants qu’elle : un batteur, une contrebasse et une altiste. La formation musicale est bizarre, à la limite du « musique actuelle » qui ne nous convainc pas toujours, mais qu’ici, pour Julia, on accepte. Ça a tout son sens. En dix secondes, le concert commence, elle disparaît dans la lumière blanche et Julia a déjà fait dix allers-retours sur les touches de son clavier en chantant des morceaux qu’elle pourrait tirer de romans : « Bright blue flames under my fingers », « I want to go to the movies », « Late night on Lake park, I wait for you to see me », «Show me your Show me your second face Show me how you make your second face. ». Elle chante bien, elle monte loin, elle hurle presque, elle est entraînée, elle fait du bruit. À chaque chanson, l’instrumentation donne quelque chose de neuf, et c’est comme si ça s’en allait dans tous les sens dans la plus grande maîtrise. Puis elle s’arrête, elle rit un peu et te dit : « Okay, sorry in advance (elle rit), this is a sad song. But still true, you know (elle rit). I’m… yeah well. This is sad (elle ne rit plus et se met à chanter). » Tu as l’impression d’être sous la pluie, et à l’intérieur de toi, il se passe quelque chose. Et ce concert dure une heure trente. Et c’est trop court.
À certains moments, tu aperçois David Lynch qui roule dans sa Cadillac sur les route de Los Angeles et qui te chuchote à l’oreille « Quand on est dans la vallée, cette musique vient toute seule. » À d’autres moments, tu es plongé dans un film italien - ou du moins ce que j’imagine des films italiens - des sacs en cuir, des rues pavées, des verres de vin et des gens riches qui visitent des jardins. Des fois tu as l’impression d’être à genoux sur l’asphalte fondu, quelque part à Santa Barbara, dans la poussière près d’une pompe à pétrole, niché dans le vide humain de la Californie. Sa musique s’écoute toute seule, tu es face-à-face avec elle, et tu acceptes qu’elle vienne te chercher loin, comme tu acceptes que parfois la musique vienne te chercher.
Les influences de Julia Holter, fille de L.A., sont bizarres, exigeantes, presque sans fautes. Sa première : Robert Wyatt. Elle a aussi collaboré avec Nite Jewel et Linda Perhacs. Elle connaît la musique baroque, l’école française et versaillaise. Elle fait salle comble au Japon et travaille avec des artistes comme Yoshi Wada. Elle ne suit pas la mode, échappe aux courants. C’est une musicienne, une productrice (le label Human Ear Music), une écrivaine. Ses influences sont massives, lunaires. Sa playlist pour NTS le montre bien : Billie Holiday, Guillaume de Machaut, Jacques Brel, Karen Dalton. Enfin, ceux que tu écoutes la nuit.
Je ne connaissais pas Julia Holter avant Have you in my wilderness, sorti en août dernier chez Domino. J’aurais pu passer à côté de cet album, mais j’ai écouté Betsy on the roof, et c’est devenu une obsession. Elle est discrète, Julia. Discrète, mais présente ; un peu comme ces gens que tu rencontres de temps en temps, qui ne décrochent pas un mot, mais qui ont une telle puissance par leur seule présence, que tu ne peux pas t’empêcher de te rappeler d’eux, même plusieurs mois après les avoir vus. Elle porte les kimonos avec grâce. Et on se rend à l’évidence, Julia Holter, c’est une Catherine Deneuve, une Kate Bush de la musique. On ne peut même pas l’envier ; elle a travaillé, elle ne ressemble à personne d’autre qu’elle-même, elle te touche avec son grand esprit. Et c’est beau.
Bruxelles : tu pourras aller l’écouter au Botanique le 7 juin prochain. Montréal : elle reviendrait cet été, avec Yoshi Wada et Tashi Wada. Ne regrette pas de n’y être pas allé.