Opashona Ghosh est une jeune illustratrice indienne vivant et travaillant entre Calcutta, Londres et Berlin – où je l’ai rencontrée pour la première fois l’été dernier. Elle évolue dans les milieux queer, musicaux et artistiques de ces villes, elle dessine des flyers de raves et de festivals, travaille sur des campagnes de mode (y compris pour Gucci!), participe à des résidences d’art contemporain, prend sagement le temps nécessaire pour obtenir ses visas, et navigue les tendances féministes et les émois politiques des scènes électroniques européennes et indiennes. En plus d’être visuellement attrayant, le travail d’Opashona fait le lien entre plusieurs communautés pas toujours bien représentées dans le monde de l’art… tout cela a piqué votre intérêt, n’est-ce pas ?
Opashona, ta nouvelle série, KIN, c’est assez perso mais ça a pris racine dans le milieu académique aussi, non?
Disons que quand on parle de sexualité queer, de race ou de gender, on ne peut pas faire ça sans référence. En tant qu’artiste, j’ai une responsabilité sociale et morale envers moi-même et envers mon public. Je dirais que le rôle de l’artiste n’est pas seulement de s’exprimer, mais aussi de partager les savoirs et aider à bâtir une communauté. KIN, c’est mon projet de recherche ouverte sur ces sujets, cela me permet de lire, réfléchir et formuler mes opinions érotiques avec soin.
Comment tu réconcilies le sexe d’un point de vue intellectuel et d’un point de vue émotionnel, quand ça se passe bien, ou quand ça se passe mal?
Récemment, avec les montées de l’extrême droite et du fascisme, et bien sûr le capitalisme, notre relation au sexe a changé. Nos valeurs de plaisir tendre et nos décisions émotionnelles ont été remplacées par le besoin de pouvoir… Ce qui nous rend insatisfaits au lit et dans la vie. Ce qui m’a ouvert les yeux, c’est la découverte du féminisme des années 70. Cela m’a inspirée pour mieux connaître mon corps, mes droits, et les qualités thérapeutiques du sexe. Mes expériences intellectuelles et émotionnelles liées au sexe m’ont aidée à mieux me connaître, à développer ma conscience et mon appartenance identitaire en déconditionnant mon esprit et mon corps endommagés par des valeurs et attentes hétéro-normatives. Et au lit, il n’y a pas de mauvais sexe, par contre il y a des individus avec de mauvaises attitudes, et eux tu peux les remplacer par un vibro.
Penses-tu que la façon dont la société présente le sexe aux femmes est valorisante ou handicapante ? Je veux dire par rapport aux infos que tu as reçues via la télé, magazines, à l’école… quand tu étais ado ou en tant qu’adulte, ou après #MeToo par exemple.
Perso, je suis super contente d’entendre différentes conversations sur la sexualité féminine et sur diverses plateformes interdisciplinaires. Cela informe les femmes sur plusieurs générations, en leur présentant des options dont elles n’étaient pas au courant précédemment; et cela permet aussi de créer de nouveaux liens de solidarité féminine. Je trouve ça beau quand les femmes dialoguent pour s’entraider et guérir des coups durs. D’un autre coté, la limite entre la libération sexuelle et la sexualisation à outrance est vite franchie. Et ça aussi il faut en être conscient et en parler à la maison, entre amis, dans les medias… Et surtout il faut développer de nouveaux systèmes de soutien pour la santé sexuelle et le bien-être mental. Ces changements peuvent commencer individuellement, avec nos actions, pensées et attitude, si chacun décide de travailler là-dessus, c’est déjà un grand pas.
Qu’est-ce que tu voudrais que tes illustrations changent dans le rapport au sexe dans nos sociétés ?
Les changements s’inscrivent dans une réalisation continue sur le sujet. KIN m’a permis de lancer un dialogue sur la santé sexuelle des personnes queer et racisées (QIPOC); c’est tout juste le début de cette exploration sur comment guérir, explorer sa sexualité, rester vulnérable, et faire face aux changements liés à ces thèmes. Dans KIN, j’utilise la nature comme métaphore; ma prochaine série sera centrée sur les métamorphoses des femmes et de la nature en tant qu’évolution individuelle et collective. Mon travail n’est pas tant de guérir les autres, mais plutôt de partager mon ressenti et ma recherche. J’espère pouvoir aider à créer des liens plus forts entre les femmes qui font face au slut-shaming et aux insultes homophobes.
Dirais-tu qu’il y a une guerre des genders, que le sexe c’est guerre, du moins la façon dont la société nous le présente ?
Le gender, c’est une invention de la société, le sexe ça pourrait être tendresse et désir, mais oui la façon dont la société nous le présente, c’est une guerre contre l’humanité. Les capitalistes hommes (hétéros) au pouvoir abusent de la misère de nos corps soumis, mal informés et insatisfaits, car ils savent que nous ferions tout et n’importe quoi pour remplir notre vide existentiel. Le sexe qu’on nous montre dans les medias de masse fait de fausses de promesses: il nous aiderait à trouver notre âme sœur sans laquelle nous ne serions pas complets. Historiquement, le sexe donne peu de résultats aussi arrêtés, mais il serait plutôt une exploration continue ou une façon d’échapper aux demandes de la société. Au final, le résultat de ces expériences serait ce que tu décides d’en tirer comme leçon de vie.
Sinon, aspect de ta série plus léger et technique, qu‘est-ce qui a changé graphiquement par rapport à tes travaux précédents ?
Tout d’abord ce qui a changé, c’est moi! Avant j’avais besoin d’utiliser toues les teintes pantone possibles et imaginables, et là j’ai adopté une palette plus humble avec des bruns, des gris, et des couleurs primaires diluées. J’ai enlevé des couches, physiquement et métaphoriquement, afin de me focaliser sur la complexité de la narration de la série.
Tu travailles aussi sur d’autres projets et des collabs, comment gères-tu tout cela ?
Chaque partie de mon travail en complète une autre. Les collabs avec des artistes électroniques de Londres ou Berlin, et les soirées et festivals me poussent hors de ma zone de confort, et me forcent à explorer visuellement au-delà de mon vocabulaire artistique, en restant dans mon univers quand même. Et ça j’apprécie beaucoup, trouver de nouveaux désirs, de nouvelles couleurs et formes en créant pour eux… Ce travail me permet de garder les pieds sur terre, et de rester concentrée et organisée. Sans ces commissions, je serais une artiste chiante qui essaie de sauver le monde à coups d’opinions non-fondées.
Entre le travail, les voyages, ton style de vie nomade… qu’envisages-tu comme prochaines étapes pour ta carrière et ta vie perso ?
Oh là, grande question. Travailler entre LDN, TXL et CCU, ça m’apprend déjà à être motivée, humble, travailleuse et patiente en toute circonstance. Cela étant dit, je pense que la confrontation entre les pour et les contre uniques à chacun de ses trois mondes m’a aidée à devenir la personne que je voulais malgré ma timidité. Je ne sais pas de quoi le futur sera fait, mais ce qui est sûr c’est que j’ai investi de l’amour, du travail et beaucoup d’énergie pour changer ma vie perso et professionnelle positivement. Changer de palette de couleurs, travailler avec de nouveaux outils et explorer de nouveau thèmes ne sont qu’un début…