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lundi, 17 septembre 2012

LA PLUS BELLE CHOSE AU MONDE

Par
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« Si l’on y réfléchit bien, en accord avec les toutes dernières théories astrophysiques, l’univers commence et finit par une EXPLOSION. Nous savons ce qui se trouve entre ces deux explosions, à savoir notre histoire, avec son cortège de violences, de souffrances et de concerts reggae. Mais nous sommes bien en peine de savoir ce qui se passait avant et ce qui se passera après. Pourquoi, en somme, la première explosion vint-elle troubler la stase harmonieuse de l’éternité ? » Ainsi m’exprimai-je dès l’âge de deux ans, à la grande stupéfaction de mes parents.

Ces derniers se montrèrent d’ailleurs particulièrement réticents à comprendre mes démonstrations, que j’effectuais en grec ancien et illustrais d’équations du quatrième degré, et qu’ils prirent pour de vulgaires « areu-agaga » proférés à l’encontre de vagues gribouillis. L’étendue de leur stupidité ne cesse aujourd’hui de me fasciner…

Mais les adultes, il faut bien l’avouer, n’ont plus l’esprit métaphysique, embourbés qu’ils sont dans la problématique terre-à-terre du quotidien. Cet esprit qui naît de la confrontation avec un emballage de Banania (l’image représente un garçon qui s’empare de la boîte, sur laquelle il y a une image qui représente le même garçon s’emparant de la même boîte, etc., jusqu’à ce que l’on ne voie plus rien, mais que l’on devine la suite infinie des icônes, sans parvenir à comprendre comment on pourrait arrêter cette régression vertigineuse, ni à embrasser totalement le concept d’infini), cet esprit métaphysique donc, qui s’inquiète de Dieu, de l’univers et des grandeurs insaisissables, les parents le perdent assez vite, en général à la seconde où ils mettent au monde une âme capable d’assumer ce questionnement à leur place. Une chouette explosion, pour le coup, accompagnée du cri de bonheur du nourrisson, si manifestement content d’avoir été expulsé de l’éden et de sentir pour la première fois l’oxygène lui bruler les poumons, et décidant sur le champ que pour prix d’un si beau présent, il userait régulièrement de son organe pendant les trois ou quatre années à venir, afin que ses parents mesurent bien l’étendue de sa béatitude.

Là commence pourtant, à la suite d’une incompréhensible méprise, le ressentiment qui anime les deux jeunes naïfs ayant eu l’ingénieuse idée de s’accoupler sans préservatif, comprenant que ce qui faisait l’intérêt de leur vie (la jeunesse, la liberté) se trouve annulé au profit d’une autre personne, qui jouira des mêmes avantages à leurs dépens. Sans parler de la mise en pli de madame, qui n’est plus irréprochable – grâces en soient rendues à cette chose de trois kilos qui lui a déchiré le col utérin, et dont il ne faudra pas attendre un merci –, sans parler, donc, du fait que madame ne retrouvera plus jamais l’entièreté de ses charmes, contrainte de plus de s’effacer devant sa fille, dont la peau parfaite et les yeux malicieux brillent d’une lueur irrésistible, éclipsant sa génitrice aux yeux des hommes (on appelle ça « la joie d’être mère »), sans parler de tout cela, les kilos en plus, les yeux rougis de fatigue, l’absence totale de conversation qui ne concerne pas directement la progéniture, il faut se rendre à l’évidence : les parents ont toutes les raisons du monde de haïr la relève biologique, qui les prive de tout, exige tout en sa qualité de nouvelle Reine de ce Monde, et déploiera un arsenal insoupçonné de cruautés et de chantages affectifs à la première contrariété.

La nécessité de cette relève pourra paraître douteuse à quelques esprits chagrins, au regard des plus hauts efforts intellectuels de l’humanité (la religion, le nationalisme, TF1) et de ses plus grands accomplissements techniques (la bombe A, la bombe magnétique, la bombe à fragmentation) ; et que nul ne songe à interrompre cette chaîne absurde d’explosions, dont le cri de douleur primal, les longues interrogations stériles sur le sens de la souffrance, et le râle final sont les trois moments principaux à l’échelle individuelle, pourrait poser la question du bien-fondé de la présence humaine sur terre. Mais ce serait prendre le problème à l’envers, en supposant que nous avons le temps de nous poser de telles questions, ce dont la reproduction est précisément censée nous débarrasser.

Mettre à bas n’est pas seulement un devoir social, une nécessité économique, et un impératif biologique féminin : c’est aussi la plus belle chose au monde (les mêmes esprits chagrins prétendent toutefois que cette description-ci ne sert qu’à faire passer la pilule de ces raisons-là – aussi recommandent-ils l’usage d’un autre genre de pilule). N’y a-t-il rien de plus beau, en effet, et de plus riche pour l’épanouissement personnel que (c’est tout le paradoxe) de s’oublier entièrement soi-même, et par là ôter de notre vue l’embarrassante question des raisons de cette existence, de la présence ou non du divin, et du sens qu’il faut donner à ce big-bang originel, au profit de calculs forts simples, comme celui du rapport entre le nombre couches utilisées et le nombre d’heures dormies, qui penche invariablement en faveur des premières, et permet de prendre des résolutions très simples sur le court terme (retourner au supermarché, se suicider aux somnifères, étrangler le bébé) ? Assurément non, et c’est pourquoi on laisse les questions d’EXPLOSION aux parasites sociaux, pendant que l’humanité valable se consacre à des tâches supérieures. Il est donc temps de refermer ce magazine et de penser à justifier le coût de votre mise au monde. Merci.

Pierre

Pierre a 31 ans et l'oeil brillant. Journaliste pour Chronikart et professeur sporadique de philo, ce copain d'Anna nous a envoyé un papier qu'on a trouvé évidemment brillant. Depuis, dès qu'on le croise, on chouine pour en avoir un autre. Des fois ça marche. Des fois on a un petit calin d'amitié. Des fois on se prend un "Vous êtes vraiment relous les filles". ON T'AIME PIERRE. SON BLOG : http://petebondurant.over-blog.com/