J’ai toujours été assez fascinée par la religion, notamment chrétienne et notamment à travers l’art des églises qui a toujours provoqué en moi une émotion forte. C’est assez bouleversant de rentrer dans un lieu où l’orgue retentit comme s’il nous prenait sur le fait sitôt franchi le seuil de son sanctuaire, où l’architecture et les plafonds sont là pour nous rappeler qu’on ne pourra jamais les atteindre, et où les peintures nous informent que nous devrons néanmoins essayer avant d’échouer lamentablement, peut-être à jamais. Loin de tout cynisme, je pense que cet inconscient collectif et cette potentielle destinée tragique sont présents en chacun de nous. Parfois insidieusement… mais pas tant qu’on le croit.
Bien avant Macron et la cérémonie pour Johnny Halliday à l’intérieur de l’église de la Madeleine qui a soulevé tant de questions et d’indignations… je me souviens qu’au collège un de mes profs d’histoire-géo s’est suicidé. Sa femme était décédée d’un cancer peu de temps avant et ne supportant pas sa perte, il avait préféré mettre fin à ses jours (acte dont j’ai appris aussi à cet âge-là qu’il était vigoureusement condamné par la religion catholique). Nous avons tou.te.s été très affecté.e.s, à la suite de cet événement tragique, puis longuement sermoné.e.s par le corps enseignant, et finalement convié.e.s à une grande messe, à l’église à côté, plus ou moins obligatoire. Evidemment si le recueillement dans pareil cas est indiscutable, la pratique qu’en a chacun devrait l’être, discutable. C’est un principe constitutionnel : la laïcité. Je crois que c’est l’une des premières fois, toute proche de moi, où la religion m’a indignée et où la fascination qu’elle exerçait sur moi, s’est teintée voire entachée de désabusement.
Bref aujourd’hui je me définis comme athée, bien qu’admettant avoir été élevée dans une morale judéo-chrétienne, sans doute un peu malgré moi.
Long préambule pour dire que ce dernier jeudi de l’Ascension, où une grosse gueule de bois m’avait condamnée à me lever assez tard, pensant sans doute comme tou.te.s les français.es ce jour à Jésus ayant vu pour la dernière fois ses disciples (mon œil) avant de monter au ciel, je refusais de rester clouée au lit, bien décidée à profiter de ce jour férié. Je me suis équipée de la plus grande bouteille d’eau que j’ai trouvée et suis sortie me promener. Mes pas m’ont menée au parc Montsouris où subitement, toute l’eau que j’avais bue pour laver mes péchés provoqua une envie pressante. Un écriteau sur la porte des toilettes du jardin public, hélas fermées ce jour-là, me redirigea vers des sanisettes à l’extérieur du parc.
Je ne suis pas entrée souvent dans un confessionnal, mais je pense que la perspective de m’installer dans un isoloir pour raconter à un curé dont je ne sais rien et que je n’aperçois qu’à moitié, les lourdes fautes que je serais susceptible d’avoir commises, susciterait une méfiance à priori équivalente à celle que j’éprouvais au signal sonore : « porte ouverte », prononcé par une voix de femme-robot, avant de voir la porte coulisser et se refermer sur moi…
La porte se rouvrit finalement sur un homme d’une soixantaine d’année, assez grand et mince, à l’allure soignée, tout prêt à m’emboiter le pas pour se confesser à son tour. Il avait un air à la fois concentré et rêveur, mais strict, le genre de père de famille nombreuse dont le passé militaire ne l’a jamais vraiment quitté, en témoignait sa coupe de cheveux. Alors qu’il était prêt à s’engouffrer dans la sanisette, je l’arrêtai in extremis et le mis en garde contre le lavage automatique, qui risquait de le noyer : « Attention monsieur… ». Il me répondit calmement : « Ah oui, c’est vrai qu’on nettoie après chaque passage ». Prenant cette observation comme un commun accord d’en rester là, mon devoir de prévention accompli, je m’apprêtais à le laisser, mais il engagea la conversation et me fis regretter.
- Là ça a l’air gratuit.
- Ah oui… je n’ai rien payé.
- Au début c’était payant. Vous savez qui vient ici ? Ce sont des sanisettes où toute sorte de gens viennent faire leurs affaires, regardez là par exemple si je regarde. (Il brandit le doigt à la recherche d’un indice sur le petit fortin) Bon, là, je vois marqué « JCDecaux », oui… d’accord. Mais bon, alors il y a les SDF, les toxicos, les prostituées…
- Hu-hum.
- Mais vous savez, à Paris, tout coûte cher…
- Oui.
- Regardez, moi par exemple je vous montre… (il sortit son portefeuille de sa poche). Regardez… Moi, j’ai combien ? …Dix euros ! (Il me sortit le billet pour me le montrer) Et c’est tout. (Il hocha la tête doctement) ça, c’est rien.
- Hum.
- Attendez, vous allez comprendre… Là vous vous dites « il parle beaucoup », mais je vais vous expliquer le lien. Regardez ma main. (Il me montra sa main, qui n’avait rien de particulier, à part une alliance à l’annulaire, mais tout en gardant sa main tendue, la paume vers le sol, il continua sa démonstration, avec la même élocution soignée, et tandis qu’il regardait sa main, je regardais discrètement autour de nous si quelqu’un pouvait être avec lui, mais il n’y avait personne.) Nous, nous étions cinq enfants… enfin nous sommes cinq enfants. Nous avons hérité… nous avons hérité deux fois. Je suis orphelin. (Il se lança ensuite dans une énumération en commençant par le pouce) Vous prenez mon frère, Paul, le premier, il est rentré dans les ordres, je ne le vois jamais. Il commence à être vieux maintenant… moi j’ai soixante-trois ans, mais ça va. Ensuite, vous avez ma sœur, Florence, elle n’a pas d’enfants et ne s’est jamais mariée… Bon elle fréquente quelqu’un, mais je pense que ce n’est pas très sérieux. Mon autre frère, il s’est marié…
Il s’interrompit soudain et son regard se mit à scruter l’horizon, alerté par quelque chose. Tout en gardant les yeux rivés devant lui, il s’approcha de moi et me dit sur le ton de la confidence :
- Regardez de l’autre côté de la rue, là-bas… ça doit être un prêtre.
Je tournais la tête pour regarder le trottoir d’en face, où un homme habillé d’un costume noir pressait le pas. Je ne vis aucun signe distinctif religieux.
- Ah attendez… peut-être pas. L’autre jour j’ai croisé le curé de ma paroisse Sainte-Geneviève de Chantal, ça m’arrive parfois, on discute, c’est pour ça… Qu’est-ce que je disais ? Ah oui, mon frère s’est marié, il a divorcé, puis il s’est remarié avec une prostituée, une tunisienne – elles, je vous le dis, y a que le fric qui les intéressent. Bon c’était pas de sa faute (il prit un ton badin), ils se sont rencontrés dans un pub, un soir, ils se sont bien entendus, il lui a dit « j’ai un peu d’argent » - elle s’est dit « ah tiens »… (il me fit un clin d’œil entendu), puis il l’a épousée, ils ont eu quatre enfants (dont il m’énuméra les prénoms et les activités extra-scolaires, que j’ai oubliés depuis. Je me souviens par contre que je commençais à élaborer des stratagèmes pour lui fausser compagnie.) Bon après il y a moi. Moi je suis marié et j’ai une fille. Bon je vais en venir au fait, parce que là vous voyez peut-être pas où je veux en venir, vous vous dites « est-ce qu’il me drague ? », moi, je vous regarde, bon, là, je vois un t-shirt… D’accord… Vous vous dites « il parle beaucoup »… Moi, je vais vous dire : je ne parle pas.
- Hum.
- Vous savez, je suis à Sainte-Anne six jours par semaine – j’ai quelques problèmes de santé mentale - et je ne parle à personne. Ma fille elle vient me voir… parfois… assez rarement, mais elle ne parle pas beaucoup. Ma femme, elle vient me voir tous les jours, mais on ne se dit pas grand-chose non plus… (il se ressaisit) Mais jamais je ne la quitterai ! Pourquoi faire ? Non mais tout ça pour dire… quoi déjà ?
- Vous ne parlez pas.
- Voilà. Prenez, par exemple, j’ai travaillé pendant vingt ans dans une entreprise d’ingénierie automobile, en tant que comptable. Bon, j’avais une collègue, elle était en face de moi, on partageait le même bureau. Vingt ans quand même. Bon d’accord : « Bonjour… Au revoir… ça va ? ». Elle ne m’adressait jamais la parole. Jamais on n’a été déjeuner… Je ne savais même pas où elle habitait. Remarquez, ça ne m’intéresse pas, je n’aurais pas voulu la déranger. Mais quand même… J’allais pas la suivre.
- Non, c’est sûr.
- Mais vous savez tout se perd de nos jours. Moi par exemple, je suis catholique, je suis très croyant. Mais je me méfie, à Sainte-Anne la dernière fois, y avait un jeune scout, il m’a provoqué, ça ne m’a pas trop plu. J’lui ai rentré dedans. (Il me mima la position d’un rugbyman prêt à rentrer dans la mêlée) Ils m’ont attaché. Oui ça m’arrive d’être un peu violent.
Je commençais à trouver le temps long.
Quelqu’un passa devant nous et appuya sur le bouton de la sanisette. Je bondis sur l’occasion et lui fis remarquer :
- Attention monsieur, vous allez perdre votre tour…
- Hein ? Oh, c’est pas grave, je peux me retenir. Avant j’étais incontinent, mais c’est fini, je ne le suis plus. A propos, vous savez, le pape François…
- Oui ?
- Vous savez qui il a choisi pour son chemin de croix ?
- Non.
- Anne-Marie Pelletier. Vous chercherez sur internet : « Anne-Marie Pelletier ».
Il repartit dans une succession de tentatives de nouvelles démonstrations : « Vous chercherez les méditations ». Son ton de « je ne vous dis rien, mais je vous le dis quand même » qu’adoptent certains prosélytistes condescendants qui veulent attiser votre curiosité commençait vraiment à me donner mal à la tête. Je compris qu’il n’y aurait jamais vraiment d’argument à son discours (j’y avais pourtant cru au fond de moi jusqu’à présent, sans quoi je ne serais sans doute pas restée). Il y avait seulement des phrases d’ébauches, toutes faites, dont il reproduisait le ton et la forme trait pour trait, ainsi qu’il les avait sans doute entendus à la fin de la messe, ou à la radio. Sa voix me tira de ma rêverie, comme un écho lointain.
- J’ai failli rencontrer le pape François une fois, je ne l’ai pas rencontré mais je connais bien Monseigneur le grand archevêché de Paris. Il était venu diner à la maison une fois, quand j’habitais…
(Je fis alors mine de regarder ma montre et de m’étonner du temps passé et pris un air navré)
- Mince ! Je suis vraiment désolée… Je viens de me rendre compte que je donne un cours de cathé dans moins d’un quart d’heure.
Il fit un pas en arrière et me regarda comme si j’étais l’Immaculée Conception.
Il me donna alors sa bénédiction et me laissa finalement partir, non sans me rappeler quelques préceptes, non sans entamer quelques discours voués à rester en chantier, non sans peine.
De retour chez moi (après avoir vérifié à plusieurs reprises qu’il ne m’avait pas suivie), je cherchais la différence entre « croyance » et « crédulité ».
(1) Croyance : Action, fait de croire une chose vraie, vraisemblable ou possible.
(2) Crédulité : Tournure de l’esprit portant quelqu’un, par manque de jugement ou par naïveté, à croire facilement les affirmations d’autrui.
Et si certains croyants étaient d’abord crédules ?
Et si avant la folie, il y avait la crédulité ?
J’ai aussi cherché qui était Anne-Marie Peletier : agrégée en lettres modernes, elle est également docteur en sciences des religions. Elle a écrit un article assez long, très intéressant, qui s’appelle : « Pour que la Bible reste un livre dangereux ». Ce titre à priori inquiétant, s’est avéré dévoiler une thèse plus rassurante que mon précédent échange (et m’a démontré que mon interlocuteur bizarre et bavard n’avait sans doute jamais rien lu d’elle). Elle y défend le postulat selon lequel les écritures religieuses ne devraient pas être reprises ou vulgarisées, notamment par les partis politiques, ou détournées à des fins auxquelles elles n’étaient pas initialement prévues.
En gros, si la fascination (peut-être équivalente à celle que je ressens quand je rentre dans une église) s’avère un moyen pour certaines religions, elle ne peut définitivement pas être une fin en soi.
J’espère en tout cas ne jamais recroiser cet homme et qu’il brûlera dans les flammes de l’enfer.