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jeudi, 15 novembre 2018

Femme Fatale

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« Flesh seduces. Passion kills.»

D’où vient cette femme dont la compagnie entraine la mort et qu’on continue tout de même de fréquenter ? Ancienne déesse, devenue sorcière, guerrière, espionne… Aujourd’hui à tous les postes de la société. Selon certains coaches en séduction – on cite les sources qu’on peut – elle serait le pendant féminin de l’alpha male, caractérisée par son charisme, sa séduction et sa confiance. Elle est en tension entre survalorisation du féminin et dépersonnalisation. Britney en témoigne dans le clip de Womanizer, passant par tous les clichés de la femme fatale.

Si on remonte bien avant, cette figure est la mort incarnée dans les attributs du charme. Elle s’éloigne ainsi des femmes au visage défraichi par le temps ou des squelettes équipés de faux, qui représentaient jadis la Mort. La femme fatale a de multiples origines, des mythologies païennes d’abord : Ishtar la Sumérienne, Hélène la Troyenne, Circée l’enchanteresse ééienne… Aussi dans tradition biblique : Lilith, Judith, Salomé… Mais le mythe de cette « mangeuse d’hommes » s’est dessiné au XIXème siècle, selon la chercheuse Hélène Heyraud, et coïnciderait avec les premiers mouvements d’émancipation des femmes. Il apparaît entre autres dans le courant symboliste, avec des figures chimériques : sirènes, vampires, sphinges, etc. Fallait-il préciser que ce stéréotype de beauté menaçante est intrinsèquement misogyne ?

Même si aujourd’hui le concept de la femme fatale s’est élargi, pour désigner des femmes puissantes et dangereuses, qu’elles soient fictionnelles ou réelles, il désigne à la base des femmes vénales, calculatrices et sans scrupules. « Elles ont un portefeuille à la place du cœur. » (The Killing, Kubrick) Le cinéma de l’âge d’or hollywoodien décline sans merci cette figure de vamps, vampires qui ponctionnent la vie et l’argent de leurs victimes dans les films noirs. Suivant toujours leur nature animale, on les associe à l’idée d’hystérie – mal typiquement féminin dans la mentalité de l’époque. Marie Nardon postule (dans son mémoire La femme au cinéma, mythe et réalité) que les rôles tenus par les femmes au cinéma correspondent aux rôles culturels dont ils s’inspirent, étant par la révélateurs d’une société donnée, avec un catalogue assez limité de rôles féminins.

Cette figure dangereuse est surtout devenue un élément récurrent des films d’action, amenant de manière très codifiée à la fois sensualité et danger – qu’elle soit ennemie, alliée ou héroïne du film. Une de ses occurrences les plus emblématiques reste le personnage principal de Resident Evil, film de Paul W.S. Anderson, adapté du jeu de survival horror du même nom (Biohazard originalement au Japon). Avec son scénario de catastrophe biochimique dans lequel la moitié de l’humanité est transformée en zombies, et l’autre moitié est… bien, mangée par eux. Alice ne se perd pas au Pays des Merveilles cette fois, mais se réveille plutôt amnésique dans le manoir où réside le mal (vous l’avez ?), donc en fort mauvaise compagnie. Elle est ancienne agente de sécurité pour la société responsable de la catastrophe, incarnée par la top model Milla Jovovich. Par la force des choses redresseuse de tords lourdement armée, vêtue d’une nuisette rouge. Parce que la vraie élégance fait fi des convenances.

Resident Evil, film de série B sorti en 2002, est une œuvre marquante pour notre génération. Elle est à la fois pionnière dans l’adaptation cinématographique de jeux vidéo, et participe du développement de l’héroïne d’action. Mais elle relance aussi la mode du mort-vivant au début de notre siècle. D’autre part le film divise fortement les critiques. Il suit des occurrences comme Mortal Combat du même réalisateur, ou Street Fighter, et remet au goût du jour l’œuvre séminale du genre, La Nuit des Morts-Vivants de Georges Romero. Tout en la trahissant, pour le meilleur et le pire. Mais comme dit Milla « Les fans hardcore sont ce qu’ils sont, vous ne pourrez jamais les satisfaire, quel que soit le nombre de grenouilles ou abeilles géantes que vous mettrez dans le film. » Des paroles de sagesse. Oublions d’ailleurs la saga qui suit le premier Resident Evil dans une longue dégringolade pour ne regarder qu’elle.

Elle, Alice, lutte contre le programme méphistophélique tout puissant appelé la Reine Rouge, dans un film d’action qui oppose symboliquement deux figures féminines (le genre étant assez masculin, on peut apprécier cette originalité). Face à l’Intelligence Artificielle nécromancienne, elle appartient néanmoins à ce tropisme des films d’actions qu’on pourrait nommer très scientifiquement « l’héroïne canon » : elle et ses sœurs sorties de la culture geek pour entrer au panthéon des blockbusters, comme Tomb Raider (Angeline Jolie), Catwoman (Ale Berry), Kill Bill (Uma Thurman), ou plus loin n’importe-laquelle des James Bond Girls (les Claudettes de l’espionnage).

La professeure Françoise Dupeyron-Lafay, en appelait à la vision freudienne pour analyser la figure de Salomé (dans la littérature XIXème), qui « incarne la coexistence et l’identité de la pulsion sexuelle et de la pulsion de mort. » Cette corrélation de ces deux notions fait toujours loi visiblement. Ces pulsions englobées par la femme fatale sont les deux pôles antagonistes qu’on retrouve partout dans les œuvres de fiction : Eros et Thanatos, amour et mort. Rappelons aussi que selon la vision de Freud, les femmes subissent jalousement l’absence de phallus, ce qui explique fort logiquement que tous ces personnages féminins tentent d’émasculer, décapiter ou assassiner ces messieurs !

Le style spécifique d’Alice se caractérise par sa course inéluctable, en vase clos ceci-dit, face à une pluie presqu’ininterrompue de zombies. On pourrait presque dire en robe rouge, pour illustrer le brûlot social, si on n’a pas de limite. En effet l’équipe qui l’accompagne déambule gaiement sur fond de musique métal dans des bureaux labyrinthiques, devenus viviers de morts-vivant, en forme de métaphore de l’aliénation dans laquelle les open-spaces plongent l’humanité. A moins que ce ne soit juste des zombies galopant dans des open-spaces… Ce faisant, elle s’oppose à une figure nébuleuse de multinationale diabolique, tente d’enrayer une contamination entrainant l’hécatombe des salariés et autres humains et tente de rester en vie, et en nuisette. L’héroïne est sans aucun doute une femme forte. Elle s’est ainsi adaptée aux affres de son époque, marionnette rebelle d’une machination incompréhensible. Comme un ersatz de lutte des classes contre le grand capital qui contamine et asservit les esprits. Clairement l’œuvre a moins de mordant que la Nuit des Morts-vivants, qui a fait couler beaucoup d’encre sur sa satyre sociale et a érigé en héros survivant un homme noir en 1968 (sans que Romero ait d’ailleurs anticipé toutes les implications de son choix de casting). Mais en alliant science-fiction, horreur et suspense Resident Evil nous présente un personnage étoffé de femme liée à la mort (le scénario déroulant la psychologie de l’agente parcimonieusement avec des flash-backs savamment dosés).

Car si on regarde les films qui mettent en scène la femme fatale, leur imagerie est tellement grossière qu’elle en fait souvent des nanars savoureux. Basic Instinct de Paul Verhoeven, avec Sharon Stone ouvre un nouveau genre, dont le nom est à lui-seul un poème: le thriller érotique. Genre dans lequel on pourrait ranger Femme Fatale de Brian de Palma, qui annonce sa couleur dès son titre : une femme vole, ment et se joue des hommes (pardon d’avoir spoilé l’intrigue). Mais on pourrait aussi citer des films de genre comme LA Confidential de Curtis Hanson, qui revient aux fondamentaux de l’archétype. Avec comme point d’orgue, à la réalisation, toujours des regards d’hommes étonnamment.

Passée du mythe au cliché, la femme fatale est devenue un prototype publicitaire pour vendre des cosmétiques à celles que se reconnaissent en elle, et n’importe quoi aux autres qu’elle attire. Elle est cette apparence fétichisée – tenues, parures et parfums – vidée de son contenu. Les top models ont été parfois considérées comme les femmes fatales des années 90 – 2000. Pourtant cette figure a, au cours de l’Histoire politique et artistique, eu des rôles à jouer bien plus intéressants. Et elle s’est modernisée, intégrée à des contestations : pour l’émancipation féminine, le droit à disposer de son corps, de sa sexualité, etc. On ne compte plus ces rebelles de la société ! La libertine marquise de Merteuil dans le roman épistolaire de Laclos, est une intrigante génialement vindicative. Mata-Hari danseuse d’origine néerlandaise, espionne pour le compte de la France après l’Allemagne, meurt fusillée dans les fossés de Vincennes dans la plus grande classe – telle qu’évoquée par la chanson groovy de l’Impératrice. Wu Zetian devenue impératrice de la dynastie Zhou à la fin du VIIème siècle, présentée par les sages confucianistes comme une odieuse conspiratrice est réhabilitée il n’y a peu par le génial roman de Shan Sa, Impératrice. Il y en auraient tant d’autres à citer et que nous oublions, faute de nous les voir rappeler par des productions de qualité.

Dans Cette femme qu’ils disent fatale, Mireille Dottin-Orsini montre à quel point les scientifiques prennent les fantasmes des littérateurs pour cas d’étude, tant il est impossible de séparer une esthétique d’un traitement des femmes par la société. Cette figure demeure par le prisme de notre culture judéo-chrétienne liée à la notion de péché originel, une éternelle réprouvée. Elle est de fait le symbole décadent de la modernité, et de la destruction des normes. Par là même elle peut être une figure émancipatrice des femmes. Comme la fameuse badass que beaucoup aimeraient être parfois, pour échapper avec panache et violence aux écueils du quotidien. Ou simplement être la femme qui séduit, plutôt que celle qui est séduite ; quand aujourd’hui dans 9 cas sur 10 ce serait l’inverse selon l’étude de Timothy Perper, Sex Signals: the Biology of Love (citée par Fiona Schmidt dans un essai sur l’amour après #Metoo). Plus prosaïquement, on lui fait vendre un idéal, une idée de pouvoir de séduction, audible par tous. On trouve même un wikihow « Comment devenir une femme fatale ». Elle reste donc toujours insaisissable aujourd’hui, à la fois célébrissime et indéfinie, mal-aimée et désirée : en tension entre un objet de conquête et une figure conquérante.

AG

Marie Nardon, La femme au cinéma, mythe et réalité

Mireille Dottin-Orsini, Cette femme qu’ils disent fatale

https://www.alexandrecormont.com/comment-seduire/femme-fatale/

https://adhoc.hypotheses.org/ad-hoc-n4-la-figure/la-femme-fatale-essai-de-caracterisation-dune-figure-symboliste

https://tingytanana.com/2014/10/01/nymphomane-il-n-existe-pas-a-proprement-parler-de-sexualite-normale-en-terme-de-pratiques-ni-de-frequence-19492662/

https://obs-urbain.fr/ville-espace-genre-entretien-edith-maruejouls/

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1994_num_24_85_6237

http://cheekmagazine.fr/contributions/fiona-schmidt-lamour-apres-metoo/

Roca Balboa

Bricole Gueurle officielle de la Team Retard
Roca Balboa est née en 1990 et aimerait bien réadopter des rats. Amie d'Anna, la première fois qu'on l'a rencontrée on a vu un petit chaton tout mignon. Puis, en mangeant un kebab sur un banc, on a constaté la bouche pleine d'une viande qu'on connaissait pas qu'elle avait la gouaille la plus hardcore qu'on connaisse. Et un putain de talent pour le dessin. SON SITE PERSO : http://rocabalboa.com/