Un jour de janvier.
Plusieurs articles décrivent une certaine perdition de notre doux pays, et de ses innombrables plus ou moins petites villes, dont les centres se voient peu à peu désertés par les jeunes, d’une part, qui migrent vers les plus grands villes aussitôt leur BAC en poche, et les commerçants, d’autres part, dont les boutiques sont littéralement dévorées par supermarchés, centres commerciaux, et immondes zones dites d’activités, qui forment pourtant les paysages -je me dois bien de leur reconnaître- de notre époque.
Ces zones d’activité, à l’esthétique imperturbable et si détestable (traumatisme personnel d’ado en crise face à des samedis trop nombreux passés à faire les courses à la zone de Langueux) obligent les villes à imaginer d’autres moyens pour faire battre leurs cœurs, remplir et surtout faire vivre de nouveau tous ces locaux désormais bordés de panneaux « à louer » si ce n’est pas « à vendre ».
J’explore et je vis quelques-uns de ces centres villes, n’ayant que faire de leur périphéries, voulant découvrir l’histoire, le patrimoine, le cœur encore battant, lors de petites escapade à la découverte de notre belle France boudée, parfois fantomatique, toujours plurielle, surprenante et heureusement, bien vivante.
-
« Dire que Nevers est une petite ville est une erreur de cœur et d’esprit ».*
Je suis aujourd’hui dans un café à Nevers, au tout milieu de la France. Nous sommes en bordure de gare, quelques trains arrivent, d’autres repartent, mollement. Au dehors, c’est glaçant. A l’intérieur, de grosses fleurs blanches s’ouvrent sur une tapisserie rouge, parcourue d’étagères et de tabourets avec de vraies plantes et de fausses fleurs. Quelques cadres sont accrochés : un immense miroir rectangulaire et doré dans l’entrée, une reproduction de la Naissance de Vénus de William Bougereau au fond de la pièce, et une de ces immondes mises en scène de bébé en fleur photographié par Anne Geddes (franchement ses photographies sont hyper malsaines non ? Je n’aime déjà guère les bébés mais alors des bébés nus dans des fleurs et des coquillages propagées depuis les agendas des copines de cinquième jusqu’à des éléments décoratifs et muraux en tout genre : pourquoi ?) Une décoration éclectique qui participe (surtout du fait de la tapisserie, m’est avis) à un environnement propice au réconfort et à la confidence.
Le réconfort, je m’y vautre, armée d’un chocolat chaud, brûlant, un vrai, avec du chocolat en poudre et du lait, servi dans un bol à oreillettes. Pour les confidences, je tends l’oreille, fidèle spectatrice des dires de mes concitoyens, l’œil complice à la tenancière de bar, grande dame d’un certain âge qui sert des rêves dans des verres et offre son oreille attentive, sa grande chevelure noire et tressée comme éponge des rumeurs et des humeurs des clients et amis. A cet instant, précisément, on y parle des gens qui veulent se servir des toilettes des bars sans consommer : « Ils pourraient au moins prendre et payer un verre d’eau ! Car oui, l’eau est payante, même si elle sort du robinet. Ce n’est pas seulement le coût de l’eau, par ailleurs, c’est celui du service, surtout. De l’emplacement. Des toilettes : il faut payer l’eau, là encore, mais aussi le papier toilette, le savon. Tout a un prix ! Nous on paie tout. Il y en a qui débarquent sans même un bonjour. Les gens ne se rendent pas compte… »
Quand tout le monde a dit ce qu’il avait à dire, il reste des silences, et dans les silences, des reniflements et des gorgées : de vin blanc, de bière, de chocolat chaud, d’eau. Puis un nouveau sujet : ce sera la mutuelle. Cette mutuelle qui est « trop chère ! Tous les mois, il faut payer, et elle ne rembourse rien : ni les soins apportés aux dents, ni les lunettes. C’est pourtant essentiel des lunettes. Et des dents ! C’est pas du luxe quand même ! Oui mais si jamais on est hospitalisé… Il faut bien la payer la mutuelle. Sinon t’es encore plus dans la merde. De toute façon, on doit toujours tout payer, payer, payer. »
Soupirs. On en conclue ensuite (comme souvent ?) que les temps sont durs, qu’avant c’était différent, et que la vie est quand même bien difficile.
-
Vichy.
Un autre temps (quelques semaines plus tard) un autre lieu (118 kilomètres plus bas), une autre ambiance (radicalement différente).
Nous sommes ici dans une magnifique brasserie art déco, qui ne parait pas avoir vu les années passées. Les murs sont jonchés de cadres, et les cadres de photographies en noir et blanc de stars de l’Opéra, et les photographies de dédicaces rédigées avec confiance, et les stars dotées de sourires flamboyants. Chaque personne affichée est venue dînée en ces lieux, et a l’air si épanouie et heureuse, comme si tout ce qu’elles avaient vécu toute leur vie au moment de la photographie, avait toujours été splendide, fabuleux. La végétalisation d’intérieur est de mise, et donne au restaurant de faux airs de jardin d’hiver exotique. Les tables sont éclairées avec des lampes à huile, qui baignent l’immense pièce dans une odeur un peu lourde, entêtante, d’un autre temps. Ici aussi, on s’y sent bien. La patronne et la serveuse forment un duo efficace dans la complémentarité, « alliant douceur et fermeté » comme on dit, aux petits soins pour les clients, et leurs papilles : la passion du métier et l’amour du lieu se ressentent à peine le pas de la porte franchit. Les gestes et paroles sont calculés, habitués et précis. Ici, on pourrait être à la fois n’importe où, n’importe quand, n’importe qui. Les photographies aidant, on imagine sans peine les hommes à moustache et redingote, se délectant des mets, sous les rires somptueux des chanteuses d’Opéra, des chatouillis de leurs dentelles et de leurs virevoltantes plumes de boas…
Comme partout à Vichy, une pastille est offerte quand on quitte le restaurant ou la boutique : je ne sais encore si c’est pour nous obliger à rester encore dans la faille temporelle de la ville, ou pour sortir de l’emprise un peu magique des lieux… Les coutumes sont en tout cas ici toujours de mise, de même que l’art de servir : politesse et fierté sont les piliers de la ville prospère. La parenthèse se ferme sur le pas de la porte, nous laissant le ventre plein, mais l’esprit déjà nostalgique.
-
Le train.
Interlude ou transition, simple saut de ligne ou nouveau chapitre ? Que sont ces espaces et ces temps d’interstices ? La vie suspendue entre inspiration et expiration ? Guère hochement de tête malgré la nouvelle marque « oui », mais toujours ces flottements, la vie ralentie, comme si le fait de ne pas être à un point A ou n point B, mais imprécisément, entre les deux, l’anéantissait, juste le temps de cette faille.
TER, TGV et Intercités traversent villes et campagnes, circulant par devant les gares désaffectées, bâtiments agricoles et industries abandonnés. Le monde est sans cesse mouvant, de l’échelle individuelle puis micro, répercutée en nos sociétés englobantes et en perpétuelles mutations. Aujourd’hui, précisément, je me sens comme sur le fil d’un rasoir, prêt à se couper tout seul : comme si le monde basculait doucement, jusqu’à la crise, le coup, le cri, la fin d’une ère et le recommencement d’une autre.
Sur la route de mes pensées s’écrivent, au fur et à mesure des kilomètres avalés, les noms de villages à mes oreilles inconnus (et impromptus), créant une véritable poésie, douce et un brin mélancolique, qui défile et se défie de wagon en wagon, à vitesse, en l’occurrence, petit V.
-
Meung-sur-Loire.
Changement de décor, encore : c’est dimanche matin, c’est le marché ! Et pas n’importe lequel, car celui de Meung-sur-Loire est réputé dans tout le Loiret : ici on ne se lasse pas de préciser que des gens d’Orléans et de tous les alentours viennent en vélo jusqu’ici, parcourant les bords de Loire à la force de leurs deux jambes, pour venir « faire le marché ».
Il est vrai que ce marché est tout de même grand et anime joyeusement, chaque semaine, l’ensemble du centre de la petite ville. Bouquets de fleurs, poulets en broche, vêtements et accessoires variés, éventails de charcuteries, panels de fromages, fruits et légumes en tout genre sont la source d’une véritable ébullition dans les rues. Sur la place centrale, une voix appelant la clientèle couvre toutes les autres : c’est celle d’un vendeur de fromages et de charcuteries, bourru, imposant mais néanmoins sympathique et qui produit un véritable show, dans son style. Dans la file, deux de ses acolytes, un couple qui se présente comme « fan du bonhomme », vante les mérites des saucissons, jambons, fromages, tout en servant de grands verres de vin blanc : ici, on ne lésine pas sur la quantité ! C’est « bonne franquette », on profite. On goûte du fromage et du saucisson en riant de blagues un peu vulgaires. L’achat peut durer longtemps, on goûte tout, on se fait resservir du vin blanc (presque à notre insu, mais dans ce contexte il serait malvenu de dire non) celui-ci coule à flot à la source des cubis disposés « au cul du camion ». Et hop ! Une fois les emplettes effectuées, on a les joues rouges, on ne sait plus très bien où on est ni ce qu’on devait faire après. Le sourire hagard et l’esprit curieusement trouble, on ne l’avait pas vu venir. On reprend alors des forces en déjeunant à la brasserie (attention, les places sont limitées en quantité et très prisées) ou dans un foodtruck (seulement l’été).
A 12h30 les marchandises commencent à être rentrées.
A 14h30 la place, les rues, sont déjà vides et silencieuses, comme si le marché n’avait jamais existé. La ville s’est comme endormie, se préparant à l’assaut d’un énième lundi.
Le mirage reviendra, heureusement, dimanche prochain, fidèle à son poste et dans un éternel recommencement, la boucle du labeur et du plaisir, l’essentielle nuance entre survivre et vivre.
La récompense du week-end.
*Citation piquée d’un tag, écrit sur une maison abandonnée à Nevers