Je suis fâchée parce qu’on nous raconte des salades sur l’entreprenariat. Je suis fâchée parce que les gens rêvent de quelque chose qui n’existe pas et passent leur temps à le projeter sur toi quand tu entreprends.
J’ai ouvert ma boutique il y a un peu plus d’un an. C’est une boutique un peu rétro de souvenirs fabriqués en France, de produits français et de jolies choses vintage. C’est un truc auquel j’ai pensé des années avant de me lancer, un rêve de gamine qui a trop regardé Amélie Poulain.
J’ai grandi dans une famille d’entrepreneurs. Pas des mecs qui montent des start-ups, plutôt des patrons paternalistes à l’ancienne, option métallurgie. Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, tous dirigeants d’usine à St Etienne. Pas de paillettes. Des après-midi dans les bureaux qui sentent le papier chaud qui sort de l’imprimante. Des weekends à courir dans les entrepôts vides, à chiper des boulons, à regarder les bleus salis de cambouis.
Après, cursus classique de petite bourgeoise : bac S, prépa éco, école de commerce, premier taf dans une boite de comm à organiser des voyages de presse et des visites d’expo. Et puis un jour, parce que j’en rêvais depuis des mois, parce que je ne pouvais plus faire autre chose, je me suis jetée dans l’entreprenariat, mais en fait, je suis devenue commerçante.
Encore une fois, je n’ai pas choisi la version glamour. Pas celle dont on parle dans les podcasts et les mini-docus sur facebook. Pas de success story online, de levée de fonds, ni de concept disruptif. L’incubateur de la Mairie de Paris m’a fermé la porte au nez. Mes potes d’école montaient des applis, rêvaient de se faire racheter, de lever le million ou de se faire repérer par Niel, et moi, j’ai ouvert une boutique de souvenirs et je suis devenue vendeuse.
J’ai pris un risque énorme. J’ai emprunté un tas de sous à la banque. J’ai demandé à ma famille de me soutenir moralement et financièrement. J’ai trouvé un local minus-mais-mignon, j’ai contacté des dizaines de vieilles entreprises françaises (celles qui t’envoient encore leur catalogue papier par la poste) et j’ai ouvert ma boutique.
Je suis fâchée parce que quand tu lis les articles sur les entrepreneurs à succès, ça commence toujours par hasard : « J’avais un blog et pouf, je suis devenue connue, on m’a proposé des milliers de projets » « J’ai lancé ma boutique en ligne alors que j’étais salariée et pouf, une maxi star a posé avec ma robe à LA et depuis j’ai 15 salariés et je passe la fashion week à manger du kale à NY »… J’en ai écouté plein, des interviews où on te dit que ce qui est important, c’est d’avoir la bonne idée et de rencontrer les bonnes personnes. En vrai, si tu n’es pas déjà intégré à un système qui peut te propulser vers le succès, les chances de l’intégrer par hasard sont minuscules.
Je suis fâchée parce que tous ces gens te racontent l’histoire d’un entreprenariat sans galères, ou alors, c’était une galère de colis perdu, de fournisseur en retard, pas une galère de ne pas pouvoir se payer, de se remettre en question constamment, de se réveiller la nuit en se demandant pourquoi on a lâché son salaire et ses vacances pour des angoisses de type ‘comment je vais payer mon échéance de prêt dans 10 jours’. Pourtant, quand je regarde autour de moi - chez les autre commerçants mais aussi chez les mecs qui ont monté un truc en espérant lever des fonds sous 9 mois - il y a beaucoup plus de doutes, de questionnements et d’angoisse. L’entreprenariat est montré aujourd’hui sous le jour de la success story, et vous me direz peut-être que les gens autour de moi (et moi, même) sommes des losers. Peut-être. Mais l’entreprenariat c’est aussi ça, un tas de « losers » qui croient qu’ils peuvent réussir. Perdre du temps, prendre un risque, perdre de l’argent (beaucoup) dans l’espoir d’en vivre.
Je suis fâchée parce qu’à force de ne parler que de ces entrepreneurs là et de les glorifier, les clients, les potes, tous ceux qui restent salariés, n’ont aucune conscience de ce qu’est ton quotidien, en vrai. Les gens te disent des trucs absurdes genre « certes, tu bosses comme un ouf mais ton emploi du temps est super flexible » ou « au moins, toi, tu fais ce que tu veux ». Alors, niquez vous, déjà. Pardon, hein, je les aime les copains, mais c’est un peu comme cette pote qui va se marier et qui te dit « envier ta vie de célibataire ». Tu débarques dans ma boutique après le brunch du dimanche et une petite pause shopping et tu me dis ça, j’ai envie de te dire que de nous deux, celui qui a la flexibilité de son temps, de son weekend, de ses vacances, c’est pas moi. Je bosse 6 jours par semaine derrière mon comptoir, et si je veux que ça marche POUR DE VRAI (càd finir en interview sur un webzine sur les girl-bosses, apparemment….), il faut que je fasse douze milliards de trucs le reste du temps. Que j’ai pris 4 weekends en 1 an, que je me paye un SMIC en croisant les doigts tous les mois de vendre assez de cartes postales pour payer les 150% de charges patronales, et que de toute façon, j’ai pas le time de partir en vacances donc à quoi bon gagner de la thune anyways.
Le danger, avec la vision de l’entreprenariat qui est propagée aujourd’hui, c’est que tout un tas de gens dénigrent le salariat en rêvant de chevaucher une licorne qui n’existe pas.
Je suis fâchée parce que je culpabilise. Il y a toujours quelque part un rappel de ce qu’est « le bon entrepreneur ». Le café mignon sur insta qui a toujours la bonne collab, l’article sur la levée de fonds de telle petite marque, le planning idéal de l’entrepreneur (ces gens qui se lèvent à 6h du mat pour faire du yoga avant d’écrire dans leur bullet journal), ceux qui t’envoient une newsletter canon ou qui partagent l’article qu’on vient d’écrire sur eux dans le NYT. Ceux qui prennent 1 mois de vacances. Cet espèce d’étalon du cool et de la perfection qui te fout la pression et qui paralyse. Et moi qui ait 6 mois de déclaration de TVA en retard et les larmes aux yeux quand on me vole un pull à 150 balles. J’ai l’impression que personne ne te dit jamais la vérité sur l’entreprenariat. On parle assez rarement des gens qui échouent, on te raconte pas le quotidien fait à 90% d’emmerdes qu’il faut surmonter pour pouvoir juste commencer à bosser, on entend pas les gens brisés, qui doutent de leurs idées et du coup de ce qu’ils sont, de ceux qui déposent le bilan. J’aimerais entendre les gens qui ratent. Pas pour décourager, mais parce que la vie des entrepreneurs est parsemée de micro-drames qui se noient dans une masse à paillettes qui me fatigue.
Franchement, je suis contente de ce que je fais parce que de toute façon, le reste c’était pire (je suis jamais contente en fait). Je n’ai jamais aimé ni mes études, ni les tafs que j’ai fait. J’en ai rien à faire de gagner des sous (sauf quand j’ai envie d’un sac Fendi sur Etsy) ni de prendre des weekends (aujourd’hui au bout de 12h sans bosser je suis prise d’une légère panique, et revient le récurrent refrain qui a rythmé mon enfance : « j’m’ennuie… »). Je reste persuadée que l’entreprenariat était ma voie, je suis contente de jouer à la marchande 6 jours par semaine, j’aime mes fournisseurs à l’ancienne et mes voisins qui font des falafels et au fond j’aime bien me battre je pense. Je pense qu’il y a mille sortes d’entreprenariat, et mille façons de trouver quelque chose qui vous va. Je pense aussi qu’il faut être affamé pour trouver sa propre route. Et surtout, surtout, comme pour tout le reste de la vie, il ne faut pas s’attendre à ce que ça ressemble à Insta.
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