On pourrait s’étonner qu’il n’y ait pas de pompes funèbres online. Si c’était le cas, ils pourraient vendre des liens publicitaires à la pelle. Ça serait joli sur nos ordinateurs, des pierres tombales pixelisées, des traductions google du type « pour déjà demain, vos obsèques à prix réduit ».
Doctissimo serait alors le site web le plus approprié pour accueillir les publicités des fossoyeurs de tombes 2.0.
Pour ceux qui l’ignorent, Doctissimo est le numéro un des sites pour les e-hypocondriaques.
Un e-hypocondriaque, ou e-H, est un type qui a peur d’aller vraiment chez le médecin, ou qui a perdu sa carte vitale et ne peut pas avancer 23 Euros, mais qui demeure (très) inquiet concernant sa santé. A en juger par le nombre de bouteilles à la mer balancées par les internautes sur les sites de santé en ligne, le e-hypocondriaque est un individu très répandu. Il peut atteindre des degrés de mal-être insoupçonnables, tapi dans son lit, une boite de Daffalgan codéiné à portée d’une main, l’autre main rafraichissant la page web de doctissimo dans l’espoir d’une réponse à sa dernière angoisse mise en ligne. Il a une immense peur de la mort, une immense peur de la vie.
Il est, en gros, assez mal barré, d’un point de vue socio professionnel. Le genre de type qui pense à la sclérose en plaques dès qu’il a des fourmis dans les jambes et qui a peur de manger un steak à cause du cancer colorectal; qui a toujours un coin de son esprit avec « rupture d’anévrisme » qui clignote en rouge dedans. Vous prenez ce type en version geek, associable, pas trop d’amis (en plus il fait froid dehors, un coup à attraper la mort), et vous avez un e-hypocondriaque. Le type en question ne se rend donc pas chez le médecin, mais sur doctissimo.
Se rendre sur doctissimo, c’est comme aller rendre visite à un médecin complètement flippé, pessimiste, un médecin anxiogène même, un mec qui tremble en te faisant ton ordonnance, et qui ne sait absolument pas quoi mettre dessus. Et schizophrène avec ça. Un mec qui est une multitude sur pattes, mais une multitude en panique, et qui en plus n’a pas le moindre droit de te prescrire quoi que ce soit.
Pour se rendre compte, rapidement, de ce qu’est doctissimo, il suffirait de lire quelques remarques lues sur le site et de les transposer en dialogue réel dans le cabinet d’un médecin, ou d’un vétérinaire.
Vous rentrez dans le cabinet du véto, vous expliquez que votre adorable chaton a vomi de la bile le matin et là, le vétérinaire vous répond directement, sans le moindre examen, sans le moidre affect : « Si c’est de la bile, dites au revoir à votre chaton, il sera au ciel ce soir». Radical.
Doctissimo, c’est une salle d’attente, bien plus qu’un cabinet médical. Une e-salle d’attente même. Dans une e-salle d’attente, les peurs, les attaques de panique, les crises de tétanie, les méfiances, les angoisses, sont libérées. On peut s’inquiéter en toute impunité, on est tout à fait libre de s’imaginer le pire, on a pas peur d’être une flipette, on se lance. On parle à son voisin. On compare.Dans une vraie salle d’attente on lit le figaro magazine. Il n’y a que ça à lire. A croire que le malade est par définition de droite. Le voisin lit le figaro aussi. On ne se parle pas, on espère juste passer avant la voisine et les trois gosses qui toussent avec leurs écharpes pleines de miasmes, de morve, et de bactéries.

Et Dieu créa la banque d’images moisie.
Le e-hypocondriaque ne prend donc pas rendez vous chez un professionnel pour une consultation. Du fond de son lit, il commence par taper ses symptômes sur Google : Consultation gratuite et 24h/24, de quoi alimenter vos insomnies en les transformant en cauchemars éveillés.
Manque de bol, Google est lui même hypocondriaque, et ne vous laisse jamais rien augurer de bon.
Si vous tapez « fatigue cause », Google vous propose juste en dessous « fatigue cancer poumon », ce qui pour un gros fumeur fatigué de naissance peut être source d’inquiétude immédiate et préoccupante. C’est pourtant juste une suggestion du moteur de recherche, mais ça laisse des traces, un peu comme si un médecin chuchotait « cancer du poumon » entre deux de vos phrases. La consultation commence mal.
Vous tapez donc vos symptomes sur le web (ex: «j’ai du sang dans la salive»). Et là, on vous conduit dans la salle de discussion « sang dans la salive » de doctissimo. Sans médecin, la salle, hein. Aucun médecin, jamais, ne parle sur doctissimo. Pourtant, quand il va sur le site, dans son inquiétude permanente, le e-hypocondriaque pense trouver des réponses pour résoudre ses problèmes de santé. Le pauvre ne croisera que des gens qui partagent ses paniques et qui ignorent comment les soigner.
Imaginez, encore : Vous vous rendez chez le medecin. Vous décrivez vos symptômes: « Bonjour Monsieur, je ne comprends pas pourquoi, parfois, en me réveillant le matin j’ai des gouttes de sang dans ma salive ?».
Le médecin vous regarde alors et vous dit, stupéfait : « J’ai exactement la même chose que vous! Je me demande aussi ce que ça peut être ! Je pensais être le seul à avoir cela ! ».
Que fait un malade dans ce cas? Dans un vrai cabinet, le patient s’arrache, sans payer la consultation, et appelle l’ordre des médecins pour mettre en doute le diplôme de celui qui vient de l’ausculter.
Sur le web, les e-hypocondriaques, au contact d’autres e-h. partageant les mêmes angoisses, vont tout simplement entamer une longue ascension d’auto-diagnostics délirants. Les e-h, comme les hypocondriaques classiques, sont généralement rappelés à l’ordre dans leur délires par leur proches dans la vie réelle. Mais à la différence de ces dernier, les e-h. font également partie d’une communauté de semblables sur le web. Communauté à laquelle ils font bien plus confiance qu’à celle de leurs amis en pleine santé du monde réel, fatiguant d’optimisme et de vitalité. Ainsi les e-h. peuvent échanger ensemble, échafaudant des hypothèses que la médecine du Moyen-Âge, déjà, aurait trouvé inacceptables et réfuté avec arguments scientifiques à l’appui. Personne n’est plus là pour réfréner les flots hallucinants d’inepties médicales qui naissent dans leurs esprits paniqués, c’est un véritable geyser, une explosion, ça part dans tous les sens. Tous les cancers, les AVC, les maladies orphelines, la maladie de Crohn, la maladie de Charcot, le lymphome de Hodgkin, les nodules, les kystes, sont ici envisagés continuellement, naturellement dans le flux permanent d’une projection vers le pire. Mais pour que la panique soit générale, et que l’on passe de l’anxiété à l’attaque de panique, il manque encore quelque chose : un stimuli extérieur.

C’est la merde.
La personne qui va déclencher ce stimuli est invariablement la même. Une vraie baltringue, un fouteur de merde. Un inconnu qui débarque dans la salle d’attente, qui s’incruste dix secondes dans la communauté, sans prendre en compte le fait que le forum sur lequel il s’apprête à poster est le centre majeur, voir unique, de préoccupations des personnes qui y discutent. Il arrive, poste une phrase, lapidaire :
« Mon frère avait EXACTEMENT les mêmes symptômes que vous, il est mort en quelques semaines ».
Puis il disparaît, sans plus de précisions.
Comme les e-hypocondriaques sont de nature extrêmement inquiète, ce simple post va démolir leur quotidien. Eux qui avaient encore une lueur d’espoir, les voilà maintenant réduits à compter les jours, à être plus préoccupés par leurs propres obsèques que par leur boulot, à parler à leur proches comme si ils les voyaient pour la dernière fois, et toujours à continuer à se monter la tête. A ce stade la médecine traditionnelle ne peut plus intervenir. Certains iront consulter, mais ne croiront certainement pas leur médecin, sauf si ce dernier leur promet aussi la mort immédiate.
Alors dans un ultime sursaut d’envie de vivre, la communauté des e-h essaye de trouver le nom de cette maladie qui les tracasse, qu’aucune prise de sang, aucun scanner, ne détectera jamais, mais qui a tué le frère de cette baltringue, plus jamais revue sur le site depuis. Et là l’esprit littéraire de ces grands angoissés s’exprime avec une force poétique nouvelle. On pourrait suggérer à la Pléiade d’éditer un volume des plus belles pages de Doctissimo. La littérature du XXIème siècle commence peut être sur les forums médicaux, lorsque les e-h. cherchent à se soigner, loin de la médecine, loin des traitements habituels, en tâtonnant, à l’aveugle, suspendu au dessus du vide. Ils abandonnent alors définitivement toute prise avec le réel. Les voilà perdus, pour de bon :
« j’ai remarqué que lorsque je dormais à côté d’un radiateur, je crachais moins de sang le lendemain . Je vais explorer cette piste ».
Deux jours plus tard : « J’ai décidé de coller ma gorge sur un radiateur brulant pour voir si les traces de sang disparaissaient. Et bien non, le lendemain, j’avais encore du sang dans la bouche au réveil. » Et là, un autre de renchérir « j’ai moi aussi essayé le radiateur, sans succès ». Un autre (car on a alors l’impression que la population entière crache du sang tous les matins, en lisant ce forum) : « j’ai remarqué que j’avais souvent du sang dans la bouche quand je buvais de l’alcool. Je me suis donc privé d’alcool pendant un mois. J’ai toujours du sang dans la bouche ». « Pendant deux jours, je n’ai plus eu de sang dans ma salive, je me pensais guéri. Et voilà que ce matin, cela recommence, que dois je faire ? »
PS : aucune des personnes n’a suggéré sur le site que le saignement était lié à leurs gencives.