C’est drôle comme un retard de quelques minutes peut changer une destinée. En l’occurrence, d’après la légende, une manucure qui n’en finissait plus.
Le 16 juillet, les Kennedy sont attendus au mariage de Rory, une cousine. La cérémonie doit se passer dans les Hamptons. Pourtant, le Piper Saratoga II HP n’arrivera jamais à destination.
Lorsque j’apprends la mort du couple Kennedy, j’ai 12 ans et je vis la chose avec beaucoup de tristesse. Ils étaient sans doute et un peu malgré eux ma telenovela des années 90. On s’aime comme on se quitte. Il y avait déjà ce goût de légende, rien qu’en les voyant. Bessette, la girl next door du Connecticut devenue épouse de l’héritier le plus en vogue de la décennie. C’était presque trop beau pour être vrai.
Alors forcément, dans l’histoire, il fallait un peu de drame. De la gueulante à tour de bras. Des egos démesurés. Un épuisement qui ne disait pas son nom. Et puis le crash. Au propre comme au figuré. Le 16 juillet 1999, 22h, silence radio.
On retrouvera la carlingue en morceaux, les trois corps à son bord encore attachés aux sièges. Cause de l’accident : une erreur de pilotage manuel par temps de brouillard. Ainsi disparaissait tragiquement l’unique fils d’un président assassiné ainsi que Carolyn, son épouse.
Il y a de ces familles qui se trainent la mort comme un boulet. Ce qu’elles peuvent faire pour mériter ça. Se refiler la tragédie, naissance après naissance, comme cadeau empoisonné.
John John a pourtant vécu loin des médias, dans un cocon très cliché de l’Upper East Side. Il ne pouvait rien arriver à ce gamin, surtout quand on a dans l’entourage un Onassis pas spécialement radin. Après ses études, Junior voyage, rencontre Mère Teresa, veut aider son prochain. Il essaie de devenir acteur, se mange des gamelles puis finit par rentrer dans le rang: il passe le barreau, trois fois, avant d’atterrir assistant du procureur de la ville de New York. Destin lambda, tout aurait très bien pu s’arrêter là.
En 1994, à la mort de sa mère, Jacky, il fonde le magazine George, sorte de Vanity Fair à la sauce politique et petites bulles qui, après un gros succès, retombera dans les limbes des poubelles de quartier. Chialer un coup dans les bras de sa femme et repartir à la conquête d’un monde qui n’avait, de toute façon, aucune raison de le barrer.
Il avait en plus sa Carolyn, une jolie fille issue de la bourgeoisie américaine plan-plan, connue pour ses traits fins et sa grande capacité à attirer tous les regards. Chez elle, la vie est aussi un long fleuve tranquille fait de shootings et de pantalons Calvin Klein. Employée de luxe pour les gros noms type Trump, Bessette gravite autour d’un monde qu’elle souhaite maîtriser sans pour autant y participer. Boring as fuck.
Comment Carolyn est rentrée dans la vie de John John? La légende voudrait qu’ils se soient rencontrés lors d’un jogging à Central Park tandis que d’autres racontent que l’héritier Kennedy serait tombé sous son charme après lui avoir acheté trois costumes. La liaison démarre en 1994 puis aboutit sur un mariage le 21 septembre 1996 sur l’île de Cumberland, au large de la Géorgie dans un secret des plus délirants (l’île était uniquement accessible par la mer, aucune route praticable, pas de services téléphoniques). On avait acheminé les préparatifs par bateau et demandé une dérogation pour que le rite catholique puisse y être célébré (le lieu de culte est de confession protestante). Des demandes de riches qui n’avaient pas spécialement de quoi retourner la Terre.
Vêtue d’une robe nuisette signée Narciso Rodriguez et de sandales Manolo Blahnik, Carolyn dira pourtant oui à un tragique destin que personne ne voulait voir s’appliquer pour ces deux gamins. Est-ce que ce cheval sauvage qui viendra bouffer son bouquet de fleurs à la fin de la cérémonie était un signe? Allez savoir. Rien ne pouvait arrêter ce déluge d’émotions sur les crevettes et les glaces au citron, préférant danser jusqu’à la fin de la nuit sur Forever in my Life de Prince, sans penser au lendemain.
Mais Carolyn n’aime pas sa nouvelle vie. Parce qu’on la compare à Jacky Kennedy? Parce qu’elle ne peut plus sortir son clebs tranquille ? Difficile à dire. Bessette est de ces femmes qui ne parlent pas. Aucune interview dans les archives, si ce n’est deux malheureuses vidéos à la sortie d’un red carpet et d’un gala de charité. Elle ne supporte pas les paparazzis, elle ne supporte pas le poids qui commence à se faire sentir.
Derrière les sourires bright, la vie de château a un goût de dégueulasse. On dira d’eux qu’ils étaient “normaux”, pour ne pas dire banaux, car quand même, quand on est du clan Kennedy, ça la fout mal. Le couple ne faisait pas plus de vagues que ça, ce qui avait permis à Bessette de rester loin de toute couverture médiatique. Mais comme toute belle histoire, il y a la face sombre, et les tourtereaux aiment la castagne. Il aura fallu le tournage d’une vidéo amateur pour broyer le peu de tranquillité que Bessette essayait de construire, sentant sans doute à des kilomètres à la ronde la soufflante qui allait finir par s’abattre sur elle. C’est qu’il faut tenir la route, quand on est une Kennedy.
Avec du recul, le scandale était drôlatiquement crasse. Quel couple ne s’engueule pas en allant promener le chien? Mais quand le mec en question, petit avorton d’un président assassiné, essaie d’arracher du doigt de sa fiancée la bague, forcément, ça claque. Bessette, pas en reste, attrape violemment la laisse du clébard. Même pas en rêve tu toucheras à mon chien. Carolyn 1- John John 0. Il s’effondre, en larmes. Another time, another drama. Bessette signe le début de son calvaire. On ne fait pas pleurer le petit prince de l’Amérique, immortalisé dans la culture pop ce jour de novembre 63, qui, devant le cercueil, fera le signe militaire à son président de père.
De gentille petite bobo débarquée de son état New yorkais natal à future fiancée du fake american dream, Carolyn accompagne malgré elle les prémices d’un nouveau monde médiatique dont personne ne connaissait vraiment les rouages, et certainement pas les principaux intéressés. Les photos sont rapidement vendues au National Enquirer pour un quart de million de dollars et les tabloïds balancent le scoop qui ne tardera pas d’avoir son propre sketch au SNL la même semaine. La légende est lancée. Bessette deviendra l’imbuvable du clan Kennedy.
L’Amérique veut pourtant voir Carolyn. A chacune de ses apparitions, son style minimaliste noir Prada rencontre son public. Peu de bijoux, un chignon classique et des lèvres rouge, un style bien éloigné d’un Los Angeles rutilant et de ses bimbos rose bonbon de Sunset Boulevard. Sa came, ce sont les bottes et les jupes au dessus du genou, couleurs bleu navy ou marron, les vestes Yohji Yamamoto, les cachemires discrets, les godasses Blahnik. It girl née, on épie ses moindres tenues. Mais très vite, Bessette est saoulée par ce tapage qui finira par la bouffer.
Dans un monde qui aime se fier aux apparences, on parie sur cette femme glaciale et sans le moindre sentiment. Casser l’image de blondasse frêle, en y diluant une dangerosité qui ne pouvait soit disant que plaire à Kennedy. Bessette tape le nez droit dans la coke, incapable de supporter que son époux puisse revoir Daryl Hannah, une ex. Histoire d’en rajouter, Bessette se venge en racontant qu’elle continue de voir son amant, Michael Bergin. Le début de la fin. Le couple fait loft à part, malgré les visites chez le conseiller conjugal. Klein, un journaliste qui a retracé leur histoire toxique dans un bouquin, affirme que le retard au décollage le jour du crash était dû au temps démesuré que Carolyn avait passé chez un pédicure de Manhattan avant de prendre le chemin de l’aéroport.
Bessette doit supporter l’imaginaire déjà cliché de l’époque où on l’affuble de tous les maux parce que femme. Mais c’est aussi l’époque où les célébrités n’avaient pas encore la toute puissance nécessaire pour canaliser les débordements possibles. On est loin des exercices de style à la Kardashian, où tout est cadenassé afin d’éviter des dérapages trop incontrôlés. Pour Bessette, il faudra allègrement se prendre dans la tronche des romans sur ses sourcils, et si possible, bien fermer sa gueule après avoir dit merci.
C’est que les tabloïds avaient cette force qui pouvait faire et défaire les carrières. Un avènement dont les Kennedy se seraient clairement passés. Carolyn était ainsi mentionnée quasiment tous les jours sur le New York Post. Une presse pour la majorité installée bien confortablement dans la Grosse Pomme, ce qui rendait l’influence, malheureusement pour elle, encore plus disproportionnée.
Pas de portier à l’entrée de leur immeuble de Tribeca, pas de voiture privée, pas de chauffeur. Il n’était pas rare de voir Carolyn déambuler seule, dans les rues de Los Angeles, regardant frénétiquement par dessus son épaule afin de s’assurer qu’aucun paparazzi ne la suive. L’erreur de Bessette aura été d’être trop confiante pour assumer une telle tâche. Rattachée aux relations publiques chez Calvin Klein, des anciens se rappellent d’une femme étonnamment peu aguerrie aux mondes des médias malgré sa position, croyant naïvement qu’il suffirait de foutre à la porte tout ce beau monde, un peu à la manière dont elle gérait les journaleux qui tentaient de déstabiliser son patron en prise à ses jours troublés.
Difficile de cerner ce personnage partant de ce postulat. Qui était-elle, au final? Poupée mannequin durant sa scolarité, puis reine de la nuit dans les 80s, on n’en saura finalement pas plus. Elle erre juste au bras de socialistas en tout genre. Sa fine taille sera d’ailleurs le déclencheur des modèles minceur que nous connaissons aujourd’hui. Le dirty realism des 90, où la gueule blafarde des mannequins qui se trainent comme des gosses mourantes de l’ère victorienne est des plus chic. D’après Maureen Callahan, autrice de Champagne Supernova, Kate Moss n’aurait pas eu ses entrées auprès de Klein sans Bessette, réticent face à ce choix qui allait pourtant définitivement marquer la mort des supermodels. Naîtra de ce putsch le fameux shooting réunissant la brindille à Marky Mark Wahlberg, sauvant au passage de la banqueroute la maison CK en sale posture. Comme quoi, il n’y avait que le destin pour réunir sur le même palier d’immeuble la future Madame Kennedy au couple le plus trash du moment, les Depp-Moss.
Bessette est aussi l’une des premières personnes que l’on suivait dans la rue pour son style. C’est d’ailleurs à ce moment que naît le street style des paparazzis, comme le souligne Kate Betts, ancienne éditrice en chef du Harper’s Bazaar. On avait beau la photographier sous toutes les coutures, la caméra n’arrivait pourtant jamais totalement à capter sa personne, qui semblait sans cesse filer entre les doigts. Même ses vêtements semblaient en dire encore moins. Vêtue de simples t-shirts ou de robes de couturiers japonais, elle utilisait le vêtement comme vecteur de son mal-être, son style si unique finissant par refléter le vide qui s’instaurait dans sa vie. Que faisait-elle dans son loft de Tribeca ? Après son mariage, sa carrière professionnelle s’arrête, mais contrairement aux autres nanas de la haute, Bessette squatte au minimum les galas et autres joyeusetés de riches en mal d’activité.
Pourtant, il était impossible de ne pas parler d’elle, elle était si cool, dira la styliste Stacy London, encore capable de dire, vingt ans après leur première rencontre, ce qu’elle portait. Une élégance qui se voulait discrète. Casual chic, 30 something. Elle n’avait rien d’extraordinaire, et c’est peut-être ça qui la rend aujourd’hui si intemporelle. Le soin du détail, à l’image de sa robe de mariée, qui choqua à l’époque pour sa simplicité. C’était révolutionnaire et pourtant, tout le monde semble aujourd’hui l’avoir renvoyée au fond de l’abysse. Un culte autour de sa personne vit encore pourtant au tréfond du web, où l’on s’échange ses soi-disants tips beauté, vivant dans l’illusion d’une parole qu’elle n’a jamais pris la peine de délivrer.
Aujourd’hui, à plus de 50 ans, quelle femme aurait-elle été ? Une éditrice en chef, une consultante, une conseillère en image? Ou peut-être une Gwyneth Paltrow bis vantant les mérites de la douche à la vapeur pour le vagin ? Est-ce qu’elle aurait lancé sa propre marque de vêtements ? De maquillage ? Ou aurait-elle tout simplement continué à se ruiner dans le silence ? On n’échappe pas à sa propre catastrophe personnelle.
Elle n’a jamais réussi à atteindre l’autre rivage, ayant pourtant lancé les bases de ce que nous connaissons aujourd’hui. Elle était déjà The Row, elle était déjà la femme Céline de Phoebe Philo.
C’est triste qu’on semble parfois l’oublier. L’exterminer dans le plus grand des calmes, même après la mort. Quelle fin étrange, pour une icône qui ne disait pas son nom, oubliée dans les méandres d’un star system qui la terrifiait sans qu’elle puisse en parler. On t’aime pourtant, Carolyn Bessette. Mais toute ta vie n’a été qu’une succession de mauvais endroits au mauvais moment.
Tu n’y pouvais pas grand-chose. Les dés étaient pipés d’avance.