« J’ai réservé une table en bas pour regarder le match ce soir, qui vient ?? – Ah ouais ? Je savais pas que tu étais fan de foot ! »
Aaaah mais c’est parce que je m’en contrefous, du foot, mon cher. Seulement là il ne s’agit pas de foot : il s’agit de la COUPE DU MONDE. Et ces trois mots, « coupe du monde », dans nos pavloviens esprits français, sont indissociables d’un nombre magique, rond, immédiatement relié à nos échines : le nombre « 98 ».
Quelque chose a changé le 12 juillet 1998. J’avais 11 ans, je ne savais pas ce qu’était un hors-jeu (maintenant je sais, je vous jure), je n’avais jamais entendu parler ni de Maradona, ni de Pelé, ni de Platini, et longtemps après, David Beckham restera « le mari de Victoria des Spice Girls ».
Pourtant, cet été 98, comme pour quelques millions de Français, il s’est passé un truc complètement fou qui a pris mon hypothalamus et lui a offert un soin complet au spa, avec sauna jacuzzi hammam massage (pas le petit massage viteuf, non, le massage d’une heure trente, celui des riches) thé et petits gâteaux. La totale. Le tout au milieu de dizaines de millions d’autres hypothalamus avec qui mon hypothalamus pouvait démultiplier les effets de cette expérience en en parlant, en en partageant l’extase, en lisant les unes des journaux et en regardant tous les sujets des JT qui étaient consacrés à cette extraordinaire plongée nationale de tous nos hypothalamus dans le spa le plus fantastique de la Terre.
Années après années, cette sidérale expérience collective s’est transformée en légende, de celles que l’on raconte aux plus jeunes avec l’air mystérieux du sage qui a vu l’au-delà. Demander l’année de naissance de toutes les personnes plus jeunes que nous n’a plus servi qu’à les ranger dans l’une ou l’autre de ces deux catégories essentielles : ceux qui ont « connu la coupe du monde » (avez-vous remarqué ? On ne précise pas l’année. Il n’y a qu’une coupe du monde : la nôtre), et les autres. Les autres ! Pauvre jeunesse forcée de vivre sur une Olympe désertée de ses dieux ! Zidane et Deschamps œuvrent aujourd’hui dans l’ombre, Lizarazu n’est plus qu’un commentateur à l’accent du sud-ouest, Thierry Henry est un « traître » chez les Belges. Alors que nous, nous ! Nous les bienheureux qui avons vécu sous le règne de Saturne, nous les avons touchés du doigt, ces dieux. Nous avons chanté I Will Survive avec eux, nous avons embrassé le crâne de Barthez, nous sommes restés interloqués après son deuxième but avec Thuram, nous avons levé la coupe sur le stade, sur les Champs-Elysées, nous étions eux, nous étions black blancs beurs, nous étions Français.
Et depuis vingt ans, nous recherchons ce frisson en errant tels les androgynes de Platon à la recherche de leur moitié, tel Brice de Nice attendant que revienne la vague de 1979.
Et à chaque coupe du monde nous croyons entrapercevoir le retour de cette flamme. Alors nous nous réunissons tous à chaque match, plus nombreux à mesure que le nombre d’équipes toujours en lice se réduit, en espérant que si nous joignons nos voix cela fera suffisamment de bruit pour que les Bleus nous entendent, d’où qu’ils soient, et rouvrent cette brèche vers l’Olympe où nous boirons tous ensemble de l’Ambroisie, faute d’une gorgée de Volvic.
Et ces moments partagés deviennent une drogue. Qu’il est bon de soudain ne faire qu’un avec les dizaines d’inconnus que nous croisons chaque jour sans les voir ! Nous voilà régiments restés à l’arrière, soutenant, armés de pintes de bière, nos héros partis au front pour une guerre d’un nouveau genre, où l’échec ne nous coûtera rien mais où la victoire nous apportera la liesse nationale qui nous a tant manqué !
Si Roland Barthes avait écrit Mythologies au XXIe siècle il n’aurait pas écrit sur le catch ou sur le Tour de France : il aurait écrit sur la coupe du monde.
Je ne me suis jamais sentie aussi patriote que pendant la coupe du monde. Je me frotte chaque jour de match un maquillage bleu blanc rouge vieux de deux ans sur les joues en me fichant d’avoir des boutons. J’ai arrêté de parler à tous ceux de mon entourage qui n’avaient pas pronostiqué la victoire de la France sur Mon Petit Prono. J’ai failli quitter mon mec quand il m’a dit que ça ne l’aurait pas dérangé de voir la Belgique gagner. Je chante la Marseillaise avec la lèvre tremblante et l’œil humide comme si ma vie en dépendait, et je frémis en voyant l’équipe de France au grand complet la reprendre en chœur avant chaque match.
Le soir de la finale, les Français étaient dix-neuf millions de téléspectateurs devant le match, faisant de ce moment l’une des dix meilleures audiences de l’histoire de la télévision française. Dix-neuf millions. Pas de TV à la demande, pas de Netflix, pas de replay avec la coupe du monde. Pas de famille dispatchée dans la maison sur douze écrans différents. Le programme était à consommer sur place, et ensemble. Le peuple n’a pas eu d’autre choix que d’entrer en communion à un instant donné, comme des fidèles priant à heure fixe pour implorer des dieux sur lequel ils n’ont aucune prise mais dont leur bonheur dépend. Vingt-deux dieux, très précisément, des mecs de ma génération et quelques gamins « qui n’ont pas connu la coupe du monde », dont Mbappé, né le 20 décembre 1998, idole des Français, Zizou du nouveau monde, homme providentiel d’un peuple perpétuellement en mal de héros, comme tous les peuples qui veulent se sentir peuple.
Et ce peuple qui s’est redécouvert uni a vibré et grondé comme un seul être, il s’est réuni autour des écrans des cafés comme autrefois autour de l’âtre pour hurler en chœur les sentiments qui le traversaient et qui ainsi sont devenus matière : la joie, la colère et l’espoir se sont fait bruit, se sont fait ondes, l’air a tremblé et est devenu palpable, la pensée d’un seul n’était plus rien face à la passion du groupe.
Et ce soir béni du 15 juillet, ce peuple qui tout à coup s’est senti peuple a vu la brèche se rouvrir vers cette Olympe fantasmée par les récits des Anciens, une Olympe-agora où même le plus jupitérien des présidents n’a aucun pouvoir, une Olympe-palestre où les Modernes ont commencé à construire les récits qu’ils conteront plus tard à une nouvelle génération qui n’aura « pas connu la Coupe du monde » et qu’ils regarderons, avec une condescendance bienveillante, et l’air mystérieux du sage qui a vu l’au-delà.
Vivement 2022, que je redevienne fan de foot.