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vendredi, 03 novembre 2017

Je ne peux pas en dire plus

Bon ça fait un moment que ça traine, cette histoire. Ça fait donc un mois que Retard Magazine m’écrit pour savoir où en est mon texte, et moi je réponds rien, je fais la morte, je n’écris rien non plus, comme si mon texte allait naître tout seul, pouf, l’Immaculée Conception. Il se trouve que j’ai peur, je n’ai pas particulièrement envie d’une telle responsabilité sur moi, témoigner d’un avortement et dénoncer quelques trucs pas encore bien rodés m’épuisent d’avance. Ça va être quoi, les conséquences ? Combien de commentateurs dégoûtés ?

Il faut déjà le contexte. Le contexte c’est que cet été, ou en mai, je ne sais plus trop, j’ai découvert une artiste qui s’appelle Aurélie William Levaux. Vachement bien. Elle fait des trucs vachement bien. Des livres, des dessins, des textes, enfin voilà. Comme j’ai un blog sur le site du Temps, je me suis dit que j’allais parler d’elle sur mon blog. Évidemment, sur le site du Temps, il y a d’autres blogueurs. Il y a notamment Suzette Sandoz.

Présentons brièvement l’engin. Suzette Sandoz est suisse, du genre âgée, elle est chroniqueuse, blogueuse aussi donc, et elle est de droite, du genre vieille réac de la vieille école. Ça fait un moment que ce qu’elle écrit me rend parfois hystérique.

J’étais donc sur le site du Temps et je tombe sur un post de Suzette Sandoz qui s’intéresse à une sombre histoire de chasse aux sorcières. En lisant le post, j’apprends avec fascination, grâce à une chute subtile, que la chasse aux sorcières est le surnom qu’elle donne à une mesure prise par la direction du CHUV, qui a interdit un rassemblement religieux. Pas n’importe lequel. Ce rassemblement religieux avait lieu le 13 depuis chaque mois (déjà, pardonnez-moi, mais le 13… enfin bon), depuis dix ans. Dix ans que des croyants intégristes se rassemblaient à la chapelle du CHUV pour y prier « les crimes de l’avortement ».

Et la Suzette, loin d’être choquée, interroge : « Le vrai danger ne vient-il pas des intégristes pro-avortement »? Et la Suzette conclue par la fameuse chasse aux sorcières.

Et moi je bondis de tous les côtés.

Il se trouve que j’ai été dans des écoles catholiques, et que j’ai côtoyé tous les jours, de très près, des intégristes catholiques. Ces gens-là sont dangereux. Ces gens-là sont dangereux et côtoient des enfants, des adolescents, des adultes, qu’ils essaient de formater. Ce sont parfois des gens intelligents, ce sont parfois des notables, des vieux de la vieille France, on y trouve des royalistes. Il y a des jeunes (qui ont l’air vieux), des vieux (qui ont l’air vieux), des prêtres, et des adorateurs. Il y a un séjour au ski où j’ai dû me lever tous les matins à 6h, à 15 ans, pour prier en latin, et le midi aussi, et le soir pareil. Il y a des débats, en pleine adolescence, où l’on m’expliquait calmement que l’homosexualité est une tare, une maladie. Que le sexe est un pêché. Il y a des films visionnés avec des adultes juste derrière nous, prêts à bondir pour censurer la moindre scène de cul, le moindre téton montré, mais aussi pour censurer un truc aussi diabolique qu’un bisou sur la bouche entre deux gamins de 7 ans. On les a vus au grand jour, à la sortie d’Harry Potter, brûler des livres devant les cinémas. On les a vus par millions dans nos rues avec la loi sur le mariage pour tous. On les voit jusque dans les chapelles des hôpitaux publiques, prier pour des femmes qu’ils ne connaissent pas, qui exercent leur droit à l’IVG, et qui préfèreraient probablement qu’on leur file des anti-douleurs plutôt qu’on prie pour elles alors qu’elles n’ont rien demandé. Bref, ces gens m’ont pourri une bonne partie de la vie. Et ces gens nous pourrissent le cul depuis des milliers d’années, et ces gens ne connaissent visiblement pas l’existence de la Constitution, et ça commence à me gonfler.

Il se trouve aussi que j’ai avorté au CHUV, l’hôpital mentionné dans le post de Suzette. J’ai avorté en le disant. Je n’en ai pas honte, pas une seule fois je n’en ai eu honte, j’avais 26 ans, j’étais à peu près sûre de mon choix, et j’en avais marre qu’on ne puisse jamais parler de ça. Autour de moi, cinq de mes amies ont avorté, et ce sont les seules personnes avec qui j’ai pu en parler librement. Pourquoi ? Pourquoi on n’a pas le droit de le dire, si on en a envie ? Et pourquoi personne ne sait comment ça se passe ? Et pourquoi on a toutes peur, quand ça nous arrive, de finir stériles ? C’est quoi ces vieilles idées à la con, que le tabou permet de faire perdurer ?

Alors ça se passe comment un avortement? Ça ne se passe jamais super bien. La personne qui m’a vu juste après que j’ai appris la nouvelle m’a dit que de toutes façons, « aucune femme, qu’importe son choix, n’est jamais sûre à 100% ». J’ai rarement entendu quelque chose d’aussi vrai. Quand on tombe enceinte, quand on attend un enfant, quand on sait qu’on va l’élever (ça ne m’est pas encore arrivé, mais j’ai des amies), on est parfois, souvent, pleines de doutes. Ben là c’est pareil. Elle m’a dit aussi que c’était mon choix. Ce que j’ai trouvé très marrant, mais marrant genre pas drôle. Ce n’est pas du tout mon choix. C’est le choix de mon mec aussi, le choix de la société, et le choix d’un contexte particulier. Qu’on soit là à lire ce texte est une concordance de choix et de non-choix qui ont fait que vous êtes là, assis à lire ce texte. Ce n’est pas forcément le choix de votre mère, ça peut être son non-choix, c’est surtout le résultat de conjonctures formidables ou tristes. Il se trouve que même si j’ai trouvé ça très marrant et pas drôle, elle avait raison, il suffisait que je dise « je veux avorter » pour que je puisse avorter, qu’importe que ce ne soit pas entièrement moi qui le veuille, ça restait un choix et un droit.

Ce que j’ai donc fait. Un 13 février. Marrant, hein ? Je n’avais aucune idée qu’à vingt mètres de moi, quand on m’a filé les cachets, des gens priaient dans la chapelle du CHUV pour le crime que j’étais en train de commettre selon eux. Un « crime » pourtant légal, je le précise. Un droit, je le répète.

Je n’en avais aucune idée principalement parce que j’étais en train de demander au médecin si ça allait me faire mal. Elle m’a regardé comme si j’étais conne, puis, l’air saoulé, elle m’a dit : « Il y a des femmes qui sentent des douleurs comme quand elles ont leurs règles, et des femmes qui se tordent par terre en hurlant, je peux pas vous en dire plus ». Merci, connasse. C’est rassurant, ça fait plaisir. J’ai vite fait raconté l’épisode sur mon profil Facebook, sans dire qu’il s’agissait d’un avortement. Mon mec était scandalisé que je traite de « connasse » une médecin. Un de ses amis lui a dit que j’étais vraiment violente. Marrant. Je trouve plutôt que c’est la réaction de la médecin, face à quelqu’un qui s’avance vers l’inconnu total, qui est violente. C’est une question de point de vue, j’imagine.

Quand j’ai décidé d’en parler sans en avoir trop honte, je me suis rendue compte que sur les cinq meufs qui ont avorté à l’aide de médicaments et que je connais, toutes ont vécu le même flou médical. Et c’est vrai, on a toutes ressenti des choses différentes. La plupart ont eu mal, beaucoup. Une amie a souffert comme jamais, recroquevillée sur son lit pendant des heures à vomir, obligée d’haleter pour arriver à respirer. On lui avait donné un Codafalgan. Elle avait pourtant prévenu le médecin que pour son premier avortement, elle avait souffert le martyre. Alors pour le deuxième, il lui a filé un putain de Codafalgan. C’est quoi le trip ? T’avortes donc il faut quand même que tu comprennes ta douleur ?

Moi, je n’ai pratiquement rien senti. Probablement parce qu’on m’a blindée d’antidouleurs, ce qui peut aider.

Par contre, on ne m’a pas vraiment expliqué combien de temps ça prendrait, et c’est normal : ils n’en savent pas grand chose. J’ai essayé de me renseigner mais je ne comprenais rien. Tu prends un premier comprimé qui stoppe la croissance de l’embryon. Ensuite le lendemain, tu prends un deuxième comprimé qui l’expulse. Mais au bout de combien de temps il est expulsé ? « Entre une heure et deux jours, mais la moyenne se situe dans les quatre heures ». Alors moi je ne suis pas du tout dans la moyenne, si jamais, puisque ça a mis dix jours. Oui, dix jours.

J’ai pris un comprimé, le lendemain je suis allée au CHUV, on m’a mise dans une salle, avec une plante verte et une assiette plein de médicaments (antidouleurs, anti-inflammatoires, cachet IVG, etc), et une aide-soignante m’a dit « dans une heure ou deux, vous allez avoir envie d’aller aux toilettes, il faudra laisser faire ». L’explication la plus vague de l’histoire, mais au moins c’est une explication. Ensuite j’ai attendu quatre heures. Au bout de quatre heures, je m’ennuyais comme un rat mort, il ne se passait rien du tout, je n’avais envie de rien, à part de déterrer la plante verte et de la manger histoire d’avoir une occupation. Ils m’ont refilé un cachet, refilé des antidouleurs, et m’ont dit de rentrer. Chez moi, il ne s’est rien passé non plus. J’ai saigné. Je n’ai rien senti de particulier. Appelez-moi Hercule.

Et puis un jour, une semaine et demi plus tard, dans un restaurant où l’on fêtait un baptême, j’ai eu envie de pisser. Je me rappelle que les chiottes étaient celles du vestiaire du club de golf à côté. Je me rappelle que j’étais en train de pisser, et que j’ai senti un truc, et je me suis dit « merde, j’ai oublié d’enlever mon tampon », mais je n’avais pas de tampon. J’ai senti un truc tomber, à peu près le même effet qu’un gros tampon, ça fait très bizarre, personne ne me l’avait dit mais évidemment c’est très bizarre, et en même temps c’est un soulagement, parce que ça faisait dix jours que j’avais un truc mort dans le ventre. J’ai vaguement regardé, très vite. Un truc blanc. Puis j’ai tiré la chasse, je me suis barrée, et quand je me suis assise, quelqu’un m’a demandé si ça allait. J’ai dit oui.

Et c’est vrai, ça allait. J’ai eu une chance infinie. Ça n’arrive pas tout le temps, ça n’arrive presque jamais. Les meufs qui avortent sont stigmatisées, un peu, qu’on le veuille ou non. Celles qui avouent leur IVG, comme je l’ai dit, dans mon entourage, je les compte sur les doigts d’une main. J’imagine qu’il y en a davantage. Et en plus de ce tabou, ces meufs galèrent à avoir des informations. On se rappelle qu’il a fallu attendre 2015 pour que le gouvernement français fasse un site officiel avec des informations, parce qu’avant on tombait sur des conneries de catholiques intégristes. Pourquoi on a dû attendre 2015 ?

Je ne dis pas que les médecins ne sont pas efficaces, à part la connasse, qui devait passer une mauvaise journée, ils ont tous été super avec moi, et d’une bienveillance totale. Je dis juste que l’avortement est un droit mais pas un acquis. Ne minimisons pas le fait que des personnes, dans la chapelle d’un hôpital publique, prient pour les crimes que nous commettons. Je vous rappelle que ça fait treize ans que l’IVG est légal en Suisse, quarante-deux en France ; une bagatelle, une poussière.