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jeudi, 16 juin 2016

Elle est trop myope

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En 1999 sortait «She’s All That» ou «Elle est trop bien» en français. L’histoire de cette fille (prétendument) moche et bizarre qui se transforme en canon et finit par se taper Freddie Prinze Jr - c’est à dire le sex-symbol le plus éphémère de l’histoire du cinéma, mais néanmoins le garçon sur lequel presque toutes les filles nées à la fin des années 80 ont fantasmé en lisant OK Podium. Vous noterez qu’au début du film, l’héroïne porte des lunettes, et qu’elle n’en a miraculeusement plus besoin quand elle devient bonne, sans qu’aucune explication ne soit donnée. C’est peut-être un détail pour vous… mais laissez-moi vous expliquer en quoi il raconte à lui seul ma vie toute entière.

C’est en CE1 qu’a commencé à se manifester ce défaut de fabrication qui me caractérisera ensuite pendant des décennies. La maîtresse s’est aperçue qu’il fallait peut-être me mettre au premier rang afin que je voie mieux le tableau, plutôt que de me laisser froncer les sourcils au fond de la classe. On m’a emmenée voir un ophtalmo, le diagnostic est tombé: j’étais myope. Pas de surprise, mon père aussi. Rien de grave, non. On m’a acheté une jolie paire de lunettes écailles qui étaient tendances au milieu des années 90 (et qui le sont de nouveau en 2016), aussi rondes que ma bouille de 1994. La lente mais inexorable dégringolade de mon acuité visuelle a ainsi débuté, vissant sur mon nez en trompette cet objet indispensable mais néanmoins terriblement handicapant. Au collège, je suis assez rapidement devenue la fille la plus moche de la classe, sans avoir besoin d’en faire des tonnes: ce statut nous est revenu de droit, à moi et à mes lunettes aux verres de plus en plus épais, qui, comme la pâte à gâteau contenant trop de levure, commençaient à déborder de leurs montures, et à peser de plus en plus lourd sur l’arête de mon nez, tout en faisant paraitre mes yeux de plus en plus petits par l’effet des sournois verres divergents. Certes, d’autres éléments participaient à faire de moi cette Ugly Betty du collège: un appareil dentaire panoplie complète (haut, bas, palais et élastiques) était nécessaire au redressement de ma petite bouche déformée par des années de suçage de pouce intensif; des cheveux trop volumineux que seules une raie au milieu et une vilaine queue basse parvenaient à discipliner; sans oublier ces quelques kilos en trop concentrés au niveau de la taille, maladroitement dissimulés sous des sweats DDP trop grands aux couleurs criardes, pourtant choisis dans le but de se fondre dans la masse uniforme des collégiens de la fin des années 90… Sans oublier mes satanées bonnes notes, la cerise sur le gros gâteau crémeux de mon impopularité. En 1998, dans ma classe de 5ème, «Qui veut sortir avec Anna?» était considéré comme une bonne blague qui faisait s’esclaffer les garçons en survêt’ Sergio Tacchini du rang du fond de la salle d’histoire-géo. Mais les petites humiliations quotidiennes de ce genre faisaient figures de détails en comparaison de la terreur que représentaient pour moi les cours d’EPS, lunettes sur le nez. Alors que ma myopie était devenue handicapante au point que, privée de cet accessoire aussi indispensable qu’haï, je me trouvais incapable de reconnaitre un visage ou lire un panneau de signalisation aussi gros soit-il, je me retrouvais chaque semaine, quatre heures durant, dans une situation des plus menaçantes. J’ai alors développé une phobie tenace qui ne m’a à ce jour pas quittée, celle des ballons de tous poils que je semblais attirer comme un aimant et qui s’acharnaient à envoyer voler mes triples-foyers à l’autre bout du terrain de sport, me laissant quasi-aveugle et surtout profondément humiliée. Je ramassais alors la dépouille de mes montures tordues sous le regard amusé de mes camarades de classe qui, dans leur provocante normalité, appréciaient tant les cours de sport et ne semblaient bizarrement pas craindre que l’on dégrafe leur jogging Panzeri d’un geste rageur qui pourtant les laisserait en slip au milieu du terrain.

Mais, en classe de 4ème, le miracle tant attendu eut lieu: on m’accorda le droit de porter des lentilles de contact. Après des dizaines de rendez-vous chez l’ophtalmo, une dame acariâtre qui soupirait bruyamment et allait même jusqu’à me demander de «faire un effort» quand je ne parvenais pas à distinguer ce «B» de la taille d’un CD-2 titres de Larusso figurant sur l’échelle Monoyer suspendue au mur face à moi, j’avais enfin obtenu ce sésame, délicieuse promesse d’une vie meilleure. Il faudra des heures entières passées à tenter d’apprivoiser ce geste tellement peu naturel qu’est celui de se toucher l’oeil avec le bout du doigt afin que j’apprécie pleinement ce changement radical qui améliorait non seulement mon champ de vision mais aussi mon apparence physique - deux choses qui se sont révélées être étroitement liées. Par une heureuse coïncidence, la même année, on me délesta également du diabolique appareil dentaire qui entravait ma bouche depuis près de 4 ans: je n’avais plus besoin de retirer les élastiques qui reliaient les bagues du haut à celles du bas avant de manger les spaghetti bolognese du self de peur qu’ils deviennent aussi rouges que la sauce, et je pouvais désormais vivre sans l’angoisse terrible qu’ils cèdent brusquement et sautent de ma bouche tels d’incontrôlables petits démons orthodontiques.

Ces deux bouleversements de taille me firent progressivement remonter dans le classement des filles moches de la classe: je n’étais plus leur reine, j’avais rendu ma couronne. Certains garçons commençaient même à manifester de l’intérêt pour moi: pas les plus beaux, ni les plus cools, certes, cependant je grappillais petit à petit quelques centimètres de cette couverture de normalité que j’avais tant convoitée des années durant. Mais, au fond, comme ceux qui perdent cinquante kilos et restent toujours obèses dans leur tête, même dotée de ces lentilles de contact tant désirées, je restais cette fille myope et laide, laide et myope, qui, le soir venu, telle une Cendrillon dont le carrosse se transforme immanquablement en citrouille, se départissait de ces deux petites soucoupes transparentes pour retrouver ses éternels culs-de-bouteille toujours plus lourds et épais. Ce que les autres voyaient avait changé, mais pas la façon dont je me voyais, moi.

S’en suivirent une quinzaine d’années durant lesquelles ma vie fut rythmée par des litres de produit à lentilles, des verres de lunettes à 350 euros pièce, des conjonctivites aigües, des soirées avortées parce que les yeux piquent, des occasions loupées parce qu’on ne peut pas accepter de partir sur un coup de tête avec sa bite et son couteau quand on porte ces satanées prothèses si capricieuses qui nécessitent une telle maintenance… Pourtant, malgré les nombreuses soirées très arrosées et les tout aussi nombreux trous noirs qui s’en sont suivis, je découvrais chaque matin avec le même étonnement mes lentilles sagement rangées dans leur étui, sans en avoir le moindre souvenir. Mon mode dit de «pilotage automatique» avait intégré ce passage obligé, alors qu’il négligeait parfois l’étape consistant à retirer mes chaussures avant de sombrer dans un profond coma par dessus les draps.

J’étais passée maîtresse dans l’art de repousser au maximum le moment où l’on me verrait avec ces fichues binocles, qu’il s’agisse d’un potentiel amoureux ou de mes amis proches. Il m’arrivait par exemple d’attendre que le mec s’endorme afin de m’extirper du lit et de procéder à ma transformation secrète, que je réitérais à l’inverse le lendemain matin en réglant mon réveil un peu plut tôt, telle la moche undercover que j’étais alors. Je faisais tout pour que ce visage soit vu par le plus petit nombre possible, incapable d’accepter un compliment alors que celui ou celle qui me le prodiguait ne m’avait vue qu’avec ce que j’appelais mon «masque social».

C’est pourquoi le plus beau jour de ma vie fut également le plus effrayant: celui où, à l’aube de mes 30 ans, j’ai subi l’opération tant désirée, le Saint Graal de tous les myopes, le fameux Lasik qui allait mettre un point final à ma double vie. Jusqu’au bout, j’ai refusé d’y croire: comment serait-ce possible que ça fonctionne sur moi, la plus myope de toutes? Et pourtant. En sortant de la salle d’opération après ce que je qualifierais de Near Death Experience tant il est terrifiant de se faire charcuter les yeux en étant totalement conscient et d’être réellement aveugle pendant quelques secondes, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps dans les bras de ma maman: c’était fini. Le lendemain matin, j’ai pu lire l’heure sur mon radio réveil sans avoir à tâtonner au préalable afin de trouver mes lunettes. J’ai vidé mon produit à lentilles dans les toilettes et jeté ces montures que je haïssais tant, dans un geste presque cérémonieux. Personne n’a rien remarqué, car rien n’avait changé, mais pour moi la vie a vraiment commencé. J’attends Freddie Prinze Jr de pied ferme, parce que maintenant, je suis vraiment trop bien.

Annie

Annie est née en 1986 et porte encore son t-shirt Marilyn Manson, acheté en 2001 à Châtelet Les Halles. Je n'ai pas trop compris où Anna et elle s'étaient rencontrées, mais nos chemins se sont recroisés ensuite plusieurs fois, et on m'a demandé de la pousser pour qu'elle fasse des articles pour nous. Une grande idée. Actuellement surveillante et maîtresse d'internat, Annie n'oublie pas d'être drôlement cool, et d'écrire drôlement bien. On a besoin de quoi de plus, hein, sérieusement ?

Anna Wanda

Directrice Artistique et illustratrice
Anna est née en 1990 et se balade avec un collier où pend une patte d'alligator. Graphiste et illustratrice particulièrement douée (sans déconner), elle n'est pas franchement la personne à inviter pour une partie de Pictionnary. Toujours motivée et souriante, c'est un rayon de soleil curieux de tout et prêt à bouncer sur un bon Kanye West, tout en te parlant de bluegrass. Par contre, elle a toujours des fringues plus jolies que toi. T'as donc le droit de la détester (enfin tu peux essayer, perso j'y arrive pas). SON SITE PERSO: http://wandalovesyou.com