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lundi, 17 février 2014

LA FOUDRE 1/3

Par
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Pour entrer dans Coloma, il faut grimper sous un soleil de plomb une colline plus desséchée que le derche d’une vieille squaw. Une seule route est dessinée dans ce foutu paysage de mort, pas de louvoiement possible, tous forcés de s’enfiler les uns les autres. Au Nord, c’est barré avec l’American River, et s’il y a un fils de chien qui se croit plus malin que tout le monde en passant par le Sud ou bien l’Est, tout ce qu’il gagne c’est un joli linceul rouge de sable. À mi-chemin, sur le côté droit du sentier, des grands pins donnent juste l’ombre craquelée nécessaire pour pas clamser sur ce chemin de l’enfer.

C’est sous les pins que William J.Spangler s’arrête finalement un après-midi de juillet 1849. Le trotteur vaseux acheté trois foisson prix à Dry Diggins se racornit depuis déjà plusieurs miles, si bien qu’il ressemble à ce moment à un morceau de viande séchée et grince des dents le regard vidé. Le fichu chariot n’ira pas plus loin. Pourquoi on n’avance plus ? Devant, les Irlandais hirsutes n’ont qu’un seul canasson pour trois - ils ont même vendu leurs grolles parce qu’ils n’avaient pas de quoi creuser - et au cul il y a le prétendu Marshall, drôle de claudiquant poivre et sel croisé à Dry Diggins. Il n’a plus l’air tellement vaillant maintenant que tout le monde est à jeun et le nez dans la poussière. Will, on dirait même qu’on fait marche arrière. Tu m’entends ? Rose, alitée à cause des migraines gueule depuis sa couche. Il fait une telle chaleur, c’est une femme à la santé fragile qui s’agite de trop, il vaut mieux qu’elle reste dans le chariot. Il vaut mieux que tu restes dans le chariot ! lance William. On le voit alors retirer son ceinturon et fouetter le dargeot du cheval avec hargne. La rossée marque le cul de la bête de larges bandes enflammés, les sabots désespérés éparpillent les cailloux du chemin, on dirait bien que ses yeux se retournent pour regarder l’intérieur de son crâne. Les trois rouquins cessent de grimper pour l’occasion, l’adolescent s’étouffe de rire dans sa morve. Pieds nus dans la poussière, il applaudit à tout rompre comme un possédé et les deux autres se tiennent les côtes : une sacrée bande de demeurés au spectacle. Les muscles du bras de William et ses tempes vont exploser à cause de l’afflux de sang. Finalement, son visage ruisselant se tord d’un grand sourire triomphal: le cheval s’agite comme un fou, enfin la charrette hoquette deux ou trois fois pour s’élancer, les pierres volent de droite et de gauche, la poussière rouge avale le vieux qui suit si bien qu’on ne lui voit plus que la tignasse !

Au sortir de l’après-midi, tandis que le soleil s’évapore au bout de la rue principale, l’équipage branlant poussé par le souffle du démon fait irruption dans Coloma. La vague des chercheurs d’or a déjà envahi le bourg, envoyant les vieilles vitrines des marchands de tissus et des barber shops valdinguer dans la tombe. Un de ces antiques fauteuils de salon blanc articulé exhibe sa carcasse grinçante entre deux échoppes, chacun le contourne sans lui offrir un regard. Les petits groupes terreux s’attroupent en cette fin du jour devant les frontons de bois bariolés sur lesquels on distingue, peint à la hâte 1, 2 ou 4 $ la nuit. Ici, on vend des pelles et des roues de bois, là de curieuses batteries de cuisine modernes, des pans, des batées, des tamis… ça dégouline des étals improvisés, ça aguiche le vadrouilleur, ça laisse présager du sublime. Il embaume une excitation de carnaval et de guerre civile. Une marée de chevaux attachés à la va-vite a pris possession des trottoirs ; s’il y a un fils de rien qui a le malheur de lâcher les rênes du sien, il y a fort à parier que le malheureux ne pourra pas remettre la main dessus avant trois bonnes heures, quand bien même il serait marqué à l’encolure. La chaussée est pavée de fumier, les damnées rues suintent la merde dans tous les coins, les roues patinent dans le bousin ; on n’arrête pas le progrès.

Derrière le Saloon sur un banc ensablé trois notes noires avachies que la tempête amuse observent la cohue d’un œil torve. Un de ces ancêtres graves qui n’attend plus que la faucheuse l’invite à danser siffle à travers sa pomme flétrie : on peut trouver la cabane du gros Spangler à deux miles vers le Sud, dans un creux de vallé plus verdoyant, marqué à l’entrée par un oranger. C’est le claim le plus prospère de la région, « pour le moment ». Celui-là quand il cassera sa pipe faudra qu’il soulève ses paquets de graisse et se grouille d’arriver au paradis avant que le diable soit au courant. On a raconté ensuite que la pauvre bête de William et Rose Spangler a attendu que tous deux posent le pied sur le terrain, au pied de l’arbre, pour tirer sa révérence. Embrasse le Frère, Rose. La femme se dresse sur la pointe des pieds pour enlacer franchement le géant. Elle est gironde. Tu as toujours su y faire. Voilà une jolie proue de navire qui n’attend pas que les foutus bridés posent des rails jusqu’à chez nous pour venir se remplir les fouilles, hein,qu’est-ce qu’elle en dit? Elle dit qu’elle dépose son cul pas trop loin du mien. Vous êtes les bienvenus Will.

Le monde a beau dire, le Gros est peut-être un damné imbécile illettré et rapiat mais quand il s’agit de la famille, c’est un vrai prince pour ce qui est du confort. La bicoque est rustique mais bienfournie, sommaire mais accueillante. La vie du cadet Spangler et de son épouse est sacrément facilitée par cette main tendue rougeaude et crasseuse un soir de juillet 1849. La ville est un mélang ebrumeux de règles mexicaines, de principes yankees et de vieilles croyances de tous les coins du globe. Les nouveaux aventuriers arrivent de partout, ils descendent de leurs rafiots à San Francisco, les abandonnent dans la baie et tout l’équipage quitte ses fonctions pour s’en aller crever ensemble dans la poussière d ela montagne. Ils ont aucune préparation Will, c’est à pleurer, j’te jure. Hier encore, à un mile je suis tombé sur une bande de vautours qui s’apprêtaient à becter un corps froid depuis à peine deux heures. Un peu plus loin, il y avait un gars qui chialait, un chinetoque posé sur une valise, sa face jaune cramée par le cagnard. Ils n’ont pas la moindre monture ces clowns, pas un flingue, pas un abri, rien, et après ils s’étonnent de tomber comme des mouches ! Des clowns… Aucune ambition. Il me regardait par en-dessous, comme s’il me suppliait ou un truc du genre. La seule chose qu’il avait appris à dire c’est : « gold mountain, gold mountain mister please ». J’ai rien pu faire. C’était à pleurer j’te jure. J’aurais du lui cracher dessus.

5 mois passent et Rose est enceinte. Elle n’a pas à s’éreinter aux graviers: ses ongles, même une fois, ne doivent pas gratter le placer. Pete maugrée au début mais c’est pour la forme et Will abat déjà à lui tout seul un sacré travail. Rose c’est une femme fragile, depuis toujours. Elle reste des journées entières terrée dans la fraicheur de la cabaneou elle s’assoit sous le porche et regarde le soleil se dissoudre derrière les pins sans qu’on puisse foutrement dire à quoi elle pense. Les jours où le vent est calme, où la poussière sommeille, elle sort pour tuer un poulet ou bien elle fait de la confiture d’orange. Will et Pete quittent la maison à six heures avec la mule, à peine fini le bol de lait, le coin des lèvres blanchi, le visage encore marqué par les draps et ne reviennent qu’à la nuit tombée. S’ils apparaissent tout à coup dans la pénombre au bout du chemin sans s’être fait annoncer, il vaut mieux que Rose entre s’affairer au repas avant qu’ils ne gravissent les marches d’un pas lourd, et ne parle qu’après qu’ils aient ouvert la bouche. Mais s’ils chantent ou s’ils rient fort ensemble depuis le haut de la colline, alors elle peut rester assise sous le porche à les attendre car le gisement était le bon. Aujourd’hui moineau, je t’emmène en ville, Will dépose doucement sur le ventre gros de Rose une paillette comme un dé à coudre avant de prendre place à table. La nouvelle famille prospère doucement et puis l’hiver est clément. Pete achète à bas-prix un poêle à bois fameux et s’en va creuser seul pendant 6 mois parce que Will s’échine à construire, à l’Ouest du terrain, une sacrée petite baraque de planches pour Rose et lui. Elle insiste pour peindre la cuisine et le porche. Les rideaux de grosse toile sont finalement posés à la fin de l’été, James Murray Spangler naît, on achète trois poules supplémentaires et un whisky grandiose. Tout le monde rejoint son lit à minuit passé, même la mère Rose qui est pâle comme un linge d’hôtel mais contente.

Et la saison des orages arrive : le bois du toit joue de la musique toutes les foutues nuits, des torrents boueux se forment sous la maison surélevée, le vent du Sud s’excite comme un beau diable et emporte un à un les piquets du jardin. Ils enferment les poules et consolident le toit. Un après-midi que Rose se repose à cause d’une migraine et que James joue dans la petite chambre et que Pete coupe des bûches sous l’averse en pestant que de toute façon c’est trop humide, à un mile du terrain, la faim de William est trop forte. Elle lui tord le bide, il est trop dispersé pour y voir clair : fini pour aujourd’hui ! La montagne ne va pas s’envoler. Demain. Demain. L’orage éclate, il range à l’abri dans sa besace de cuir la superbe trouvaille, empoigne son matériel gorgé de flotte et s’engage d’un pas décidé sur le sentier en pente qui en vérité ressemble plutôt à un ruisseau. Il pleut pour de bon à présent. C’est largement suffisant pour vivre trois mois sans secouer un tamis. Chaque fois qu’il pose un pied, l’eau lui passe de chaque côté et détrempe son pantalon malgré les bottes qui lui arrivent au milieu du mollet. Il faudra en acheter de nouvelles, et un chapeau digne de ce nom. Le ciel est traversé alors d’un éclair plus terrible que les précédents, rapide comme un papier qu’on déchire : ce qui l’entoure apparaît quelques secondes sans aucune couleur, aussi lugubre qu’un paysage de cauchemar. Dans la descente, et sous le choc du tonnerre, sa jambe a tremblé. Dans la lumière du flash suivant, Will aperçoit la rivière qui l’attend en bas, au Sud du terrain. Il contourne l’étendue mouvante de boue et se prépare à la détonation : il est plié par la force du coup. Les petits arbres dansent dans le noir, le bois craque et rompt, il court maintenant, au plus proche de la terre. Une lézarde de feu dévoile l’oranger qui marque l’entrée du claim, il touche au but : l’arbre majestueux est fendu en deux, la partie gauche calcinée, c’est comme si les branches cramées se jetaient vers le sol pour y ramper. On dirait sacrément un épouvantail. À l’instant où il dépasse la silhouette sombre, Will est frappé en pleine course par une décharge d’une rare violence : il est immédiatement paralysé, ses pieds se fixent, on dirait qu’il va basculer en avant tant l’arrêt est brutal. Son regard seul continue le chemin. Du sommet de son crâne, une vrille silencieuse se fraie dans ses organes un passage méthodique jusqu’à son anus, ne laissant sur son chemin qu’un sillon brûlé. Les semelles de ses bottes s’effritent. Ses genoux tournent doucement sur eux-mêmes ; une lente rotation pour finalement céder sans un bruit. Le reste du corps ne pèse plus rien, il est en suspens quelques secondes et s’effondre quand arrive le retentissement du tonnerre, tonitruant, grandiose.

Elia

Elia a 24 ans et la race de bouquins de Jim Thompson dans sa bibliothèque. D'origine marseillaise (NON JE NE FERAIS PAS L'ACCENT), elle a suivi des études de lettres et s'est ensuite lancée dans le théâtre. Comédienne, on adore aussi sa manière d'écrire, et on est bien contentes que James Gray ne l'ait pas encore appelé : ELLE A ENCORE DU TEMPS À NOUS CONSACRER DU COUP.