Je ne me suis jamais trouvé dans ce qu’on peut appeler « le coeur du problème ». J’habitais dans un petit bled perdu, où les seules infos que j’avais étaient celles qui passaient par le biais de mon père qui écoutait la radio dès 6 heures du matin. On parlait vaguement de politique avec mes amis, et souvent on avait plutôt des discours de gamin utopiste. Mais depuis que je suis à Paris, cette situation a bien changé.
Il y a quelques mois, le débat sur les réfugiés syriens, soudanais, ou encore afghans s’est fait vraiment entendre, pourtant je ne me sentais pas concrètement impliquée, certes j’avais ma petite opinion, comme tout le monde, mais au-delà de cela, rien. Mais peu à peu ils sont arrivés en masse à Paris. J’ai voulu me renseigner, voir ce qu’il se passait, d’où venait ces gens, et pourquoi.
Une amie à moi s’est proposé d’aider une association visant à améliorer la vie des ces réfugiés dans Paris. Leur trouver des vêtements, des lieux pour dormir, et surtout de la nourriture. Je trouvais ça bien, mais encore une fois, je ne réalisais pas vraiment.
Et puis un soir, un petit campement s’est mis en place en bas de chez moi. Au début ils étaient une dizaine, sur des canapés miteux ou des matelas trouvés à la poubelle. Et chaque soir, ils étaient un peu plus. Et là, tu ne peux plus faire abstraction de ce qu’il se passe.
Tu te lèves le matin, et tu les vois encore emmitouflés dans leurs couvertures ou les sacs de couchage, puis tu rentres de la fac, du boulot, de ton stage, et tu les retrouves assis, les yeux dans le vide, ou simplement en train de trainer parce qu’il n’y a rien à faire. Des associations se sont donc mises en place pour les aider, et organiser une distribution, deux à trois fois par jour. Et rapidement, ils ont été plus de 100.
A chaque fois que je les voyais, ça me rendait triste, « Et si ça avait été moi qui avait dû fuir mon pays, est-ce que j’aurais pu vivre dans la rue comme eux pendant aussi longtemps ?»
J’entendais les discussions de couloirs de mes voisins : « Il faut les virer, ils pissent et chient partout, c’est dégueulasse, si ça continue on prend le risque de se faire tuer juste pour rentrer chez nous ». J’ai trouvé cette réflexion nulle, déplacée, dégueulasse. Alors je me suis demandée ce que je pouvais faire à ma hauteur. J’habitais en face, mais je n’avais pas les sous pour distribuer à moi seule un plat pour plus de 20 réfugiés, alors on a commencé à servir du thé avec une amie, on l’a fait deux ou trois fois, on prenait beaucoup de sucre, et deux ou trois litres d’eau bouillante avec nos verres en plastique, et on distribuait. C’était pas grand chose, ça nous faisait plaisir, et j’espère qu’à eux aussi. On s’était aussi renseignées pour pouvoir distribuer de la nourriture, mais une femme qui était sur place pour une association nous à déconseillés d’en distribuer si nous n’en avions pas assez pour tout le monde parce que les conflits émergent vite dans ce genre de situation : tout le monde veut sa part. On a fait ça quelques autres fois. Puis un matin la rue était bloquée et les policiers ont fait sortir tout le monde. Plus de métro à Stalingrad, et plus de réfugiés en une matinée.
Ils sont revenus une semaine après, beaucoup plus nombreux cette fois. Plusieurs associations ont fait des distributions de nourriture, plusieurs fois « Nuit Debout » est passé donner un coup de main, ou jouer un peu de musique pour égayer le campement sous la ligne aérienne. Le lendemain d’un de ces concerts nocturnes, j’ai fait une soirée chez moi, avec beaucoup d’amis. J’ai beaucoup bu, puis d’un coup, j’ai pensé à eux. J’ai chopé des verres, j’ai fait bouillir de l’eau, et je suis descendue pour leur en servir. Je crois que je suis restée deux ou trois heures avec eux, de temps en temps des potes a moi descendaient en mode « Mais qu’est-ce que tu fous ? » et ils sont au final restés avec moi, et sont même allés chercher encore de quoi faire du thé. On a parlé avec des réfugiés afghans et saoudiens, pour la plupart ils parlaient anglais, et un seul parlait français. Je suis allée chercher un peu de vodka, j’ai servi trois ou quatre verres, puis ils ont mis de la musique, et on a tous commencé à danser.
Mais j’ai aussi assisté à des choses moins drôles. Un soir, une association (je ne sais plus laquelle) est venue distribuer des repas, j’étais avec deux amies, on avait laissé les fenêtres ouvertes pour aérer et éviter que mon appartement pue la clope. Et on a entendu des cris. Au début tu fais pas gaffe, Stalingrad c’est toujours un peu le bordel le soir, deux trois mecs bourrés et puis c’est tout, mais j’avais oublié le campement sous la ligne. Une fois à ma fenêtre, j’ai vu, distinctement, le campement divisé en deux, les afghans d’un côté, les saoudiens de l’autre. Énerves d’avoir été servis en même temps, ils se sont littéralement frappés. Ils ont démolis le stand où était servi la nourriture, en arrachant les planches en bois, en se lançant des briques, arrachant la terrasse du bar en face, bref, une petite guerre. Je ne savais concrètement pas quoi faire, et j’avais envie de pleurer. J’avais jamais vu autant de violence. Les CRS sont intervenus une heure après, après que les saoudiens aient foutu « dehors » si je peux dire, les afghans. Bombe lacrymo, dispersions, état des lieux, et encerclement du campement. Les quelques membres des associations se sont mis au milieu pour que personne ne soit embarqué, puis ont attendus jusqu’au matin.
Trois semaines après, rebelote, même histoire, mêmes conséquences. Mais le lendemain, plus de camp. Ils sont tous partis, mais je ne sais pas vraiment où. Il n’y a pas non plus eu de métro ce matin-là non plus. Je savais pas trop quoi penser, j’étais triste qu’ils en soient arrivés à se détester entre eux, alors qu’ils sont tous là dans le même bateau, j’ai trouvé ça choquant et je me suis sentie con. En quelques mois j’ai eu ce sentiment de tristesse ou tu te sens inutile en voyant des gens se battre entre eux alors qu’ils sont déjà dans la merde, parce que ils ne voulaient pas se mélanger. T’as cette impression que rien ne va jamais bouger, quoi qu’il se passe, et puis, des fois, t’as ce petit truc qui te rend heureux, tu rencontres des gens biens, et t’es content.
Et puis voilà, le soir, tu rentres chez toi, et la tu te souviens que eux, ils sont sans doutes encore à la rue. Et ça, ça m’a fait réfléchir. Je ne sais pas très bien où je me situe en politique, sûrement nulle part, vu la disparition des clivages et le mécontentement général, et je ne sais pas vraiment non plus où je veux en venir.
Mais j’en ai vu assez, et entendu assez pour avoir mon avis sur certaines questions. J’ai appris que Mohammed avait un logement, qu’il venait aider un peu tout les jours à Stalingrad des gens qui n’ont pas eu sa chance. Un autre qui vagabondait dans Paris depuis plusieurs mois, mais qui avait trouvé sous la ligne 2 un lieu ou la nourriture était servie plusieurs fois par jour. Une femme aussi, qui elle n’avait pas encore trouvé de place dans des logements, et qui se couchait plus loin, pour ne simplement pas être entourée d’hommes.
J’écris tout ça parce que je trouve ça bien d’en parler, pas pour vous donner des bons conseils de citoyens, ou pour me plaindre. J’en parle parce que je ne m’étais jamais remis en cause, où jamais posé la question de ce qui se passait ailleurs que dans ma chambre. Quand on regarde les infos, on a une once de tristesse, ou de peur pour les autres, mais on oublie la seconde d’après. Mais eux, ceux qui sont à la rue, eux ils n’ont rien d’autre à penser que de se demander quand ils vont manger ou quand ils auront un toit sur la tête. Je ne cherche pas à faire changer d’avis sur certaines questions. Je n’accable personne.
J’aimerais juste qu’on arrête d’ignorer ce qu’il se passe en bas de chez moi.