Septembre 2010, Paris.
Des vêtements du sol au plafond, sur des portants, en piles, dans des bacs. Des chaussures alignées sur la cheminée et devant les fenêtres. Un défilé ininterrompu d’amies et d’amies d’amies dans mon salon. Ma copine Sonia et moi vendons presque toutes nos possessions terrestres. La raison ? Dans un mois, je pars vivre à Istanbul, et je pars avec une seule valise.
15 octobre 2010, Istanbul.
Après trois heures de vol, je suis à l’aéroport où personne ne m’attend. Un trajet en taxi plus tard, j’arrive dans le quartier de Nişantaşi, et à l’appartement où je vais habiter les six prochains mois. De mes fenêtres je vois les vitrines Prada, et quelques mètres plus loin, on trouve les boutiques Chanel, Vuitton, Alexander McQueen et Giuseppe Zanotti. Topshop au coin de la rue. Ça change un peu du 11e arrondissement.*
16 octobre 2010,
Istanbul. Mon premier jour de travail.
Si je me retrouve ici, c’est que mon diplôme de design de mode en poche et mon futur ressemblant à un gros point d’interrogation, j’en ai fait part à celle qui me sert de mentor/grande soeur : Aslı. Je l’ai rencontrée quelques années plus tôt le dernier jour d’un stage, on a tout de suite accroché et une chose en menant à une autre, je l’assiste à chaque fois qu’elle vient présenter ses collections à Paris. Avec elle, j’apprends une réalité de l’industrie de la mode complètement différente de ce qu’on m’enseigne à l’école. Sa marque de fringues à l’esthétique barrée qu’elle a créée à New York, c’est ce qui me fait respirer au milieu du conservatisme ambiant parisien. Alors quand elle me propose de venir bosser pour elle, je n’hésite pas trop. D’accord, je ne suis jamais allée en Turquie, je ne parle pas turc et je ne connais qu’elle, mais ce ne sont que des détails non ?
Première surprise, malgré mon appartement très classe (la chambre que j’occupe est dans un showroom où sont présentées plusieurs marques de luxe dont celle d’Aslı), le studio de créa se trouve dans un quartier très éloigné, moins glamour mais à proximité de l’entreprise de tissus familiale et de l’atelier où sont faits les vêtements. Istanbul, c’est l’une des villes les plus peuplées du monde et comme dans beaucoup de pays relativement émergents, les différences sont très marquées. De la fenêtre de la Mercedes, je vois défiler devant mes yeux le quartier le plus riche dans lequel j’ai jamais vécu, et des presque bidonvilles et des hommes qui se tiennent sur le côté de l’autoroute. Ils attendent qu’un camion vienne les chercher pour qu’ils puissent travailler sur des chantiers à la journée. Lorsqu’on s’arrête dans le quartier habité le plus proche de l’atelier, Aslı refuse net que je sorte de la voiture. Si à Nişantaşi je suis presque en Europe, ici les femmes sont voilées et mon débardeur et mon jean ne feraient qu’attirer l’hostilité.
31 octobre 2010, Istanbul.
Aslı a dix ans de plus que moi, et même si on apprécie prendre des verres ensemble, elle a eu la bonne idée de me présenter à sa petite soeur Gözde, qui a le même âge que moi. Göz, c’est la meuf super sympa, super belle (elle joue souvent les mannequins pour Aslı) et surtout super populaire qui connaît tout le monde à sa fac. Je ne suis à Istanbul que depuis deux semaines et grâce à elle j’ai déjà intégré une petite bande.
Ce soir, c’est Halloween et ce sera ma première vraie fête ici. J’ai dû improviser avec les ressources limitées de ma valise et je sors en Mercredi Addams. On arrive dans un bar à cocktails clandestin au quatrième étage d’un immeuble, la déco est mortelle et je repère un mec. Le hasard faisant bien les choses, une fille fait exploser son verre juste derrière moi et le susdit mec vient s’assurer que je n’ai pas reçu d’éclats de verre. Après une discussion dans un anglais parfait, il me propose de me faire visiter la ville et prend mon numéro. Quand je reviens voir mes amis, ils ont tous la mâchoire au niveau du sol et j’apprends que c’est un chanteur connu. Pardon, j’ai pas fait exprès.
Dans les jours qui suivent je le revois et je réalise que je ne serai jamais totalement indépendante dans cette ville : vous êtes déjà allés à Istanbul ? C’est IMMENSE. Deux continents, deux mers, un détroit, en fait on dirait que les 39 districts sont carrément des villes distinctes. Tout ça pour dire que le métro est hyper mal foutu (deux lignes, non ce n’est pas une blague) et les bus n’ont aucun affichage. Alors forcément on prend toujours le taxi, comme par exemple pour aller chez ce mec. Sauf que la ville est si grande que même les chauffeurs de taxi ne savent pas où ils vont, alors ils te demandent des indications, sauf que si tu ne parles pas turc c’est un peu chaud. Alors il faut avoir au téléphone la personne que tu rejoins pour qu’elle guide le chauffeur, ce qui pose quelques limites à l’indépendance.
31 décembre 2010, Istanbul.
Je suis de retour en Turquie après quatre jours passés à Toulouse pour Noël. Ces quatre jours, je me les suis octroyés car évidemment, il n’y a pas de vacances de Noël ici. Ah oui, il faut savoir : les turcs travaillent tout le temps. Sur toute la durée de mon séjour, j’ai vu les gens se reposer UNE SEMAINE en novembre. Comme en plus je travaille pour une marque indépendante mais aussi une grosse boîte type HM locale pour laquelle Aslı fait du consulting, j’ai eu droit à un traitement spécial où j’ai travaillé 7j/7 pendant 6 semaines. J’aime travailler mais c’est vrai que je balançais entre l’envie de pleurer permanente et le désir de tuer tout le monde.
Mais revenons à nos moutons : le Nouvel An. Mon copain Haakan** et moi devons retrouver mes amis Odile et Max pour passer la soirée sur un bateau. Une fois sur le quai, on se regarde et on décide d’opter pour le plan B, une soirée chez un ami. Sa maison est située sur une colline avec vue imprenable sur le Bosphore et les feux d’artifice. D’un coup, vers 3 heures du mat, Emir, un des meilleurs amis d’Haakan, me propose : « Le phare roumain, ça te dit ? » Je n’ai aucune idée de quoi il parle mais ça me dit bien et une minute après on est tous les trois en route. On arrive à Rumeli Feneri, la partie d’Istanbul la plus au nord du côté européen, et on se perd dans le village endormi. La seule voiture qu’on croise est celle des flics qui nous guident jusqu’au phare. Ils n’ont pas l’air d’avoir de problème avec notre taux d’alcoolémie ni avec les panneaux Défense d’entrer. En fait de phare, c’est plutôt un château en ruines, un ancien poste d’observation puisque c’est à la jonction du Bosphore et de la Mer Noire. C’est sûrement mon nouvel an préféré. Le champagne s’estompe, j’ai froid avec le vent dans ma petite robe en soie et il fait très noir mais on distingue les ruines et la mer. 2011 commence bien.
Mars 2011, Istanbul.
On se promène main dans la main, sur un pont, avec Haakan. Il fait beau, tout le monde est de sortie. Je sens très clairement une main qui me pince les fesses. Je me retourne et sans réfléchir je sors un gros « PUTAIN » en français dans le texte. Haakan, alarmé, me demande ce qu’il se passe. Son côté macho, courant ici, ressort instantanément et il se précipite après le mec pour aller se battre. Après un instant de confusion j’arrive à les séparer et on s’éloigne ; je lui explique que non, ça ne me fait pas plaisir qu’on se batte pour moi. Deux secondes plus tard un monsieur lui tape sur l’épaule et commence à lui poser des questions et à me pointer du doigt. Je n’ai aucune idée de ce qui peut se passer. Il m’explique que c’est un flic en civil qui a vu toute la scène et veut savoir si je désire porter plainte. Je n’ai pas spécialement envie de passer l’après-midi au poste de police et je décline la proposition. Mais c’est quand même une perspective incroyable après avoir vécu en France, où le harassement sexuel est finalement devenu une sorte de mouche à merde : c’est relou mais on fait avec.
Avril 2011, Istanbul.
Mes six mois de stage touchent à leur fin et Aslı me propose de rester de façon permanente. Même si j’ai beaucoup appris en quelques mois, je ne me vois pas vraiment vivre à Istanbul. Travailler pour une petite marque, c’est aussi bosser tout le temps et sur tous les projets en même temps. Avec mon emploi du temps chargé je n’ai jamais eu le temps de vraiment apprendre le turc, alors je me débrouille pour les phrases usuelles, mais ça ne va pas plus loin. Je peux uniquement communiquer avec ma boss et sa chef d’atelier, et je me sens coupable. D’autant plus qu’une des employées s’est prise d’affection pour moi et a appris deux phrases en anglais : « Do you want tea? » et « I love you Esther! » C’est adorable et ça me fait ressentir mes lacunes. J’ai aussi eu l’occasion de voir comment marchait une grosse boîte. Aslı plaisante toujours quand on rentre dans l’immeuble de bureaux qu’on est le « leather jacket gang » : on ne s’adaptera jamais complètement à cet environnement. Ce boulot est à l’antithèse de l’autre et je me sens un peu schizo : d’un côté on raconte des histoires et on recherche la différence, de l’autre on adapte les tendances de la façon la plus mainstream possible. Même si l’expérience valait le coup j’ai besoin de changer. Le quotidien n’est pas plus facile à gérer, l’appartement qu’on m’a prêté est une cage dorée et je n’y suis pas vraiment chez moi. Alors j’habite la moitié du temps dans l’appartement sans meubles d’Haakan.
Et puis, après une soirée sous acide on décide de bouger à New York.
*Ça devrait apparaître plus tard chronologiquement mais ça va bien avec la description du quartier alors j’en parle ici : en bas de ma rue il y a un grand parc. Dans ce parc, il y a une espèce de construction couverte dans laquelle on trouve une centaine de chats dont des dizaines de chatons. Ils ne sont pas apprivoisés mais les gens apportent des gamelles d’eau, de lait ou de nourriture. Il y a énormément de chats sauvages dans la ville, quelques chiens aussi. (http://sniffingthepast.wordpress.com/2012/05/03/stray-dogs-in-istanbul/) Dans les mois qui suivent, quand je me sens un peu seule je vais là-bas et je regarde les mini créatures s’agripper à mon perfecto et se battre pour me faire des câlins.