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mardi, 05 janvier 2016

J’AI ÉTÉ LOBOTOMISÉ PAR LUIS MARIANO

Par
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La première fois que nous avons organisé le spectacle, j’avais été impressionné par le nombre de personnes qui avait fait le déplacement. La grande majorité avait plus de 70 ans, si bien que le public vu de haut donnait l’impression d’une vague aux reflets d’argent. Peu à peu, ces personnes qui avaient rejoint leur siège en trottinant, s’aidant de leur canne, d’un ami, d’un déambulateur, boitant, grimaçant pour monter les marches, dans un brouhaha et une odeur de maison de retraite, toutes ces personnes s’étaient mises debout pour le final, la célèbre chanson « le chanteur de mexico », seule chanson à laquelle j’ai pu assister ce jour-là, puisque j’étais trop occupé à faire les comptes.

Ils hurlaient à tue tête, accompagnant au chant les ténors : Mexico, MexiiiiIIIiiiiiicoooooo ! Ils tapaient des mains et des pieds, dansaient sur la tribune, de gros confettis dorés tombaient du plafond avec d’énormes baudruches que l’on se renvoyait d’un côté et d’autre de la salle, un monsieur s’étant même aidé de sa canne. Le public était survolté et moi je restais sans voix, avec dans l’idée que je rentrais dans une autre dimension, car nous organisions une tournée nationale l’année suivante après cette date-test plus que concluante.

Nous arrivons en 2014, c’est le centenaire de la naissance de Luis Mariano : ce n’est pas un hasard si nous faisons la tournée cette année-là. Lorsque j’arrive à la salle, en général le matin, je prends la température auprès de l’orchestre qui répète, auprès des ténors qui se chauffent la voix. Ils ne te serrent jamais la main par peur d’attraper des microbes, et donc un rhume qui atteindrait leur gorge, les empêchant de chanter. Il faut prendre soin de ton outil de travail, que ce soit un tracteur, une disqueuse, une machine à café, ou ta gorge.

Je vais ensuite au catering (traiteur mais ça fait mieux en anglais dans le monde du spectacle) saluer le cuistot et prendre un mauvais café filtré. Toujours les mêmes personnes, comme un quotidien qui se transpose d’une salle à l’autre, seul le décor change. J’installe la machine à billetterie, j’imprime les dernières places, je récupère les invités de chacun qui me rajoutent toujours par sms ou sur un bout de papier déchiré une nièce, des amis d’amis, ou une fille rencontrée au bar la veille qui ne viendra pas, car c’est quand même un exploit de faire venir une jeune fille (de moins de 50 ans) pour un spectacle d’opérette sur Luis Mariano.

Les représentations se font l’après-midi et le soir dans chaque ville. Sur l’après-midi, ce sont des bus entiers de déambulateurs, cannes et fauteuils roulant qui débarquent sur les parkings des Zéniths de France et de Navarre. Le club de l’amitié de jenesaisquelvillagepaumé de la périphérie de Saint Etienne ou Lille, la maison de retraite qui organise la sortie culturelle, ou le CCAS local qui offre un cadeau de noël aux fidèles électeurs retraités de la circonscription. J’ai appris entre-temps qu’on appelle ça la Sylver-économie (le business à l’attention des personnes âgées). Le problème disait un des producteurs avec pas mal de cynisme, « c’est qu’on perd des clients chaque année ».

Les vieux ont la particularité d’arriver vraiment beaucoup en avance, deux heures pour certains, très stressés : ils ont peur qu’on leur vole leurs places, qui sont pourtant numérotées. L’ouverture des portes ressemble à celle d’un supermarché. Si vous n’avez jamais vécu ça, à 8h50 les personnes âgées sont sur les starting-blocks avec leurs caddies à la porte. Ils n’attendent même pas que la grille soit complètement relevée, ils passent en dessous pour presque courir à l’intérieur. Aucun enjeu, ils sont seulement debout depuis 4 ou 5 h du matin et s’ennuient fermement : rien à la télé à cette heure-là, les commissions à faire et le repas de midi.

Alors au Zénith, c’est la même ils tapent à la vitre de la billetterie pour retirer leurs invitations qu’ils ont gagné sur France Bleu ou pour demander dans combien de temps ça ouvre parce que quand même ils ont fait la route de loin.

Lorsqu’enfin les portes ouvrent, ils sont déjà des centaines à jouer des coudes pour rentrer, comme pour un concert de Katy Perry. Le spectacle est dans une heure et demi mais ils se pressent, se bousculent, sont inquiets de bien avoir la place qu’ils ont acheté. Et pour avoir été dans le hall à ce moment-là, une seule question les taraudent : Tu crois qu’il sait ? Il a l’air de travailler là, attend on lui demande : Monsieur, les toilettes s’il vous plait ?

Le spectacle commence toujours à l’heure, pas trop de soucis avec ce public pour les horaires. Une fois seulement, le vomi d’une dame dans les tribunes a demandé l’intervention d’un agent de nettoyage et entrainé un retard de cinq minutes. Souvent il y a des chutes dans les escaliers. Heureusement aucune n’a été très grave. Aucun mort non plus. C’est déjà arrivé une année, tout le monde croyait que le monsieur dormait.

Les artistes entrent en scène, certaines fois j’y assiste, toujours avec un peu d’émotion pour ce spectacle à l’ancienne : un présentateur connu du PAF, un orchestre rétro et des ténors, un jeu de lumière digne d’une revue de music-hall, des tenues ringardes mais tellement rétro. On s’y croirait.

Lorsque la pause arrive et que certains sont réveillés par la lumière, les personnes se dirigent en masse vers les toilettes de la salle. C’est le moment où nous passons dans les rangs pour vendre en salle des programmes du spectacle et le CD d’un des ténors qui reprend les airs de Luis Mariano. C’est l’occasion de bavarder avec ces dames. J’en retiens que Luis Mariano était une icône incontestable de leur jeunesse. Il était d’une beauté, d’une gentillesse ! (…) Je l’ai rencontré en telle année (…) On n’en fait plus des comme ça de nos jours (…) C’était vraiment le prince de l’opérette (…) Ces ténors sont extraordinaires (…) Vous me faites le programme gratuitement contre un bisou ? (…) Où sont les toilettes ? (…)

J’ai droit à tous les coups à au moins une dame surexcitée par le spectacle et les ténors et qui avait vu Luis Mariano en concert. Elle me tient le bras de peur que je m’en aille et elle a raison. Ça revient souvent, les personnes âgées cherchent le contact, alors elles ont tendance à vous attraper par le bras, peut-être aussi pour se tenir.

Une chose est sûre, les personnes qui étaient là étaient contentes du spectacle et n’avaient aucun mal à acheter le programme ou le CD ou les deux.

La seconde partie du spectacle dure une heure comme la première. Le public reprend en chœur les célèbres airs. Le rappel est toujours en stand up ovation, sur le chanteur de Mexico. A la fin de chaque show, les ténors, le présentateur et le chef d’orchestre venaient signer des autographes. Et c’est là que j’ai compris que les vieux sont redevenus des enfants. Ou plutôt des adolescents : moi, moi, moi ! Un autographe !!! Une photo ! J’ai assisté à des grandes bousculades, des cris de furies, des fans, un nombre incalculables de selfies avec les artistes, des resquillages, pire qu’un concert de Black M en somme.

Je crois que je ne m’en suis pas rendu-compte tout de suite. Ça s’est fait pernicieusement. Au début on reprenait les airs pour rigoler avec l’équipe en voyage, au bureau ou partout ailleurs. Puis je me suis mis à parler de Luis Mariano à mon entourage, à me documenter sur lui, puis à écouter ses chansons en dehors du travail, voir ses vidéos, l’admirer, prendre parti sur son hypothétique homosexualité, vouloir me coiffer comme lui. Ses airs résonnaient dans ma tête à tout moment. J’étais devenu accro. Il y avait des chansons du spectacle que je ne voulais pas rater, des histoires de sa vie que j’écoutais avec plus d’émotion à chaque fois, comme quand Luis a fait pleurer toute la salle en chantant « maman » à sa maman pour la première fois, c’était à l’Olympia. Je crois que le paroxysme de ma dépendance était une interprétation de Plus je t’entends d’un des ténors que j’écoutais plusieurs fois par jour, comme un mantra, une prière. J’étais dans une secte qui m’a abandonné le jour où la tournée s’est arrêtée.

J’ai mis un moment avant de décrocher, longtemps j’ai regardé les vidéos du spectacle, écouté ses chansons. J’étais déprimé. Mes amis ne m’invitaient plus en soirée de peur que je prenne contrôle de la sono. Pour m’en sortir j’ai du prendre des musiques de substitution, reparler à des gens de moins de 70 ans, faire un travail sur moi-même. Je crois que je ne serai jamais tout à fait guéri. La blessure est toujours là, latente, comme une faiblesse honteuse avec laquelle j’ai appris à vivre. Puis j’ai découvert qu’on allait faire Franck Michael…

Roca Balboa

Bricole Gueurle officielle de la Team Retard
Roca Balboa est née en 1990 et aimerait bien réadopter des rats. Amie d'Anna, la première fois qu'on l'a rencontrée on a vu un petit chaton tout mignon. Puis, en mangeant un kebab sur un banc, on a constaté la bouche pleine d'une viande qu'on connaissait pas qu'elle avait la gouaille la plus hardcore qu'on connaisse. Et un putain de talent pour le dessin. SON SITE PERSO : http://rocabalboa.com/