Quand tu liras ces mots, je serai sans doute les seins à l’air dans une calanque, ou en train de boire un mojito en terrasse, à Aix-en-Provence, Lyon ou Paris, ou en plein binge watching de séries. Bref, je serai en vacances. Les grandes vacances, c’est l’argument que tout le monde nous sort, à nous autres enseignant.e.s, pour nous rappeler que l’on fait le plus beau métier du monde. « Non, mais vous avez les vacances quand même. » Là-dessus, je ne peux rien dire, c’est vrai, nous avons les vacances. Mais entre les vacances, nous avons tout un tas de désagréments. Tu me diras, comme tout le monde, probablement. Mais, laisse-moi te parler de mes petits désagréments à moi, laisse-moi regarder mon petit nombril de prof et te raconter un peu la pire année de ma (courte) carrière dans ta grande famille, mon Éducation Nationale.
J’ai fait tout un tas de choix plus ou moins stupides qui m’ont conduite là où je suis : prof de lettres, remplaçante, en lycée, dans une très petite ville d’une province passablement montagnarde. J’ai passé un concours, que j’ai réussi, puis un autre, où j’ai échoué à l’oral, trois fois. J’ai des diplômes, plus que de raison, et j’ai des certifications complémentaires, des formations à tel ou tel aspect du métier. Je suis soucieuse de bien faire. Mais ce soir, j’ai compris comment se produisait le miracle de l’éducation, celui qui transforme le loyal soldat corvéable à merci en fonctionnaire aigri. Et tu en es la cause.
J’ai commencé l’année en me lançant des challenges. Je voyais dans la perspective de faire cours en lycée une chance en somme et comme je savais que ce serait ma dernière année dans l’académie, je crois que j’avais envie de croquer ce fruit un peu acide d’un remplacement de longue durée dans un endroit hostile au premier abord. Quand l’un de nos jeunes collègues (cette phrase doit être prononcée avec l’air un peu pincé de la prof de lettres condescendante pour plus de vraisemblance) a cessé de venir travailler, j’aurais dû voir que quelque chose clochait. Quand l’un des enseignant.e.s s’est donné la mort, nous aurions dû tou.te.s réfléchir à notre métier, notre façon de l’exercer et au cadre nocif que pouvait être le lycée. Au lieu de ça, nous avons simplement considéré qu’il s’agissait d’un être fragile, frappé par un grand malheur de la vie.
Un peu plus tard dans l’année, moi-même, j’ai pété un câble. Littéralement. Ça n’avait rien à voir avec mon boulot. Pas intrinsèquement. J’avais besoin de temps pour moi, pour me délester de vieilles casseroles. J’ai donc été en arrêt maladie. Suivi en clinique psychiatrique et tout le toutim. Pendant ce temps-là, tant bien que mal, j’ai essayé de faire au mieux pour les élèves. J’ai organisé la sortie au théâtre qui va bien, j’ai géré les conseils de classe à distance, j’ai donné des indications et du travail qui n’a jamais été fait. Bref, j’ai fait de mon mieux pour pallier les lacunes du système qui n’est plus en mesure d’être suffisamment attractif pour qu’il y ait assez d’enseignant.e.s. En l’absence de remplacement, j’ai même pris la décision de reprendre le travail. Malgré l’avis exprimé par le médecin qui me suivait.
En respectant les objectifs des programmes, en les devançant même, j’ai rempli ma part du contrat. J’envoyais par mail les éléments de cours, je donnais des indications complémentaires, j’étais disponible, j’étais présente et bien présente. A mon retour, en voyant que tout allait pour le mieux – si on met de côté les bruits de couloirs et la concierge qui me rapportait les rumeurs des collègues – j’ai aussi repris mes activités « extra-scolaires » : l’organisation d’un festival de films des minorités de genre et sexuelles, le militantisme. J’ai toujours été engagée, militante. Tout naturellement, quand mon syndicat a appelé à la grève, j’ai participé au mouvement. Mais toujours, toujours en m’assurant que mes objectifs professionnels n’en souffrent pas.
J’ai fait du zèle pour toi et je m’en mords les doigts aujourd’hui. Je t’aimais tellement, toi, mon Éducation Nationale. Jusqu’à maintenant. Quelques signes m’ont mis la puce à l’oreille : ces collègues qui me parlaient de mon psy, ce mail de mon chef me demandant d’alléger la liste de textes des élèves pour le bac… Tu semais sur mon chemin des indices : un truc tournait pas rond. Tu m’avais trahie, déjà, mais tu ne m’avais jamais planté de poignard dans le dos. Je t’explique : tu as agi en enfant immature. Quand tu as reçu, au cabinet de la rectrice, un courrier contre moi, mes choix et mes maladies, tu crois pas que tu aurais dû m’en parler ? Tu crois pas que tu aurais dû venir me trouver, avec le chef d’établissement, et me dire que peut-être il faudrait en discuter, mais que tu serais là, pour moi ? Tu crois pas que tu aurais dû me protéger ? Moi, ta fidèle, ta dévote.
Non, au contraire, tu les as laissés parler de mon festival, peut-être même as-tu légèrement froncé les sourcils quand ils ont évoqué ma sexualité, tu les as laissés remettre en question un droit inscrit dans la constitution. Il m’aurait semblé plus correct que l’on me mette au courant de ce courrier remonté par voie hiérarchique, envoyé par des parents d’élèves n’ayant jamais pris la peine de formuler une demande de rendez-vous. Il m’aurait semblé plus correct que tu ne laisses pas le chef d’établissement m’informer d’une inspection un jeudi soir à 18h, en me laissant croire que c’était ce que j’avais demandé et non une visite-sanction, pour évaluer si oui ou non j’ai été une bonne prof. Est-ce bien normal que, dix minutes avant l’arrivée de l’inspectrice, on m’informe des raisons de sa venue : vous avez été absente, non remplacée, les parents se sont plaints lorsqu’un jour, alors que vous faisiez grève, ils vous ont entendue à la radio au sujet d’un festival ou quelque chose comme ça. Dix minutes avant la venue de l’inspectrice ! Inspectrice fort aimable au demeurant. Elle a compris, elle, que mon travail était sérieux, que j’avais fait plus que ce que tu attendais de moi. Mais trop tard, tu avais déjà couché avec l’ennemi. Tu m’avais salie et tu as accepté qu’on me traîne dans la boue. Tu en as même étalé un peu sur mon visage.
Dois-je te parler de ce mail, reçu un soir, d’un parent en colère, mail violent, virulent, attaquant mes convictions et mes valeurs, s’en prenant directement à moi et à la personne que je suis, remettant en question ma conscience professionnelle et mon envie de bien faire mon métier ? Depuis je m’interroge : si j’avais été un homme, blanc, de 50 ans, hétérosexuel, et que l’on m’avait vu, un jour de grève, entraîner l’équipe de foot de mon fils ou ma fille, en aurait-il été de même ? Je n’ai pas de réponses à mes questions. Et je ne pourrai compter ni sur la solidarité des équipes, ni sur la bienveillance du système pour y répondre. La seule chose que j’attendais de toi, c’était du dialogue, de la communication. J’attendais de toi que tu me défendes face aux attaques de parents inquiets, pas que tu prennes pour argent comptant leurs inquiétudes – sans doute légitimes – en me mettant moi en porte-à-faux. J’attendais simplement que toi, mon Education Nationale, tu te souviennes que tu avais validé à de nombreuses reprises la qualité de mon travail, mon sérieux et mon zèle. Mais tu as préféré me trahir.
J’ai beau me dire que je ne te laisserai pas détruire notre belle histoire, je sais bien qu’une fois encore, tu risques de me décevoir. Je ne sais pas combien de nouvelles trahisons je vais bien pouvoir supporter. Mais sache bien une chose : je ne te laisserai pas tout gâcher. Je ne veux pas renoncer, à mes principes, à mes valeurs, à mes convictions. Je veux continuer à t’aimer, à croire en toi, en ta capacité à faire du monde un endroit un peu meilleur chaque jour. Mais sache bien que c’est un ultimatum. Je ne veux plus de chagrin d’amour. Je suis un peu lasse de me battre contre tes moulins à vent. Il faudra bien que tu me montres un peu que tu m’aimes aussi.