Il y a toujours un moment étrange lorsque l’on rencontre une nouvelle personne, un de ces moments qui arrivent toujours un peu trop vite dans la conversation, que l’on regrettera un peu secrètement d’avoir laissé s’échapper si tôt, et qui cimenteront immédiatement l’opinion naissante que nous avons de l’autre. Il s’agit du moment de demander « et toi, quel est ton Disney préféré ? ».
Bons enfants de nos siècles, nous n’avons que rarement pu échapper à l’industrie Disney, de sorte qu’il est possible de vérifier une date de naissance en posant la question. Utile en cas de doute sur un date Tinder, par exemple. À l’aube de mes 30 ans, il est donc pour moi naturel de considérer que le Roi Lion (1994) est l’un des plus grands films de l’histoire, succédant au très pop Aladdin (1992), dont on oublie souvent que la démarche était inspirée de Will Smith, et le visage de Tom Cruise. Nous avons même perdu une génération entière au milieu des années 1990 et jusqu’à récemment, car il faut bien dire que Pocahontas et autres Hercule sont des horreurs sans nom, progressivement ridiculisées et éclipsées par les premiers Pixars, quoi qu’en disent certains amis de l’équipe de Retard dont je tairais ici le nom. Ainsi toute personne professant son amour pour Kuzco l’empereur mégalo (2000) doit forcément être suspectée des pires dérèglements de la personnalité, eut égard aux sévices psychologiques que la pauvre a subi pendant son enfance. Ne vous marrez pas, mathématiquement ils s’agit de filles et garçons qui ont en 2014 pas loin de 24 ans, vous pourriez bien leur rouler des pelles en soirée sans avoir idée de leur trouble passé.
Quoi qu’il en soit, Disney a tenu en 2014 sa revanche, avec Frozen, la Princesse des glaces en français, et sa chanson-phare « Let it Go » traduit en « libérée, délivrée » (mais je vais plutôt m’attarder sur la version originale). Pitch sobre, presque shakespearien: deux sœurs sont enfermées au château, la plus grande dispose d’un pouvoir magique sur la glace et la neige, et blesse accidentellement la cadette, à laquelle on efface la mémoire. Quelques années plus tard, en âge d’être couronnée, la princesse Elsa saura t’elle contenir ses pouvoirs pour régner ? Dans son solo « Let it Go », elle va exprimer sa joie d’utiliser ses pouvoirs sans se contenir.
Ne partez pas tout de suite : pensez-vous vraiment que je m’apprête à vous parler d’une chansonnette innocente pour petites filles ? Et bien je vais peut être en étonner, mais je suis persuadé que Frozen et sa chanson vont créer une nouvelle génération de filles émancipées, épanouies, crachant à la gueule du diktat machiste, rien que ça, et en ayant raflé un Oscar de la meilleure chanson originale en passant.
Ecoutons plutôt la princesse Elsa, ostracisée pour ses pouvoirs, nous chanter son désir de s’émanciper, de jouir de ses capacités pleines et entières, qu’importe ce que disent les autres : on est en plein enpowerment !
[Pre-Chorus]
Don’t let them in, don’t let them see
Be the good girl
You always have to be
Conceal, don’t feel
Don’t let them know Well, now they know
[Chorus]
Let it go Let it go
Can’t hold it back anymore
Let it go Let it go
Turn my back and slam the door
And here I stand, and here I’ll stay
Let it go Let it go
C’est beau comme du Simone de Beauvoir et c’est quand même beaucoup plus digeste que Judith Butler, c’est puissant comme du Despentes et clean comme le sourire Bright de Sheryl Sandberg. Magie noire du système Disney, la sédition n’est pas loin. En effet, Elsa vient d’atteindre l’âge d’être couronnée, elle bouillonne sous la carapace familiale de pulsions hormonales pendant que sa petite sœur fleur bleue n’a pas encore eu ses règles. Regardons le clip : cette fabuleuse montée en puissance du morceau, au format pop séducteur, Elsa qui déchire ses vêtements, dénoue sa coiffure trop sage (« can’t hold back anymore »), augmente l’échancrure de sa robe, montre ses jambes et son décolleté, et se maquille enfin… Pour un peu elle se mettrait à twerker. En plein milieu du mainstream hollywoodien, Frozen est bien loin des gamineries de Taylor Swift qui préfère danser que d’écouter les rageux.
Non Frozen c’est le film que toutes les filles empowered et les garçons sensibilisés doivent voir, et faire voir à toutes leurs petites sœurs, cousines, filles, et tant qu’à faire à tous les petits garçons aussi, afin de célébrer les femmes battantes, les féministes triomphantes, qui sortent au grand jour et, ne restant pas à la place que le patriarcat leur avait assignée, s’en attribuent une toutes seules. Enfin, après 300 repeats du morceau sous toutes ses formes (dont la fantastique version multilingue), vous pourrez sortir le grand jeu devant la petite cousine ou votre projet amoureux/plan cul potentiel et poser une autre question féministe importante, obligatoire et définitive : « et sinon, tu connais Beyoncé ? ».