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jeudi, 18 janvier 2018

Comment j’ai failli demander un vampire en mariage

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« Voilà, c’est comme ça, je ne suis plus amoureux. Je me suis réveillé un matin, et il n’y avait plus rien. Plus de manque, rien. C’est mon logiciel, je ne peux pas fonctionner autrement. Faut que ça s’arrête maintenant, sinon, dans quelques mois, j’aurais pété un câble. Je ne sais pas faire semblant.”

Il fait déjà nuit, et un peu froid. Tout autour, les gens se pressent pour rentrer chez eux et retrouver leur vie. En deux secondes, mon cerveau se déconnecte pour remonter le fil des derniers mois. Les premiers messages au léger flirt. Les premiers gifs débiles pour dédramatiser le-dit flirt tout en testant la répartie de l’autre. Le premier regard, le premier sourire, la première vanne, le premier dîner au restau, les premières histoires, le premier trajet en métro, le premier baiser, le premier Über, la première nuit, le premier petit-déjeuner, la première après-midi main dans la main, la première terrasse, la première expo de hipsters à rigoler dans le musée, le premier cinéma, le premier dîner fait-maison, la première session Netflix, le premier fou rire, le premier échange sans un mot, la première déclaration, la première discussion sérieuse, la première escapade au bord de la mer, la première fois à parler de nos parents, de l’adolescence, du passé, du présent, de l’avenir, des envies, de l’Envie. Celle de tout vivre, à deux, tel un “cocon”, pour le citer, à la fois solide et doux face à l’âpreté du monde. La première promesse.

“Comment ça, tu m’aimes plus ? Ça sort d’où ?”

Cette année, j’ai eu envie d’épouser un vampire. Et même, de le demander en mariage. Je ne parle pas d’Edward Cullen, créature de la nuit à la peau scintillante tels mille diamants en plein soleil, qui s’empêche de baiser jusqu’au mariage et essaie de régenter toute la vie de sa dulcinée parce qu’il est un control-freak.

Quoique.

“J’espère vraiment que tu iras mieux.”

Mon cerveau rembobine encore. La première maladresse, la première dispute, le premier cri, la première frustration, la première incompréhension, le premier abandon, le premier doute, le premier soupir, la première faille, le premier accroc, de ceux qui ne sont visibles que de près, en plissant les yeux très fort. La première déception, la première concession déguisée en compromis, la première mise au point.

Non, tout n’était pas parfait, loin de là. Comme dans n’importe quelle relation. Mais ce niveau d’imperfection-là me convenait. Je sentais bien, depuis quelques semaines à peine, un léger relâchement de sa part, une prémisse d’absence. Un peu moins d’enthousiasme, de chaleur dans les mots et les bras, un soupçon de détachement quand je lui parlais de mes soucis.

Et pourtant, il adorait que je lui parle de mes soucis. Plus que cela, c’était une obligation. Il n’aimait pas les secrets, ni apprendre des choses après les autres. “Je suis ton mec, pas ton ennemi”, était toujours sa phrase d’encouragement à lui dévoiler jusqu’aux recoins les plus sombres qui peuvent habiter un cerveau en dépression. “J’ai envie de te connaître, même sur tes failles. Non pas pour les exploiter mais pour mieux te comprendre”, m’a-t-il écrit 2 semaines après notre rencontre. J’étais alors au fond du trou, depuis un moment déjà. Mais ça ne lui a pas fait peur, pour une raison ou une autre. Il m’a prise à bras-le-corps, et m’a aidée à me relever. Enfin, il a tout fait pour m’aider. Il s’extasiait que notre relation soit si “extraordinaire” malgré mon état. “J’ai hâte de voir ce que ce sera quand tu iras bien.” Alors il fallait aller bien, même si c’était parfois très dur. Plus d’une fois, il m’a serrée fermement contre lui pendant que je sanglotais. Dans le regard de ce mec à la curiosité insatiable et à l’amour débordant, j’ai vu un droit à exister à nouveau, et j’ai arrêté d’avoir honte de ma dépression. “Je veux être le grand amour de ta vie”, a-t-il affirmé une nuit, à moitié endormi.

“Je te jure que j’ai sincèrement pensé tout ce que je t’ai dit.”

Cette rencontre était un miracle. Mon retour de karma inespéré après 2 années très difficiles, tant sur le plan professionnel que personnel. Lui aussi aimait la voir ainsi, parce qu’il avait tout envoyé bouler quelques semaines avant de me rencontrer, et que ces choix avaient leur lot d’emmerdes. Il était beau, drôle, bienveillant, attentif, intelligent, créatif, pétillant. J’entendais déjà la voix off au-dessus de nos têtes : “Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.”

Les plans sur la comète qui finissent par s’écraser en mille morceaux après avoir lentement brûlé en traversant l’atmosphère, j’avais déjà connu ça. Deux fois, pour être précise, mais seule la seconde avait été vraiment douloureuse, parce que les bases semblaient saines et solides. La chute avait été le fruit d’un long processus où culpabilisation et sentiment d’impuissance se sont mêlés jusqu’à former une masse énorme, englobant tout autour d’elle, dont lui et moi.

Cette fois ? Cette fois, non ! Cette fois, ça allait marcher. Parce qu’on se ressemblait autant qu’on était différent. Parce qu’on se parlait. Parce qu’on ne voulait pas prendre l’autre pour acquis. Parce qu’il était rassurant et sûr de notre avenir. Enfin, c’est ce que je croyais.

“C’est plus là, et je sais que ça ne reviendra pas.”

Après presque un an à me trouver nulle, inintéressante, sans avenir, sans potentiel, pas digne de l’affection ni de la compréhension de quelqu’un, voilà qu’il me faisait sentir tout l’inverse. Tout lui semblait exaltant, fascinant. Mes poèmes (geignards) où j’enfouis mes angoisses, mon humour (souvent douteux) comme ultime rempart contre tout, mes ambitions (démesurées) de grande auteure recluse, mon incapacité (chronique) à tenir un bureau rangé plus de 3 jours. Il voulait tout savoir de moi, enfonçait les portes de mon intimité. “Tu es si différente de tout ce que j’ai connu”, répétait-il, encore et encore. Il lui était presque fou de m’aimer en dépit de toutes ces choses qui lui paraissaient profondément étrangères. “Quand on ne fait pas l’amour, il faut qu’on fasse des trucs qui nous éclatent”, s’emportait-il. Chaque jour avait son nouveau lot de projets, à accomplir à deux, bien sûr.

Ce n’était plus seulement de l’amour, mais de la ferveur. Au-delà de vouloir entendre mes problèmes, il voulait en être la solution. “Je veux être ton refuge d’amour et de bien-être”, me disait-il. Ça faisait des années que je ne m’étais pas sentie autant en sécurité. Aussi enveloppée d’amour. C’était paisible, doux, réconfortant, addictif. Ça m’a rassurée sur le fait que j’étais encore capable de ressentir cette plénitude sentimentale qui me manquait depuis longtemps. Et sur le fait que je pouvais être pleinement aimée et désirée.

Il était très demandeur d’attention(s), ce que je voyais comme une preuve d’amour en soi. Quasiment pas un jour ne passait sans qu’on ne se voie. Il m’envoyait des messages en permanence, m’appelait dès qu’il avait un peu de temps, sollicitait mon avis sur tout et n’importe quoi, proposait qu’on se retrouve plus tôt que prévu. Dès que je m’absentais quelques jours, j’étais noyée sous les SMS : “Est-ce que je te manque ? Est-ce que tu parles de moi ?” Très vite, il m’a affirmé vouloir faire sa vie avec moi. Il voulait que je le demande en mariage, “parce qu’après tout, tu es féministe”. Il trépignait d’impatience à l’idée de me voir enceinte. “Je n’ai jamais ressenti ça pour personne”, jurait-il en me perçant de son regard noir, fier du compliment qu’il me faisait.

“Tu n’as rien à te reprocher.”

Je me suis accrochée à ces éléments, tant bien que mal, durant les toutes dernières semaines de notre relation. “On est solide, et puis, personne ne dit ce genre de choses pour changer d’avis au bout de quelques mois à peine, ça n’a pas de sens.” Je me cramponnais à ses promesses devenues des certitudes à mes yeux, à force d’être répétées.

Je refusais de voir ce qui n’allait pas. Les petites piques, ses propos durs sur mes amis ou ma famille, les moments d’agacement, voire, de colère, quand je ne faisais pas assez attention à lui, ni ce qu’il attendait de moi, ou quand je soutenais mon avis face au sien coûte que coûte. Les discussions innocentes finissaient souvent en disputes. Il me poussait dans mes retranchements, cherchait à me prendre de court. Parfois, je regrettais de m’être trop emportée, de l’avoir peut-être brusqué par la force de mes convictions. Rien ne l’énervait plus que de s’entendre dire : “T’es un homme, tu peux pas comprendre, c’est comme ça, c’est pas de ta faute, lâche l’affaire”.

Sa volonté de me sauver s’est parée de possessivité, d’une jalousie étrange de mon passé. Il voulait tout effacer. Il soufflait : “Je t’aime comme si je n’avais jamais aimé personne auparavant. Comme si tout ce que j’ai vécu m’avait préparé à toi”. Il attendait la réciproque et s’agaçait quand il prenait conscience de l’importance de mes précédentes relations.

Comparer sa relation actuelle à celle(s) passée(s) est la chose la plus dommageable qui soit pour son couple. Nous le savions, mais ni l’un ni l’autre n’a pu s’en empêcher. Je gardais en tête le traumatisme d’un ex qui ne s’était pas senti capable de m’aider quand ma dépression a commencé à s’installer, tandis que lui restait fixé sur sa culpabilité d’avoir mis un terme à une longue relation. Il nous comparait, elle et moi. Parfois à mon avantage, parfois non. “Avec toi, je peux débattre de tout, tu n’as pas peur de donner ton avis. Je préfère être avec toi, qui n’es pas ordonnée et qui n’as pas les mêmes goûts que moi, mais qui vois quand je vais mal, plutôt qu’avec elle, où c’était tout l’inverse.” Il me comparait aussi à toutes les autres, celles d’avant dont il avait brisé le coeur à la chaîne, durant ce qu’il appelait “son autre vie”. “Tu n’es vraiment pas mon style, si on s’était rencontré en soirée, je ne t’aurais sûrement pas draguée”, s’amusait-il.

Parfois, il donnait des conseils “avisés” : “Vivement le jour où tu comprendras que tu es suffisamment belle pour porter des vêtements simples, ça te mettrait plus en valeur.” Des compliments sous couvert de rabaissement. Un petit tacle à mon ego pour gonfler sa grandeur. Parfois, la critique était directe : “Si tu te coupes les cheveux au carré, tu ne me vois pas pendant un mois. C’est pour les petites filles, ça ne fait pas femme.”

Un soir de dispute, où il me reprochait de ne pas avoir eu de gestes d’amour ce jour-là, il a crié : “Tu n’es même pas la plus belle fille avec qui je suis sorti, et pourtant, on a une alchimie dingue que je n’arrive pas à expliquer. Si tu n’as pas compris ça, ni à quel point je suis seul et que j’ai besoin de toi, alors tu n’as rien compris et on a autant tout arrêter.” Ma poitrine s’est contractée jusqu’à ce que j’aie du mal à respirer. J’étais choquée, dérangée, mais la culpabilité l’a emporté. “Il est plus fragile que tu ne le penses, fais attention à l’avenir”.

“Tu crois que ça ne me fait pas chier ? Je ne me suis jamais autant éclaté avec quelqu’un !”

Le lendemain matin, je lui ai demandé s’il avait conscience de la gravité de ses propos. “J’ai compris que je ne suis pas toujours ta priorité”, m’a-t-il répondu, attendant sûrement que je le rassure du contraire. Ce qu’il voyait comme un reproche était pour moi d’une évidence confondante, celle d’une recherche nécessaire d’équilibre des forces entre un couple fusionnel et le monde extérieur. J’y tenais, parce que je ne voulais pas commettre les mêmes erreurs qu’auparavant.

Il adorait “me faire découvrir les choses qu’il aime”. C’était à chaque fois une occasion, pour lui, de s’écouter parler, et de me dire “Quoi ? Tu n’as pas lu tel bouquin, tu n’as pas vu tel film, mais comment c’est possible ?” Sans me demander mon avis, il me prêtait des trucs à lire “absolument”, et s’agaçait que je n’arrête pas mes propres lectures pour m’y plonger. Il ne voyait pas mes amitiés avec des mecs d’un bon oeil, me reprochant de “donner de faux espoirs” à certains.

À mesure qu’on prend des claques dans la gueule en amour, ou qu’on en donne, on pense s’endurcir, être plus mature, plus réfléchi.e. Comme une Grand-Mère Feuillage de la romance, qui aurait tout connu et ne se laisserait plus avoir. J’étais plus vieille, plus endurcie, plus mûre. Sauf que la vie a bien plus d’épisodes de la saga 50 Nuances de Gens Tordus en rayon que je ne le pensais.

Depuis la rupture, je rembobine, je mets sur pause, j’analyse et je prends conscience de “dysfonctionnements” plus ou moins graves. Tout ce qui me paraissait anecdotique par rapport à la puissance de notre relation ne l’était pas tant. J’essaie de comprendre, sans pour autant me rendre responsable de ce marasme, comment j’ai pu me retrouver dans une situation où l’autre tentait de me rendre dépendante, tout en me faisant croire qu’être avec moi relevait de l’exceptionnel, voire, de l’incompréhensible. Pourquoi avais-je accepté certaines humiliations, même minuscules, et pas d’autres ? Pourquoi avais-je à ce point peur de le perdre ? Parce qu’il m’offrait de la perspective, de la stabilité, des étincelles. Je ne me sentais plus engluée dans un présent morose, j’avais retrouvé de l’élan. Il me donnait l’impression d’être exceptionnelle. Je tolérais sa cruauté ponctuelle, que je préférais voir comme un manque de tact, un signe de fragilité. Il disait souvent être mal dans sa peau, alors j’attendais qu’il se décide à travailler là-dessus, et mûrisse.

Où s’arrête l’amour et où commence l’abus ? La frontière peut s’avérer non seulement mince, mais poreuse. Les deux peuvent se frôler, voire, légèrement se mélanger, confondant leurs couleurs.

Ce qui me laisse avec cette question : “Comment (sa)voir ?” Je pense qu’il faut écouter son instinct. Si quelque chose nous paraît anormal, il faut s’interroger, et en parler. Si une parole, un acte, un manquement, inflige une blessure, un doute, même minime, il faut y être attentif.ve. Si on s’empêche d’aborder certains sujets de peur de blesser ou mettre l’autre en colère, c’est un problème. Bien sûr, il est souvent plus facile de se rendre compte de tout ça une fois qu’on s’en est extirpé, même par la force. Il avait prédit : “J’ai fait du mal à tellement de filles, ça finira forcément par me retomber dessus… Je n’ai jamais été quitté, mais je sens qu’avec toi, que j’aime vraiment, ce sera l’inverse. C’est toi qui me quitteras.”

“Je suis sincèrement désolé de tout le mal que je te fais.”

Durant la dernière semaine, je l’imaginais rompre, ce qui me donnait de grosses crises d’angoisse. Je pensais que ce serait la fin du monde, que je n’arriverais plus à rien, et que ce serait la preuve ultime que je ne suis pas digne d’être aimée. Le jour-J, rien ne s’est passé comme je l’avais anticipé. Il était distant, dur, comme un étranger que j’aurais dérangé en le frôlant par mégarde dans la rue. Il portait sur moi un regard amer. Une force inattendue m’a embrasée de la tête aux pieds. J’ai crié, je l’ai engueulé comme un ado qui refuse d’apprendre, de grandir, mais je m’époumonnais pour rien. J’étais furieuse de m’être à ce point livrée à quelqu’un qui n’en avait plus rien à faire, d’avoir fait céder tous mes remparts pour lui laisser toute la place qu’il voulait occuper. Il serrait les dents, incapable de me donner “une raison valable”, m’assurant qu’il avait pensé tout ce qu’il m’avait dit. Je ne comprenais pas, je cherchais du sens à ce virage à 180 degrés. S’est-il jeté sur moi parce que j’avais besoin d’aide et qu’il avait besoin de retrouver confiance en lui ? Ai-je été un “challenge” parce que j’étais plus “féroce” que les précédentes ? “Je ferai de toi une boule d’amour. Tu voudras que je t’apprivoise”, avait-il prédit. Il a dû être déçu.

Le jour-J, j’ai eu l’impression d’avoir un énorme bloc de pierre face à moi. Je peux décider de le traverser, mais je risque d’y laisser quelques dents. Ou bien, je peux décider de le contourner, marcher pendant un moment dans son ombre froide, avant de le laisser derrière moi jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un petit point quasi invisible. Heureusement, les kilomètres ne me font pas peur.

Judith

Judith a 31 ans et le sac vernis au bon format. Petite jeune femme au look toujours parfait, tu pourrais penser que cette copine de Marine est une jolie poupée. En fait, elle est agrégée d'histoire, ancienne professeure et nouvellement graphiste-illustratice, amatrice de garage dégueu (et de bédé indé) le weekend. Voilà. Comme ça ça t'apprendra à juger que sur les apparences. Compte instagram: @das_madchen_