Je coule. Je crois que c’est ça mon premier souvenir. Je coule comme si c’était la première fois. Plus que ma tête, c’est ma chatte qui m’a confirmé que j’étais pas hétéro.
J’ai grandi entre Genève et la France, en Haute Savoie, dans un village de moins de 3000 habitants, 20 % de FN, et le reste qui vote à droite. Du coup, bon, laisse moi te dire que des bi, des pédés et des gouines visibles, y en avait pas foison.
Le premier souvenir que j’ai, c’était Romaric de 4e3, un mec sympa et « efféminé » selon les critères du collège de La Pierre aux Fées où j’étais. Il s’en prenait plein la gueule toute l’année, tout comme Aurélien de 5e6 qui avait eu le malheur de dire un jour qu’il aimait bien chanter. Un matin de décembre, on a débarqué dans la cour et quelqu’un avait tagué sur 4 mètres de long « Romaric est un pédé ». L’administration n’a rien fait, c’est resté pendant des jours, Romaric a fait comme s’il s’en foutait et il est allé s’asseoir juste à côté du tag tous les midis jusqu’à ce que celui ci soit finalement effacé. En vrai, tout le monde savait très bien le mal que ce genre de truc peut faire.
Pendant ce temps là, moi j’évitais soigneusement de me poser la question. J’avais fini par jeter au fond de l’armoire tous mes sweats parce qu’on m’avait bien dit qu’il fallait être féminine désormais, pour les remplacer par des espèces de hauts immondes asymétriques (Pimkie, franchement je ne te remercie pas). C’était évident pour moi que je trouvais les filles trop belles, que je pensais à Mélanie Bochart autant qu’à Loïc Chambond en m’endormant, mais j’étais persuadée que c’était le cas de TOUTES les filles, et que du coup ça ne voulait rien dire. J’étais si naïve. Mais quand t’as ni modèle ni représentation à la télé, dans ton entourage ou dans les bouquins de couples autres qu’hétéro, t’as quand même souvent du mal à te projeter. En vrai, je pense que ça m’arrangeait bien, que je devais bien imaginer, même inconsciemment qu’il y aurait un coût à ne pas rentrer dans le schéma de séduction d’hétéroland. Romaric et tou.te.s les gamin.e.s persecuté.e.s au collège et lycée peuvent d’ailleurs l’expliquer bien mieux que moi. Au fil des années, j’ai d’ailleurs moi même intégré l’homophobie ambiante, et contribué à propager la rumeur que Carole F. était lesbienne comme si c’était une maladie dangereuse (Carole, je m’en veux encore).
Du coup, j’ai continué ma scolarité avec l’idée que être lesbienne ou bi, ce n’était pas ce que je ressentais, c’était autre chose, un monde inconnu, un truc de la ville. J’avais pas de haine, j’y pensais pas spécialement, mais c’était impossible que ça me concerne. Il se trouve qu’en plus de tout, j’avais perdu ma virginité assez tôt avec un garçon plutôt sympathique qui portait des colliers vert jaune rouge avec des feuilles de cannabis et qui me faisait pas chier pour que je porte autre chose que mon jogging blanc Go Sport. J’avais pas vraiment vu l’intérêt du truc, ça m’avait fait mal plus qu’autre chose, et je me souviens davantage de la chanson des Foo Fighters qui passait plutôt que l’acte en lui même, mais c’était sensé être un truc cool donc je m’y étais collée. Evidemment, comme j’étais une meuf, j’ai pu dire au revoir à ma réputation de sainte et bonjour à la réputation de salope du jour au lendemain, et du coup j’ai mis de côté mes questionnements existentiels sur les meufs, j’avais d’autres trucs à gérer.
J’ai vite dégagé de ce bled pourri dès que j’ai pu, c’est à dire l’année de mes dix huit ans, et j’ai débarqué d’abord à Grenoble, puis à Lyon. Pendant un week-end en Allemagne, loin de chez moi, j’ai flashé sur une meuf en boite, une butch qui m’a payé des verres et fait rougir comme une ado. On s’est pelotées pendant des heures sur un fauteuil pendant que mes potes jouaient au billard. J’ai un peu flippé en me demandant ce qu’ils allaient dire, mais rien, quedalle, parce qu’en fait une meuf qui embrasse une meuf, ça ne peut être qu’une « phase », un truc pour s’amuser, rien de sérieux. Et ce truc m’est resté pendant des années. J’avais beau draguer des meufs, passer des heures avec elles à se toucher et à s’embrasser, je repartais ensuite bien persuadée que j’étais hétéra, que ça voulait rien dire. Autour de moi, l’idée c’était que je faisais ça pour exciter les mecs autour, évidement, et je crois que ça me faisait trop flipper de démentir. Je me rappelle qu’à Lyon, après une longue discussion avec des potes de potes, celles ci avaient rapporté à ma coloc que c’était évident que j’étais gouine, mais que je ne le savais pas encore. Evidemment j’avais recraché ma bière, rigolé et dit un truc du genre « MOI GOUINE PFFF NAN PFF HIHIHI HEU COMMENT ELLES ME CONNAISSAIENT TROP PAS ». Hum. Pour moi, j’étais juste comme tout le monde, je trouvais les gens beaux, peu importe le genre. La bisexualité n’existait pas vraiment dans mon esprit, ni dans l’esprit de mes potes. Et du coup, l’équation était simple : si j’aimais les mecs alors j’étais forcément hétéra, point barre.
Plus j’ai vieilli, plus c’est devenu compliqué. Quand j’ai commencé à me dire bi, on me rétorquait souvent que c’était pas possible puisque je n’avais jamais réellement couché avec une meuf. Et plus on me disait ça, plus j’étais terrorisée à l’idée de passer à l’acte avec des meufs de mon âge et de pas savoir quoi faire, de pas savoir où mettre mes doigts, mes mains, mes cuisses, ma langue. Je veux dire, oui, merci j’avais vu toutes les saisons de The L Word mais clairement, ça n’allait pas suffire. Un jour en Norvège, en allant voir ma pote en échange, j’ai passé le séjour à draguer une meuf, à qui j’étais persuadée que je plaisais, enfin de l’action bordel. Fiasco total, elle était hétéra, j’ai donc été passer mon désespoir sur la bouche d’un italien quelconque qui embrassait super mal mais qui avait le mérite de pas être difficile. En vrai j’en rigole, mais à mon retour, je me suis répété pendant des semaines que quand même je devais pas être normale, que je comprenais pas ce qui se passait à l’intérieur de moi quand je voyais ces meufs. Oui je suis un peu lente à la détente, on l’aura toutes compris.
J’ai commencé à vouloir tenter des trucs à mon arrivée à Paris, mais je sortais que dans des endroits hétéros, avec des potes hétéros, et l’ampleur de l’angoisse de devoir repérer les meufs queer dans des foules a eu raison de moi, surtout que j’avais un gaydar absolument inefficace qui se basait presque uniquement sur une échelle de ressemblance avec Shane *. Au fur et à mesure, j’ai fini par trainer dans d’autres endroits, par rencontrer d’autres meufs. Et puis je me suis lancée, et c’était trop bien (non mais genre vraiment bien)(toi derrière ton écran qui te pose des questions, n’hésite plus).
Des mois plus tard, dans une soirée lesbienne parisienne, en regardant les très jeunes meufs autours de moi qui se roulait des pelles, j’ai pas pu m’empêcher d’être agacée. En fait, j’étais jalouse de leurs années non gâchées, non gaspillées. Quand tu te découvres pas hétéra sur le tard, ça crée en toi un truc spécial, un mélange de libération et de colère gigantesque, qui te submerge, qui t’empêche de respirer. T’es heureuse et tu tombes amoureuse toutes les minutes, mais tu hurles à la pensée des années que t’imagines gâchées. Sur le moment, je me rappelle que je répétais en boucle que j’avais gâché 10 ans de ma vie, c’était un peu con mais je n’arrivais pas à m’en empêcher. Je me disais que si j’avais grandi ailleurs, j’aurais peut-être eu d’autres références, j’aurais pu me projeter, et commencer à vivre avant.
Au final, je me suis engouffrée dans une autre vie, j’ai changé d’endroits où sortir, je pouvais plus voir un film ou lire un bouquin d’amour entre hétéros sans le balancer à travers la pièce (Paul aime Emma, c dur mé en fait Emma aime Paul, oui bon merci on a compris).
Et tes potes hétéros, comme ils veulent te montrer qu’ils sont pas homophobes, ils te posent aucune question sur ta nouvelle vie, c’est ta vie privée au final, on a pas besoin de détails, ça change rien pour nous tu sais, c’est cool. Sauf que pour toi, ça change tout. T’as justement envie d’en parler tout le temps, parce que ça soulève ta vie à cet instant précis et que tu sais pas à qui en parler. En plus, soyons honnête, le seul truc dont t’as envie de parler, c’est de cul, tout le temps et tu dis des trucs du style Y A PAS DE FIN THOMAS TU TE RENDS COMPTE, ON ARRETE QUAND ON VEUT IMAGINE JE METS DES DOIGTS DANS QUELQU’UN pendant que ton pote bouffe son kebab à 4h du mat’, et te regarde en se marrant. Au fil du temps, je me suis refait des potes, des références, j’ai découvert Effing Dykes, Michelle Tea, Dorothy Allison et Tegan and Sara, j’ai vu Bound trois fois, j’ai remis en question plein de trucs, je me suis sentie vivre, j’ai continué à regarder Magic Mike 1 et 2 pour me remonter le moral le dimanche, mais j’ai gardé ce sentiment de vouloir en quelque sorte rattraper toutes ces années.
A tou.te.s ceux et celles qui continuent à penser que les représentations ne servent à rien, que diffuser d’autres histoires, d’autres vies que celles qu’on nous placarde en modèle depuis notre naissance n’est pas capital, ne vous en faites pas ! Romaric, Aurélien et tout les autres ont surement très bien vécu leur adolescence ! Quand à moi, j’ai fini par me convaincre des côtés positifs d’un coming-out tardif : on m’avait fait chier pour autre chose à l’école (vaut-il mieux être une salope ou une lesbienne au lycée ? vous avez trois heures), j’étais sortie avec plein de mecs cis* supers (nope) et j’avais vécu des belles années qui ont contribué à construire qui je suis aujourd’hui (j’arrive jamais à dire cette phrase à voix haute sans rigoler).
*quoi, tu connais pas Shane la plus belle gosse de The L Word ?
*assignés hommes à la naissance et continuant à s’identifier comme tels