Tout droit jusqu’au matin
En septembre passé je suis allée me promener dans les montagnes du Kirghizistan avec un copain, sa tente et mon appareil photo.
Nous avons crapahuté plusieurs jours à dos de cheval jusqu’aux environs de 4000 m d’altitude. Parfois sous l’orage, mais surtout entourés d’un grand rien, de temps à autres perturbé par le galop d’un troupeau de chevaux semi-sauvages.
Le soir, nous étions accueillis dans des familles de nomade locaux. Nous partagions leurs yourtes, leurs repas, et essayons d’en apprendre le plus possible sur la vie qu’ils mènent, rythmée par le caprice régulier des saisons. C’est une existence de presque autarcie, dure, autrefois mode de vie le plus répandu en Asie centrale, et dont ils sont aujourd’hui parmi les derniers dépositaires. Bien sûr le nomadisme connaît aussi sa modernité : la toile déperlante et la voiture sont autant d’allégements bienvenus à la rudesse de l’environnement.
Parfois, j’avais le sentiment d’être hors temps, comme si nous avions pénétré un de ces livres d’images qui nous ont fait rêver enfants. Il était encore plus prégnant, comme réaffirmé, que notre présence réellement n’était qu’un passage, au fond sans trop d’importance. A mesure que nous levions les pieds, la terre nous avait déjà oubliés. Nous, nous repartions avec le temps, chargés de nos souvenirs, sur film.
A plusieurs reprises, sur la route, nous avons croisé d’énormes asphalteuses flanquées d’idéogrammes chinois, de chauffeurs chinois, écrasant de toutes leurs forces du goudrons, sûrement chinois lui-aussi. Je ne pouvais alors m’empêcher de lier cette vision à la dissolution de la vie nomade traditionnelle, et de penser qu’à une temporalité succède une autre. Là-haut dans les montagnes, le Kirghizistan avait un temps bien à lui, qui relevait de l’espace. Sur ce tronçon en réhabilitation de la vieille route de la soie, c’est une autre temporalité qui s’infiltrait à toute allure, celle où le temps dicte la mesure.