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mercredi, 16 mars 2016

Comment Françoise Hardy a détruit ma vie

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Un jour d’août, ma meilleure amie et moi, amoureuses en même temps – pas du même garçon, rassurez-vous pour notre amitié – et forcément d’un amour non réciproque (important de le préciser car sinon, ça serait beaucoup moins sujet à écrire et à ironiser), nous avons tenté d’oublier le bruit tonitruant de nos petits cœurs qui battaient à la chamade dans le silence d’une salle de cinéma, devant un film sur une Jeune et Jolie pute.

On n’était sûrement plus très jeunes et pas assez jolies pour se retrouver dans ce film. Mais, je fais l’impasse sur le récit – tu m’excuseras, tu n’es pas en train de lire Les Cahiers du Cinéma – pour t’évoquer directement le cas de Françoise. Oui depuis ce jour-là, on l’appelle Françoise, elle dont le fantôme peuplait la bande-son de ce film.

Dans nos conversations, quand on l’évoque, les non-initiés nous regardent avec la tête des envieux qui n’ont pas la chance de connaître la fameuse Françoise. « Mais c’est qui Françoise, bordel ? » Françoise, c’est le genre de copine que tu croises dans la vie et qui te marque au fer rouge tellement elle est toi ou tellement tu es elle. On n’a jamais vraiment su à qui était la faute dans cette histoire. Nos cœurs malades ou ses textes qui les disséquaient si bien.

Françoise, c’est le style de nana que tu rencontres généralement au lycée et qui devient ton obsession, avec un succinct mélange d’admiration et de jalousie. Ta best friend forever, celle avec qui tu veux tout partager. Les divagations, le look, les disques, les garçons. Voilà, nous, grandes retardataires de la vie, nous avions 26 ans et ce jour-là, dans cette salle obscure, nous avons fait d’une idole des années 60, Françoise Hardy, notre nouvelle meilleure amie.

Un trio était né. Le pire. Celui qui allait se laisser doucement couler à la contemplation de ses sentiments communs au son des chansons aussi consolantes qu’un comprimé de Lexomil, dont Françoise était la meilleure prescriptrice.

Dans l’imaginaire collectif, tu vois, Françoise est hype. La preuve, les cinéastes français (François Ozon) comme les ricains branchés (Wes Anderson) réussissent toujours à la caser dans leur film quand deux cons ont l’idée de s’éprendre l’un de l’autre. Ou pas d’ailleurs. Ce succès auprès des nouveaux artistes est très simple à expliquer. Françoise, c’est pas Sylvie la pimbêche (Vartan) dans l’ombre de Johnny. C’est pas France la niaise (Gall) qui ne comprend pas les sucettes qu’on lui fourre dans la bouche. C’est pas Jane (Birkin) non plus, l’exquise petite Anglaise jouant les muses. Non, Françoise, c’est le temps de l’amour et des copains. C’est elle toute seule dans sa chambre d’ado attardée qui doit se faire à l’idée que son Jacques (Dutronc) est parti s’encanailler avec d’autres jeunes filles légères. Françoise rêvassant à l’amour qui lui échappe et lui fait les pires coups possibles.

Sous ses airs folk, vois-tu, Françoise a le blues. Le blues qui la rend belle et pas stupide comme la moitié de ses contemporaines, nanas à couettes, de préférence en mini jupe, à qui on cale au bord des lèvres de pâles copies de chansons ricaines. Le temps des yéyés n’est pas taillé pour la grande Françoise, bien qu’on nous ait laissé croire le contraire. Elle préfère écrire ses propres chansons et lorgner sur la scène américaine indé. C’est une beauté à tout casser, une Joan Baez dépourvue d’engagement politique. Une simple guitare à la main. La perfection d’une coupe de cheveux que l’on lui enviera jusqu’à la fin des temps. C’est la copine que tout le monde s’arrache. Bobby (Dylan) en était amoureux et je soupçonne ce bon vieux Mick (Jagger) d’avoir connu des sentiments réciproques pour cette fille au large sourire née dans la radio de nos mères au mitan des années 60.

Ouais, ne t’égare pas tout de suite : je ne te parle pas de la Françoise que les médias nous ressortent du placard pour causer de son amour de l’astrologie, de sa maladie ou de sa haine de la France d’aujourd’hui. Moi, je te parle de notre Françoise à nous, jeune et jolie justement, d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Ce temps où tu ne faisais pas défiler ton fil Facebook, Instagram, Twitter, Happn au moment-même où tu écoutais une chanson. Ce temps où tu avais du temps pour toi, à perdre, à cogiter, à attendre l’autre allongée sur un lit, pétrifiée par tes sentiments ou les siens inexistants, les yeux rivés sur le plafond ou sur une platine vinyle d’où s’échappait la voix de Françoise qui disait « Comme toi j’ai un cœur à qui l’amour fait peur ».

Françoise Hardy - A quoi ça sert

Entendre Françoise, c’était recommencer à réentendre son cœur battre à la chamade alors qu’on aurait voulu qu’il se taise à tout jamais. On était foutues, elle, ma meilleure amie et moi. On se consumait en cœur. On aurait dû sauter quelques années dans la discographie française se sauver dans le chant d’une France Gall qui avait pris du galon et criait « Résiste » ou d’une Véronique Sanson qui affirmait n’avoir « besoin de personne », mais on était coincées aux alentours de 1963, avec son « Premier Bonheur du jour ». Au fur et à mesure que l’amour se corsait, Françoise caressait nos épaules, murmurait et s’épanchait sur ses propres chagrins qui s’unissaient, se magnifiaient au contact des nôtres. On fouinait les bacs à vinyle pour retrouver sa jolie mine. On s’envoyait par texto des photos d’elle. On ne parlait plus entre nous la même langue que d’habitude, on communiquait en Françoise uniquement. Une langue où « amour » rimait avec « pas toujours ».

Au petit matin, dans l’antre de la nuit, à toute heure de la journée, on pouvait envoyer à l’autre un nouveau sermon chanté par Françoise et découvert sur YouTube. « Tu as écouté celle-ci ? », « Tu connais celle-là ? », ces chansons renfermaient tous nos secrets. Françoise tissait sa toile autour de nous, telle une veuve noire. Alors que certaines filles bien dans leur temps chaloupaient sensuellement sur Queen B, nous jouions à Madame Bovary à cause de Françoise. Nous étions prisonnières de ses chroniques désenchantées. Les affres des sentiments nous animaient et nous ignorions qui en était le plus coupable, elle ou nous. Au lieu de nous refiler sa beauté ravageuse, son look parfait, Françoise nous avait transformées en captive, transmis son répertoire tout entier : l’anxiété, le doute, les interrogations, toutes ses saloperies qui rongeaient l’âme.

On restait là des heures durant à l’écouter dans le noir le soir, au réveil et même au bureau. Elle ne nous faisait pas seulement divaguer, elle nous plongeait dans une inertie totale. L’action n’était clairement pas son champ d’action. La rêverie solitaire, si. À cause d’elle, notre cœur était devenu une citadelle imprenable, même pour nous. On ne s’est jamais délivré d’elle… On a bien tenté de vivre des choses avec d’autres, un amour à plusieurs avec Ann Sorel notamment (moment divin quand même, c’est par là :

Ann Sorel - L'amour à plusieurs

mais au fond la mélancolie de Françoise nous avait pour toujours meurtrie.

Notre intermittence du cœur nous condamnait à y revenir de temps en temps. Elle a littéralement bousillé quelques mois de nos vies cette charmante petite idiote qui rêvassait guitare à la main. Ironie du sort, c’est un garçon qui nous a sauvé de notre torpeur commune. Nick Hornby, un écrivain british qui avait écrit un super livre sur un mec dingue de pop music (High Fidelity). Il y décrivait son propre rapport à la musique qui éclairait soudainement notre complicité avec Françoise. Que dis-je notre addiction, notre danger.

« Est-ce que je me suis mis à écouter de la musique parce que j’étais malheureux ? Ou étais-je malheureux parce que j’écoutais de la musique ? Tous ces disques, ça ne peut pas rendre neurasthénique ? Les gens s’inquiètent de voir les gosses jouer avec des pistolets, les ados regarder des films violents ; on a peur qu’une espèce de culture du sang ne les domine. Personne ne s’inquiète d’entendre les gosses écouter des milliers – vraiment des milliers – de chansons qui parlent de cœurs brisés, de trahison, de douleur, de malheur et de perte. Les gens les plus malheureux que je connaisse, sentimentalement, sont ceux qui aiment la pop music par-dessus tout ; je ne sais pas si la pop music est la cause de leur malheur, mais je sais qu’ils ont passé plus de temps à écouter des chansons tristes qu’à vivre une vie triste. À vous de conclure. »

Je te laisse te faire ta propre conclusion de cette histoire triste sur le coup et drôlement jolie maintenant que je le regarde du haut de mes quelques années en plus. J’espère que tu iras fouiller dans la discographie de mon amie Françoise, mais que l’expérience t’esquintera moins le cœur. J’espère encore plus que tu te précipiteras sur ce bouquin. Tu n’en ressortiras pas avec de grandes solutions pour ta vie mais avec un appétit féroce de musique, crois-moi.

Françoise Hardy - Le sais-tu?

Eloise

Eloïse est né en 1987 et possède la plus belle bibliothèque de tous les temps. Journaliste déco, elle nous a un jour envoyé un papier tellement bien sur Véronique Sanson qu'on a eu tout de suite envie d'être sa meilleure amie. elle tient aussi un blog trop chouette où elle parle de ses passions, qui regroupent autant le féminisme, la musique, la littérature que la politique. Tu devrais le mettre dans tes favoris poussin, tu ne le regretteras pas. http://memoires.dune.jeune.fille.derangee.over-blog.com/

Anna Wanda

Directrice Artistique et illustratrice
Anna est née en 1990 et se balade avec un collier où pend une patte d'alligator. Graphiste et illustratrice particulièrement douée (sans déconner), elle n'est pas franchement la personne à inviter pour une partie de Pictionnary. Toujours motivée et souriante, c'est un rayon de soleil curieux de tout et prêt à bouncer sur un bon Kanye West, tout en te parlant de bluegrass. Par contre, elle a toujours des fringues plus jolies que toi. T'as donc le droit de la détester (enfin tu peux essayer, perso j'y arrive pas). SON SITE PERSO: http://wandalovesyou.com