Quand la misogynie rencontre le racisme et la connerie.
Le problème de la Beurette de chicha est multiple : elle est une femme, elle est racisée et elle a eu la mauvaise idée de sortir de sa cuisine pour utiliser l’espace public. Triple peine. La Beurette de chicha cumule à elle seule plusieurs types d’oppressions différentes.
La Beurette de chicha n’est plus une femme. Elle est un concept, un phénomène. Il devient difficile de la définir tant elle se fait le réceptacle des fantasmes et des représentations de chacun. Sur Internet, sur les réseaux sociaux, on trouve tout et, surtout, n’importe quoi. La définition de la Beurette de chicha est multiple. Pire encore, elle est classifiée. Il y a la Beurette, jeune femme d’origine maghrébine et ses dérivés : « la beurette orange » qu’on raille en raison de la couleur de son fond de teint, « la beurette à khel » celle qui fréquente amicalement, amoureusement ou sexuellement des hommes noirs et la « beurette de chicha » qu’on pointe du doigt pour sa forte propension à aimer se rendre dans les bars à chicha.
La Beurette de chicha est un phénomène et comme tout bon phénomène qui se respecte elle fédère les énergies et les réactions. On lui voue des sites pornographiques, dont les modérateurs sont des hommes, ou se revendiquent comme tels, et où chaque amateur peut envoyer sa petite vidéo personnelle, souvent filmé à l’insu de la partenaire. Là, on se rencontre très vite à la lecture des titres des vidéos, des commentaires ou du texte descriptif qui accompagne la vidéo que la Beurette qu’elle soit « orange », « à khel » ou de « chicha » est avant tout une « chienne », une « salope », une « pute ». La Beurette de chicha a son compte Instagram, ses pages Facebook et ses forums où l’on peut assister à de grands débats intellectuels tels que « les beurettes de chicha sont-elles des filles faciles ? ». Et là surprise, on découvre alors que la Beurette ne désigne pas forcément une jeune femme d’origine ou de nationalité maghrébine mais peut désigner toute femme, au teint hâlé ou blanche, qui fréquente les chichas ou met un peu trop de fond de teint, du moins d’après ceux qui la conspuent.
Alors, tout devient flou. La Beurette de chicha, qui est-elle finalement ? Que faut-il faire ou être pour être concernée par l’appellation ? Se tromper dans la teinte de son fond de teint ? Si je choisis la teinte « Sable doré » alors que ma carnation se rapproche plus de la teinte « Vanille rosé », suis-jeune Beurette de chicha ou simplement une Beurette orange ? Si finalement j’opte pour la teinte « Vanille rosé » mais que je décide d’agrémenter le tout d’une poudre de soleil avec blush intégré, suis-je une Beurette de chicha ? Si je passe ma soirée à la chicha, que je prends deux chichas, une à la pomme et une au fruit de la passion, mais que je n’ai pas mis de fond de teint, suis-je une Beurette de chicha ? Si je donne au cours de cette soirée mon numéro à un homme, suis-je une Beurette de chicha ? Ou alors faut-il qu’il y ait un échange salivaire ? Ou alors faut-il que l’homme en question soit noir ? Ou alors faut-il qu’il me sodomise ? Ou alors comme je n’ai pas mis de fond de teint, finalement, tout s’annule, et finalement je ne suis qu’une femme qui a pris une chicha au fruit de la passion…
Le problème de la Beurette de chicha ce n’est pas qu’elle aille à la chicha, ce n’est pas le narguilé. Le problème de la Beurette de chicha ce n’est pas que l’Oréal ait dix-huit teintes de fond de teint différentes et qu’il est difficile de s’y retrouver. Le problème de la Beurette de chicha c’est son corps, son sexe et la rue. Ce qui énerve c’est qu’elle est une femme et qu’elle prend des décisions. Qu’elle ait le droit de se mouvoir dans l’espace public sans demander la permission. Parce que l’espace public est historiquement genré. Il a été conçu par et pour les hommes alors qu’il est censé appartenir à tout le monde, être ouvert et mixte mais qu’en réalité il n’en est rien. Une femme dans une chicha, c’est une femme de moins dans la cuisine. Et si par malheur, c’est la nuit, alors c’est une pute, ou bien une Beurette de chicha. On ne sait plus trop.
Ce qui énerve c’est qu’elle ait le droit de se maquiller, de choisir ses vêtements, la hauteur de ses talons et la couleur de son fond de teint. De jouer ou pas des accessoires féminins, de son corps et de sa féminité. Au fond, on se fiche qu’elle mette une robe moulante rouge avec de hauts talons noirs, ce qui énerve c’est qu’elle ait le droit de le faire, de choisir et de décider. Ce qui énerve c’est qu’elle a un corps avec, entre autres, un sexe, et une bouche pour dire « oui», « non », « une chicha fruit de la passion». C’est énervant, ça. Elle peut donner son numéro, refuser à l’un une sodomie, accepter à l’autre une fellation. Au fond, le problème n’est pas dans l’appellation, il est au fond, caché derrière les méandres de la pensée et la mauvaise foi de ses détracteurs : le libre-arbitre. La liberté. La Beurette de chicha est une femme libre qui choisit aussi bien sa teinte de fond de teint, la couleur du sexe qu’elle aura dans la bouche (ou ailleurs) et son parfum de chicha.
Et le « Beur de chicha », dans tout ça ? Il y a le Nord, il y a le Sud. Il y a des gens qui utilisent des marque-page et d’autre qui les cornent. Si la Beurette de chicha existe, bien qu’on ait du mal à la définir, alors le Beur de chicha devrait exister. Pourtant, j’ai eu beau chercher sur Internet, sur les réseaux sociaux, le Beur de chicha n’a pas de site pornographique qui lui est consacré et où un groupe de femmes partage et publie des vidéos amateurs de leurs ébats, avec des hommes d’origine ou de nationalité maghrébine. Le Beur de chicha n’a pas non plus de compte Instagram officiel, de page Facebook qui lui est dédié. Le seul débat lié à cette expression tourne autour du remplacement de la chicha à tabac par la chicha à l’huile.
Le Beur de chicha existe t-il ? La réponse est non. Du moins, pas au sens de phénomène, comme l’est la Beurette de chicha.Pourtant, des hommes, quelle que soit leur nationalité ou origine, qui aiment le sexe, la chicha fruit de la passion, qui mettent trop de lotion après-rasage et des survêtements Sergio Tacchini trop serrés existent bel et bien mais ne fédèrent pas autant d’énergies, de réactions. Ils ne déclenchent pas autant de haine, de commentaires, de remarques, d’opinions, d’avis, de débats. Et c’est, en fin de compte, le cœur du problème : le Beur de chicha n’existe pas car il est libre de choisir son survêtement, le parfum de sa chicha, l’heure à laquelle il va s’y rendre, la femme qu’il va lécher, pénétrer, la marque de son aftershave sans qu’il devienne un sujet à débattre, un phénomène, un objet qu’on méprise, qu’on pointe du doigt, dont on se moque et qu’on exhibe en pleine place publique.
Le Beur de chicha est un homme, il est libre. La Beurette de chicha est une femme, elle ne l’est qu’à moitié.