Le mois dernier j’ai été engagée pour travailler comme hôtesse d’accueil dans un stand au salon de l’automobile, temple de la sacro-sainte virilité/phallus/misogynie, où se côtoient et se rencontrent aussi tout un tas de personnes d’horizons différents. Un bien joli microcosme de notre société.
Florilège slash concupiscence.
Vous êtes plus jolie que la voiture. Tu as des yeux magnifiques. On voit tout ton soutien-gorge. Ah monsieur entre le sac et la demoiselle il faut choisir, c’est compliqué moi-même je n’aurais pas su. Ah ces jolies femmes c’est toujours agréable. Tiens je te donne mon numéro appelle-moi. Hier soir après le boulot on a bu elle était soûle ils en ont un peu profité. Il s’est frotté à elle toute la soirée. Je n’ai pas de problème avec elle c’est juste cette image qu’elle renvoie de nous qui me gêne. Vous avez une jolie poitrine mademoiselle. Vous êtes célibataire ? Ben pourquoi vous ne voulez pas alors ?
Il vient me parler chaque fois qu’il passe. Il n’arrête pas de me toucher le ventre, parfois il effleure la cuisse. Il m’a donné son numéro devant les clients après m’avoir montré des photos de sa femme et sa fille. Il a l’âge de mon père. Les regards. Ce type vient de mater mes seins. Je ne comprends pas.
Au commencement l’injonction.
On te tend les clés. Va aux vestiaires te recoiffer c’est une catastrophe. Oh mais elle est ratée cette queue de cheval. Tu as des petits cheveux qui dépassent c’est affreux. On l’assied on la recoiffe devant tout ce monde lisse et uniforme parqué dans le salon à l’arrière du stand, en tirant sur ses cheveux, les larmes un peu. Te touche sans te connaître. Tu te laisses toucher, les poils de la brosse frottent le crâne endolori, c’est peu de chose. Les cheveux sont plaqués sur la tête, les oreilles ressortent. Lèvres et ongles rouges, la chemise bleue. Ne laisse rien dépasser se tenir droite croiser les jambes sourire sourire se tenir. Androïde delta Moulinex.
Les invisibles.
Bangladesh, Inde. Vivent désormais en banlieue de Paris à Drancy et viennent coller la moquette dans les hangars Porte de Versailles, manient des chariots motorisés Caterpillar.
Le personnel de ménage est allemand, polonais, slovène, hongrois, bulgare. On lui a proposé de partir travailler à Paris pour deux semaines, douze heures par jour, deux heures de pause. Eike étudie la sociologie, les autres accumulent ces jobs alimentaires comme Tania, Polonaise. Quand les commerciaux du stand en prononcent à peine un mot, l’anglais de Tania est presque courant. Elle frotte minutieusement chaque voiture avec un chiffon et un produit à l’odeur forte de barbe à papa. Chaque demi-heure elle revient à son point de départ, c’est la même procession, ses regards, ses gestes.
Le bar dans l’alcôve
Le client intéressé par un modèle peut ensuite rejoindre l’arrière-salle à la moquette blanc-cassé, « le lounge »: espace cotonneux éloigné du brouhaha ambiant.
Gustave - l’un des serveurs - attend avec hâte que la fin de la journée arrive pour enfin aller prendre une douche. Il agite ses avant-bras de gauche à droite en s’exclamant à chaque mouvement « la-douche-la-douche ». Lorsque son père vivait encore, il avait dû consulter un dermatologue pour déterminer l’origine des ravages de sa peau dans le dos. le dermatologue lui pose des questions sur le déroulement de ses journées et convient de la raison de son mal. Le père de Gustave avec un plaisir non dissimulé prenait une douche longue et brûlante chaque jour, juché sur un tabouret, brosse à la main et le jet d’eau sur les omoplates. C’était tout vu, dit-il. L’humidité et la chaleur répétées avaient provoqué un nombre incalculable de cloques. C’était tout vu.
Gustave inspirait à ceux qui l’écoutaient l’envie de partir pour simplement se retrouver chez soi et se laver, mais en attendant il fallait écouter le récit de son collègue qui n’était pas en reste sur ses années de service dans l’armée. Et de comparer avec l’un des vigiles la différence de salut entre l’armée française et l’armée russe dont ce dernier est originaire.
La plupart des vigiles du salon sont eux aussi, polonais, bulgares et russes. Immenses, la démarche tranquille. Adrian en revanche n’est pas bien grand, petit et râble au sourire pavé d’or : « Votre responsable a vidé le meuble dans lequel on avait nos bouteilles d’eau et vos verres, s’il vous emmerde avec ça dites-le on réglera ça entre hommes. Oui il a vidé le meuble, tu sais là celui qui a l’air d’un pédé. » Adrian au-delà de son homophobie patente est un personnage sympathique. Sa compagne est femme de ménage et lui occupait auparavant un poste de peintre en bâtiment. Chaque soir il partait du travail chercher sa femme au pied de l’immeuble où elle enlevait la merde des autres. Chaque soir dans la crainte qu’elle ne soit agressée en sortant la nuit tombée.
Nous.
Les hôtesses d’accueil et hôtes sont pour moitié étudiants - vivant souvent hors de Paris, ou bien dans le domaine artistique et culturel. Il est cinéaste et finance son premier long métrage en se levant chaque matin à 5 heures. Sa femme est chanteuse de jazz mais sans emploi, ils ont deux enfants. Il attend les subventions pour commencer son film. Ses yeux sont rouges et il tient à peine debout, il sourit.
Un autre vient de finir ses études, il est assistant de réalisateur. Il explique qu’il en existe trois sortes, le dernier payé au smic et le premier gagnant 10 fois la même somme .
Elle est brésilienne, photographe, traductrice franco-portugaise, comédienne. Après des heures sous les projecteurs son accent est de plus en plus prononcé, les clients s’en trouvent désarçonnés au point d’en rire.
Et eux. Cinquante ans, complet gris souris, diplômé d’une école de commerce. Enjôleurs tantôt autoritaires, sympathiques et libidineux, leurs regards appuyés provoquent pour presque toutes l’embarras, le rire ou tout au mieux un sarcasme bien aiguisé à leur égard.
Il est presque 22 heures et la langueur et l’ennui vont prendre fin. Les fronts dégoulinent, le fond de teint croule sur les visages. Les corps sont engoncés, les robes enserrent, les cravates d’un bleu passé étranglent les nuques. Les chemises sont blanches, repassées non-retroussables. Les costumes les chemises les chaussures en cuir les talons qui claquent les projecteurs la chaleur les mains moites les trois morceaux de musique qui passent encore et encore.
J’ai la nausée. La sonnerie retentit et tout le monde éprouve une joie soudaine, on sursaute et on presse le pas vers les vestiaires. On se tire d’ici. Le premier geste qui nous vient c’est de porter la main à nos cheveux, tirer sur l’élastique puis jeter la tête en avant pour les ébouriffer, et passer nos mains dedans encore pour nous assurer qu’ils soient bien là. On enfile nos vestes, on déboule dans les longs couloirs sur la moquette rouge en se balançant quelques vannes et la première bouffée d’air et de cigarette sont un régal. Mais ce soir je ne m’arrête pas, j’emboite le pas aux autres, le casque sur les oreilles. Il fait nuit l’air est frais, légèrement humide et j’écoute le rythme le rythme la pulsation de « Tatiana »