L’un des mythes de notre histoire familiale, de ces anecdotes fondatrices que toutes les familles aiment à se répéter inlassablement, est celle du jour où, en 1994 et alors que j’avais sept ans, je t’ai soutenu que les dromadaires avaient deux bosses quand les chameaux n’en avaient qu’une. Je m’en souviens très bien : je m’étais emmêlé les pinceaux dans mon moyen mnémotechnique et j’étais sûre de moi. Tu étais pourtant catégorique : je me trompais. J’ai fini par accepter ma défaite mais lorsque j’ai quitté la pièce, vexée, Maman m’a entendu marmonner, avec un air furibond : « N’empêche que… ». C’était un peu mon « et pourtant, elle tourne ! » à moi, la condamnation par l’Eglise en moins.
Ce « n’empêche que… » est devenu légendaire, symbole en trois mots de mon sale caractère et de ma pugnacité frôlant parfois la mauvaise foi. J’ai vite compris que j’avais eu tort et ri avec toi de cette erreur, allant jusqu’à décréter qu’en réalité, c’était indéniable, tu savais tout. Tu me parlais d’apiculture, de physique quantique et d’éoliennes ; un jour je me suis demandé comment Napoléon était mort, c’est à toi que j’ai posé la question : tu savais tout.
Lorsque j’ai eu treize ans il a fallu répondre à une question essentielle que nous nous posions tous alors : qui diable serait mon « appel à un ami » si d’aventure je me retrouvais à passer à Qui veut gagner des millions ? Pas de doute : ça serait toi.
Grand déçu de Mitterrand devenu sympathisant RPR, tu détestais Jospin et tu as été ravi, le 21 avril 2002, de le voir ainsi humilié. Moi j’avais quinze ans et j’ai chanté Saez en pleurant et le premier mai j’ai hurlé « première, deuxième, troisième génération ! Nous sommes tous des enfants d’immigrés ! » dans les rues de Lons-le-Saunier. C’était ma première manifestation. J’étais émue et je me sentais adulte.
En 2003, les travaux ont commencé. Le morceau de campagne agrippé à la ville au milieu duquel se trouvait ta maison et où tu promenais ton chien depuis des années s’est vu envahir par des grues, des bétonnières, des bulldozers. Le morceau de campagne agrippé à la ville est devenu un bout de ville lui aussi, tout gris, tout moche, tout triste. Le morceau de forêt où nous jouions enfants a disparu et un lotissement sans charme a poussé là où nous sautions dans les taupinières. La vue depuis tes fenêtres a changé et les appartements sans charme qui étaient apparus autour de la maisonnette que tu avais mis des décennies à payer se sont vus attribuer la fonction de « logements sociaux ».
En 2005 j’avais pris ma décision : le premier vote de ma vie serait « oui », oui à l’Europe, oui à la libre circulation, oui à la paix et à l’amitié entre les peuples, oui à la Constitution européenne. Le plombier polonais, quelle blague. Toi, tu allais voter « non ». Tant pis : mon vote compenserait le tien. Dans la foulée, il y a eu les émeutes d’octobre. La banlieue parisienne devenait une no-go zone, un truc en feu, un truc où on était comme « envahi ». Enfin moi j’avais pas la télé, alors je suis passée un peu à côté de tout ça.
En 2006, alors que tu étais en train de ramasser les ordures que tu trouvais régulièrement devant ton portail depuis plusieurs mois (c’était devenu un rituel inclus dans la promenade du chien), tu es tombé nez à nez avec un jeune mec, un de tes nouveaux voisins. J’imagine que tu lui as dit quelque chose, avec tes mégots de clopes et ta capote usagée dans la main. Je ne sais pas ce que tu lui as dit, je sais que tu es capable parfois d’être très dur. En retour, tu t’es entendu traiter de « sale blanc ».
En 2007, on a tous voté Sarko. Moi seulement au deuxième tour, au premier j’avais voté Bayrou parce que je me sentais profondément européenne. Mais au deuxième, séduite par le concept de « main invisible » étudié en fac et par conséquent économiquement « de droite », je ne pouvais me résoudre à voter Ségo (j’aimais pas sa façon de parler, en plus). Le Kärcher, tout ça, ça aussi ça m’était un peu passé au-dessus. Toi, à ce moment-là, tu t’étais dit que Sarko avait raison de dire enfin tout haut que quelque chose n’allait pas.
En 2008, je suis entrée en master de sociologie - sciences politiques à Paris. J’ai lu plein d’auteurs qui m’ont appris à tout déconstruire, à tout questionner. J’ai découvert que les liens de cause à effet n’étaient pas forcément ceux que l’on croyait. Que, par exemple, si une même population consommait beaucoup de boissons light et avait plus d’accidents cardio-vasculaires que la moyenne ça ne voulait pas dire que les boissons light provoquaient des accidents cardio-vasculaires. Ça pouvait juste vouloir dire que les populations qui consommaient beaucoup de boissons light appartenaient à un groupe social par ailleurs plus exposé aux accidents cardio-vasculaires. Ça m’a fait un « PWAAAAOUUUUU » dans ma tête et j’ai senti des parties entières de mon cerveau se retourner. C’était agréable.
En 2009, tu t’es fait cambrioler pour la deuxième fois, sans compter le jour où tu t’es retrouvé nez à nez avec un mec qui venait d’entrer par la fenêtre de la chambre d’amis située au premier étage. Tu es entré dans la pièce, il était là. Vous vous êtes regardés, instant suspendu. Il a filé sans demander son reste. Tu as mis des jours avant de recommencer à ouvrir tes fenêtres.
Petit à petit tu as eu le sentiment que les gens à la télé ne te parlaient plus à toi. Ils se touchaient la nouille entre intellectuels et exprimaient des opinions très nobles mais tellement loin de ce que tu vivais au quotidien. Pire : ils semblaient mépriser les gens préoccupés par les mêmes questions que celles que tu te posais de plus en plus. Et en même temps, à la même télé, les banlieues, les voitures qui crament, les agressions qui augmentent, les gens qui ont peur. Finalement toi ton quotidien n’avait pas vraiment changé mais quelques événements avaient suffi à te faire te sentir agressé « chez toi ». Ce chez toi c’était ta maison et c’était la France, ça se mélangeait.
En 2010, les vagues de migrants se sont amplifiées, on s’est mis à parler de plus en plus de Lampedusa, « tout ça c’est de la faute de l’Europe », grommelais-tu. Moi, grâce à l’espace Schengen, j’étais allée fêter nouvel an à Barcelone avec juste ma carte d’identité et sans avoir à changer de monnaie. Le kiff.
En 2011, il a fallu se rendre à l’évidence : Sarko il avait un peu tout foiré sur toute la ligne (le coup du traité de Lisbonne, notamment, était mal passé chez toi). De toute façon moi je ne voulais plus de la droite. Je voulais Strauss-Kahn. Strauss-Kahn ça marchait bien avec mes nouvelles convictions sociétales et puis économiquement y avait pas : il tenait la route. Et ce matin de mai, gueule de bois. En très gros, France Inter me réveille comme ça : « Bonjour chaton, j’espère que tu as bien dormi ? Bon ah oui et sinon, la gauche n’a plus de candidat pour l’an prochain. Allez bisou. »
Au FN, exit le borgne : c’était la fille, Marine, qui serait candidate. Pour moi c’était le même diable, mais avec une perruque (« nous sommes tous ! des enfants d’immigrés ! »). Il faut dire quand même qu’elle piquait moins, Marine. Quand je tombais par hasard sur ses meetings, je bloquais dessus, fascinée, horrifiée. Putain elle parlait bien en plus. Il fallait souvent attendre quelques minutes avant de la surprendre à dire une énorme connerie. Et d’ici là elle avait le temps d’enfoncer une quantité non négligeable de portes ouvertes, y avait même des moments où je me surprenais à dire « merde, c’est pas con ça ». J’étais à chaque fois soulagée ensuite de l’entendre enchaîner avec une horreur.
En 2012, je m’étais résignée : tant pis, ça serait Hollande, je n’avais pas vraiment le choix. Je me doutais bien que tu ne voterais pas pour lui et que Sarko t’avait déçu au point d’envisager de ne pas voter pour lui non plus. Je regardais Mélenchon gueuler à la télé contre l’Europe, les nantis, les patrons avec un sourire : il me faisait penser à toi. Je te voyais bien voter Mélenchon. Le FN était loin, très loin de moi. Un accident dans le paysage politique. Une verrue lointaine qui ne réunissait que des cons, tous mes potes le disaient d’ailleurs : « les électeurs du FN, c’est tous des cons. Et t’imagines si Marine passe ? Je crame tout. Rien à foutre je crame tout. Insurrection populaire. Désobéissance civile. Je crame tout. »
Pâques est tombé cette année-là deux semaines avant le premier tour. Ce dimanche 8 mai, aux alentours de 14h, une large partie des Français mangeait du gigot en parlant des élections. Toi et moi on en faisait partie. Nos avis étaient devenus diamétralement opposés. C’était pas grave, c’était dans l’ordre des choses. Et puis on a toujours aimé les joutes verbales, toi et moi.
Mais ce dimanche 8 mai, aux alentours de 14h, soudain, j’ai compris que tu n’allais voter ni Hollande, ni Sarko, ni Mélenchon.
J’ai compris que tu allais voter le Pen.
Je pouvais pas croire que tu allais voter le Pen, c’était pas possible, ça rentrait pas dans mes cases. Pendant des années tu m’avais répété « A 20 ans si tu votes pas à gauche t’as pas de cœur, à 30 ans si tu votes encore à gauche t’as pas de tête ! », ça tombait bien, j’avais encore que 25 ans. J’étais de gauche, t’étais de droite, soit. Mais tu pouvais pas être d’extrême droite, c’était pas possible, pas toi, pas toi Papy qui sait tout.
Depuis le 8 mai 2012 j’ai continué à parler politique avec toi, tout en sachant que nous ne parlions plus la même langue, pour le plaisir de la joute, par besoin d’essayer de comprendre aussi, même si j’ai compris que je ne te ferais plus changer d’avis. J’avais pas le droit de te diaboliser toi aussi, j’avais pas le droit de dire que tu étais un con.
Et toi, à chaque fois, tu me dis « tu es encore jeune, un jour tu comprendras ».
Oui Papy. Si tu veux Papy.
N’empêche que.