Catherine Millet, c’est celle qui, dans son premier roman, a raconté la liberté d’une femme qui a su s’affranchir d’une morale bourgeoise poussiéreuse et écouter ses désirs sexuels avec un féminisme que Libé avait à l’époque qualifié d’« inédit ». L’héroïne du roman, dont le corps nu ornait la couverture de l’ouvrage dans une délicieuse provocation, c’était elle.
Catherine Millet, c’était aussi celle qui, avec la revue Art Press que qu’elle dirigeait déjà, avait publié en couv une photo extraordinaire où Jeff Koons est pépouze en train d’attraper la Cicciolina, sa future femme. On pense ce qu’on veut de Jeff Koons mais il fallait oser publier une telle Une. C’est vrai, après tout, pourquoi cacher le cul ? Le cul, c’est beau ! Catherine Millet avait vingt ans en mai 68 et la liberté sexuelle était naturellement l’un de ses combats.
Mais c’est au nom de cette liberté sexuelle revendiquée qu’aujourd’hui, la bourgeoise qu’on choque, c’est elle. La libération de la parole qui a fait suite à l’affaire Weinstein, en réponse à laquelle a été publiée cette fameuse tribune pour « la liberté d’importuner » qu’elle a signée, ne lui a dès ses prémices inspiré que du mépris. Elle l’avait alors commentée sur France Culture et j’avais écrit cette lettre que je rêve de lui envoyer, aujourd’hui plus que jamais.
Catherine,
Vous permettez que je vous appelle Catherine ? Madame Millet, c’est un peu pompeux. Pourtant vous étiez une grande dame pour moi, Catherine.
A mes yeux vous étiez une femme libre, une Femme Libre même, avec des majuscules partout, vous méritiez bien ça.
Et puis je vous ai écoutée dans Par les temps qui courent et vos mots m’ont attristée, choquée, accablée. Puis m’ont redonné espoir, à la toute fin de votre interview, quand vous avez dit que « peut-être qu’une femme un peu plus subtile que beaucoup qui s’expriment en ce moment dans la presse va se mettre devant son ordinateur et produire un écrit un peu pensé, un peu sensé, sur toutes ces questions, et alors là oui, peut-être que ça sera intéressant de parler de tout ça. »
Je n’ai pas la prétention d’être plus subtile que ces femmes « qui s’expriment en ce moment dans la presse ». Mais j’ai un ordinateur et j’ai des choses à vous dire, des choses pensées, des choses sensées. Des choses en colère, des choses apeurées aussi. Evidemment qu’elles sont apeurées : comment répondre à Catherine Millet ?
Si je prends aujourd’hui la plume c’est parce que ce jour-là vous avez parlé de l’affaire Weinstein, « ce producteur de cinéma qui… bon…». Oui ? Qui quoi ? Celui qui est accusé d’avoir violé 14 femmes et d’en avoir harcelé sexuellement une centaine, oui, vous pouvez le dire. Mais surtout, si je prends la plume aujourd’hui, c’est parce que vous vous êtes déclarée « écœurée » par « toute cette campagne ». Pardon ? Moi qui étais heureuse que Marie Richeux vous invite à vous exprimer sur cette actualité passionnante, exaltante et pleine d’espoir, j’ai loupé une respiration.
Vous avez alors précisé votre pensée. Ce qui vous écœure, « c’est ce procès public fait aux hommes », ce qui vous écœure « c’est l’effet de masse ». Parce que « peut-être que la première à avoir dénoncé ce producteur de cinéma qui… bon… peut-être que celle-là elle a eu du courage » - et encore, vous n’en êtes pas si sûre, « parce qu’on apprend ensuite que ce producteur de cinéma il est justement sur la pente descendante, il est en difficulté ». Vous vous interrogez : « attaquer un type dans ces moments-là, bon, est-ce que c’est si courageux ? »
« Mais enfin passons », dites-vous, « elle a ce courage-là. » Mais, ajoutez-vous, « toutes celles qui s’engouffrent derrière et dont on nous dit – dont certains nous disent – ‘’ah, quel courage elles ont à s’exprimer’’, je suis désolée c’est pas du tout courageux. ».
Alors. Si je résume, vous considérez que les femmes qui ont dit publiquement qu’elles aussi avaient été victimes de harcèlement, de viol ou d’agression sexuelle pour joindre leur voix au chœur des femmes qui n’en peuvent plus de ce monde où les gestes et les remarques déplacées à leur encontre, qui les font se sentir en insécurité dans la rue, au travail et jusque chez elles, sont intégrés au point que leur seule option jusque-là était le silence, ne font que s’engouffrer avec lâcheté dans un mouvement de masse qui n’a d’autre objet que d’épingler publiquement les hommes dans un joyeux capharnaüm où chacune y va de sa petite anecdote sans décence ni subtilité. « On est dans un phénomène, dites-vous, qui est né comme une blague entre copines, et qui va retomber comme ce que c’est : une blague. ».
Alors non, Catherine. Ça n’est pas une blague, je suis désolée de vous l’apprendre. Les mots de mes amies sur les réseaux sociaux, les histoires traumatisantes vécues dont j’ai découvert l’existence avec effroi, les raz-de-marée que ces récits ont provoqués dans l’intime de chacune, soudain prête à affronter le regard de ses potes, de sa famille, de son amoureux, soudain prête à écrire pour la première fois les lettres V. I. O. L, et cette sensation de libération soudain, d’un poids dont on se débarrasse avant d’affronter un nouveau poids, inédit, inattendu, le poids du « tu aurais dû », le poids du « tu devrais », rien de tout cela n’est une « blague entre copines » Catherine. A aucun moment je n’ai ri, et pourtant, de l’humour, j’en ai à revendre.
J’ai continué à vous écouter. Je me demandais jusqu’où vous alliez aller. Et alors le mot a été lâché : finalement, vous ne pensez pas « que cette campagne contre le harcèlement sexuel exprime réellement une libération des femmes. ». Non, vous, vous estimez que « ça exprime beaucoup plus une haine de la sexualité et une peur devant la sexualité ». Je ne comprends pas le rapport entre une prise de parole contre tout ce que les femmes subissent, sexuellement, de manière non consentie, et une « haine de la sexualité ». J’aime le sexe, mais je ne veux pas qu’on me force. C’est pourtant très simple. Me forcer à faire un truc sexuel c’est comme si on me forçait à boire du thé (il y a une vidéo super qui fait ce parallèle). J’ai pas vraiment envie qu’on me verse du thé dans la bouche de force. Pourtant j’adore le thé.
Mais pour vous, punir les gestes sexuels « non consentis », c’est contrevenir à « la liberté du flirt ». Oui oui, vous avez vraiment dit ça. Que vous étiez « pour la liberté du flirt » et « pour la liberté des gestes un peu osés, audacieux, qui provoquent un peu le désir de l’autre. ».
J’ai longtemps débattu de ça avec un ami, horrifié comme beaucoup d’hommes d’être un jour accusé de harcèlement, pour un geste déplacé, un baiser volé, comme il en avait peut-être déjà eu et comme il en aura sans doute. Il m’a raconté cette soirée où une jeune femme lui a longuement signifié, sourires, œillades et allusions à l’appui, l’attrait qu’il exerçait sur elle. Il a fini par poser la main sur sa cuisse, et elle a gentiment retiré la main. Il n’a pas recommencé. La soirée s’est poursuivie et ils sont tous les deux rentrés seuls. C’est la vie.
Il ne l’a pas harcelée. Pourtant, ce geste « audacieux », il l’a eu. Elle aurait pu trouver ça grisant. Ça n’a pas été le cas. Elle l’a éconduit, il n’a plus recommencé, fin de l’histoire. Alors quand vous faites vôtre cet argument pourtant infondé, en demandant à Marie Richeux, comme une menace, si elle veut « qu’on vive comme aux Etats-Unis, où on est obligé de produire presque une attestation signée écrite pour dire qu’on accepte de sortir avec un garçon ? », comment vous dire, Catherine… Un tel raccourci, pas vous ! Mon ami n’aurait pas eu besoin d’une « attestation écrite », juste que la jeune femme laisse sa main sur sa cuisse. Et continue de flirter. Je ne vois pas à quel moment « la liberté du flirt » a ici été menacée.
Tout ceci, dites-vous, non seulement menace la « liberté du flirt » mais ne correspond en rien à une libération de la parole puisque « dans une grande partie de notre société » (dont vous excluez, un peu hâtivement, « les milieux où les femmes sont obligées de porter un voile sur les cheveux », mais c’est une autre histoire), vous ne voyez pas « ce qui empêche les femmes de parler, de s’exprimer, ou, si elles rencontrent une difficulté, d’aller chercher de l’aide, chez un voisin ou au commissariat de police ». Ah vous ne voyez pas ? Je vais vous donner un indice : ce qui empêche les femmes de parler, c’est la peur qu’on ne les prenne pas au sérieux. Qu’on leur dise que leur agresseur voulait juste « flirter ». Qu’on finisse par les considérer comme des femmes aigries, des ennemies du sexe. C’est marrant, ça me rappelle quelque chose…
Vous remettez en doute le fait que peu de plaintes pour viol ou harcèlement aboutissent. Quand Marie Richeux vous affirme le contraire, vous lui répondez d’un cinglant « Et vous en savez plus que moi ? ». Oui, je vous le confirme, apparemment, sur ce sujet, elle en sait plus que vous.
Et histoire de m’achever vous avez dit ça : « Dans le Monde d’il y a quelques jours, il y avait le témoignage de Juliette Binoche. Juliette Binoche est une femme libre, et elle est tellement libre que face à un producteur qui fait pression sur elle – et elle est actrice de cinéma, elle dépend de ce producteur –, elle est capable de lui dire « non, tu me touches pas ». Voilà, elle explique ça. Eh bien je pense que toutes ces femmes qui se sont mises à dénoncer ce producteur de cinéma, si elles étaient vraiment libres, elles diraient la même chose que Juliette Binoche, elles lui auraient dit « non, tu me touches pas » et elles auraient claqué la porte. Ça c’est une femme libre. Ça c’est une femme libre ! C’est pas les femmes qui noient leurs voix au milieu de je sais plus combien on dit aujourd’hui ? 400 000 voix ? ça ce n’est pas une liberté ! Une liberté c’est une voix singulière ! »
Vous êtes écrivain Catherine et de ce fait vous savez comme c’est précieux, la singularité d’une voix. Mais ici il ne s’agit pas d’écrire un roman, Catherine. La seule voix ici qui a su se faire entendre est celle de dizaines de milliers de femmes, qui, parce qu’elles se sont réunies, ont enfin été audibles. Des femmes qui aiment l’amour, qui aiment les hommes, qui aiment le sexe. Qui aiment le flirt et les gestes audacieux. Des femmes qui souffrent et qui ne veulent plus souffrir. Vous êtes une femme qui aime l’amour, les hommes, le sexe, le flirt et les gestes audacieux, Catherine. Vous êtes aussi une femme libre, et sans doute aussi une femme qui a déjà dit « non ». Toutes les femmes n’ont pas la liberté de dire « non », Catherine. Mais cette liberté elle l’ont prise aujourd’hui et je vous assure que ce n’est pas une blague entre copines. J’aurais aimé que votre voix si singulière se joigne à la nôtre. Tant pis. A défaut de roman c’est l’histoire que nous écrivons – et nous l’écrirons sans vous.