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mercredi, 07 novembre 2018

L’AMOUR PLUS FORT QUE LA HAINE…

Par
illustration

…mais je saurais gré aux oppresseur·e·s de ne pas souiller le mien avec la leur.

Il y a quelques semaines, j’ai été victime d’une -énième- agression homophobe et c’est le temps qu’il m’aura fallu avant de me décider à ramasser les armes que j’ai laissées tomber à mes pieds ce soir-là.

Au début, c’est un soir comme un autre, mais en mieux.

On est en avril à Belleville, je vis les délicieuses prémices d’une nouvelle histoire. Sufjan Stevens est le soundtrack mielleux de mes matinées, tout est merveilleux. Depuis quelques jours, on a atteint la phase de co-dépendance exclusive « Rétractation de toute autre forme de vie sociale nocturne» et on entend bien la perpétuer un soir de plus. Je suis subjuguée par tout ce qui émane d’elle, j’admire sa ferveur et son engagement et je suis à la merci du cliché des papillons stomacaux quand elle calme l’idéalisation romanesque que je me fais de son courage face aux CRS en manif, parce qu’« en vrai, elle faisait moins la fière ».

Ce soir-là, je déroge à la ligne directrice de lieux de rendez-vous tous plus queerissimes les uns que les autres que je lui ai servie malgré moi jusqu’à présent. Je lui présente un café bien-aimé et sans lien avec ma « communauté ». Je réussis à caser que c’était mon premier #jesuisterrasse parce que ce sont des choses qu’on aime bien mentionner pour lancer de grands sujets. Je pense pour moi que même à ce moment-là, je m’y sentais toujours en sécurité comme chez moi (ça a un peu changé depuis). A mesure de mes déblatérations parisiennes, j’essaye de cacher comme je peux la niaiserie qui jaillit de mes yeux en la voyant ainsi installée dans un endroit si familier. Je suis trahie par mon sourire demeuré qui m’est heureusement répliqué. On finit vite nos bières, avec un tel niveau d’ocytocine, pas besoin de reprendre de verre.

D’un commun accord, on s’empresse de prendre le chemin de mon antre. Quand quelqu’un me fait me sentir aussi bien, je me mets en tête de combler toutes ses jauges de bien-être en retour, comme s’il s’agissait de mon Sims préféré et que sa vie en dépendait. C’est donc consciencieusement que je prends sur moi de retarder la séance de chope tant espérée pour lui proposer de choper à manger. La diversité de plans bouffes à Belleville étant ce qu’elle est, on a l’embarras du choix : kebab ou chinois. A ce jour, je me maudis encore d’avoir eu la flemme de marcher jusqu’au chinois et sa proprio trop sympa (choix qui aurait, qu’on se le dise, constitué un plan plus date material).

Peu importe, quand on surfe sur la vague du love, des frites, Thérapie Taxi ou des pâtes trop cuites, c’est romantique…

…la seule chose qui ne le soit pas dans ce(s) cas-là, c’est bien de venir se faire péter son groove et -au passage- son sentiment de sécurité par un non-invité non désiré.

Jusque là, tout va bien, c’est justement pour cette raison qu’il était primordial d’ implanter le contexte. Retranscrit, ce scénario n’a strictement rien de spécial pour qui n’est pas moi, il est même profondément dénué d’intérêt, aussi plat que le jeudi de n’importe qui.

C’est bien là que réside le problème, ce jeudi et l’enthousiasme démesuré qui en découlait à l’instant T m’appartenaient et j’en ai été dépossédée.

Et puis ça devient un soir comme trop d’autres.

Revenons à nos moutons, plus précisément, deux agneaux sans défense qui s’aventuraient dans une bergerie où on en sert à la broche. (M’assimiler à une proie vulnérable n’est pas une image qui me vient naturellement, je l’emprunte à l’imaginaire de Celui qui se plaît à se voir comme un loup.)

On se tient donc dans un restaurant turc bellevillois avant même le couvre-feu cendrillonnesque inconsciemment intégré dans la tête de toute fille « responsable » ou pas (oui oui, celui selon lequel « les ennuis arrivent après minuit »). Il doit être 23h30 au plus tard. Un mec se tient fièrement devant nous dans la file en déblatérant qu’il va faire « payer la pute ». Je comprends qu’il fait référence à la femme qui l’accompagne tout en brandissant la carte Gold de l’intéressée, parce que, pour une raison qui m’échappe et ne me regarde toujours pas, il l’a en sa possession.

J’insiste ici sur le fait que ça ne me regarde pas, parce que, peu importe son insistance à inviter tout le quartier à écouter sa déclaration, sur le moment, je réprime l’écoeurement qu’elle m’inspire et détourne mes sourcils froncés ailleurs. J’agis de la sorte parce qu’après tout, et peut- être égoïstement, je me dis que je n’ai pas à émettre de jugement sur ce qu’elle l’autorise à lui dire ou faire, et que, dans mon jeudi soir très personnellement idyllique, il n’est personne.

Cette idée en tête, j’essaye de convertir l’inconfort que m’inspirent ses paroles en bruit blanc en posant plutôt les yeux vers la raison de la méga teuf de mes journées qui se tient juste à côté. La tâche est d’abord facile, la puissance psychotrope de l’amour étant ce qu’elle est, celle qui la déclenche chez moi a le don de captiver malgré elle le sens qu’elle sollicite, au point qu’il prenne le pas sur les autres. Voire sur la réalité quand ça peut m’arranger.

Malgré ce déni bienheureux, mon instinct a tout de même identifié ce type comme un corps hostile, évidemment.

Il y a un réflexe que partagent tous les êtres vivants: s’adapter à leur environnement. Sauf cas extrême d’optimisme frisant la dangereuse illusion, quand on est née avec deux chromosomes XX, n’importe où, les mecs qui ragent sur « les putes » ou qui sourient lubriquement font partie de ceux, trop nombreux, à étiqueter d’un label « menace potentielle ». Chez moi, ce phénomène est intériorisé au point de vivre avec le plus souvent en en faisant abstraction, en le reléguant à l’état d’épée de Damoclès supportable, jusqu’à ce qu’on me prouve le contraire ou qu’on me donne -trop souvent- raison.

Je ne le laisse donc pas empiéter sur mon humeur, ni complètement sur mon comportement. Ce soir- là, je suis la fille la plus chanceuse (et cheesy) de Paris, je suis avec celle-qui-est-tellement- cool-que-je-croirais-l’avoir-inventée et par conséquent, tout le mépris, l’indignation et même la solidarité féminine mitigée que la situation m’inspire sont balayé·e·s d’un regard posé sur un sourire niais.

Je ne réprime pas complètement la tendresse que ce contact visuel déclenche en moi, (certes), mais j’inhibe légèrement l’affection physique qu’il appelle, comme 6 personnes LGBT sur 10.

Il s’agit là d’un autre réflexe hérité de mes deux XX sus-mentionnés ainsi que de mon attirance pour mes semblables génétiques qui m’ont appris que ce genre d’effusions, particulièrement en présence de « (re)loups », pouvaient être prises comme des invitations à l’intrusion. Je me contente donc de remercier la perfection d’émotions que mon autre moi provoque chez le sujet conquis que je suis en lui prenant la main. Je ne perds personnellement pas tant que ça au change puisque telle un vulgaire Beatles, j’ai toujours sacralisé cet acte que je trouve absurdement pur, fort et galvanisant au point de me suffire amplement. Pas tant de perte que ça donc, mon bonheur reste intact, la restriction se fait seulement au niveau de l’égalité de ma liberté face à celle d’un couple cis-hétéro (et de la dignité de ce papier qui comprend maintenant une référence sérieuse aux Beatles pour illustrer le sentiment amoureux…).

En dépit de ces « précautions », un autre sourire sera le point de départ du basculement de la soirée. Un rictus qu’on ne connaît que trop bien quand on porte les deux XX et qui n’a rien de bienveillant.

La domination du caleçon ou le mythe de la culottée

Il vient d’en face, il est intrusif et on l’ignore aussi vite qu’il fait naître la crispation dans nos corps. Malgré le gigantesque « pas intéressées » qui se dessine immédiatement sur nos visages, son porteur nous adresse une des variantes des phrases d’accroches classiques tellement chères au coeur de quiconque a déjà eu la chance de goûter au harcèlement de rue : « vous êtes belles les filles ».

Le type est tellement sûr de l’efficacité de cette pick-up line certainement enseignée dès le premier cours en classe de relou avancée qu’il n’attend pas qu’on ait eu le temps de lui vomir le dégoût que son comportement nous inspire pour avancer vers nous à bras grands ouverts. Il procède de la sorte tout en nous demandant s’il peut nous faire un câlin. Question purement rhétorique puisque son geste précède ses paroles, pourtant si soucieuses de notre consentement à vouloir nous jeter dans des pattes si accueillantes.

Je m’interpose instinctivement en formulant très intelligiblement le NON que tout notre langage corporel criait jusque là à pleins poumons.

Le sourire pervers dont nous avions été gratifiées renaît de plus bel avec une nuance amusée quand il se tourne vers moi pour m’offrir sa fine observation de ma réaction: c’est moi qui porte le caleçon. Ce psychologue en puissance a presque tapé juste, il m’arrive d’en porter en effet.

La plupart des potes chez qui je finis en soirées pyjama improvisées s’avérant être de beaux spécimens de mâles cisgenres, des caleçons-symboles de virilité j’en ai enfilé. (J’ai d’ailleurs récemment fait l’acquisition d’un boxer gender-free de la boutique de Seth Bogart dont je retire une certaine fierté.) En ce soir de date par contre, j’ai préféré laisser la testostérone textile au placard.

Du haut de ma lingerie en dentelles floquée sacro-sainte-sexy-féminité-imposée-par-la-société, je lui signifie que l’élan qu’il vient de m’inspirer n’a rien à voir avec la virilité du bout de tissu sous mon pantalon ni à celle assignée à ma position dans mon couple (parce que non, je n’ai jamais joué au papa et à la maman) et je l’invite à nous ficher la paix. Tout arrive en moins de temps qu’il n’en faut à Bruce Banner pour tout craquer sauf son slip-nouveau-symbole-viril-qui-surpasse- apparemment-la-culotte-désormais. Ce paradoxe de lingerie est une effraction visiblement trop brutale dans sa réalité et c’est tout secoué que le pauvre bougre passe du simple « charmant » lover de rue intrusif au prédateur enragé et impossible à raisonner savamment dépeint cette année par la RATP (pardon aux animaux pour cette image spéciste).

S’en suit une escalade précoce, pressée et oppressante de violence verbale imagée et sur- clichée qui m’est plus exclusivement adressée. Le type se met à vociférer qu’il me fera passer le goût de faire la maligne et me demande si je sais qui il est.

Revendication identitaire débordante avec circonstances aggravantes

Pour garder un champ lexical de sous-vêtements cohérent, je m’en fiche comme de mes premières chaussettes, mais il se trouve que je sais exactement qui il est.

Monsieur est un digne représentant de la ligue des connard·sse·s ordinaires qui n’ont jamais appris à canaliser le débordement d’émotions que leur procure ce que des gens qui ne s’intéressent pas à qui iels sont peuvent bien faire de leur coeur et de leur corps. Il est un agent de cette violence collective environnante qu’il projette ici à l’échelle individuelle sur mes frêles épaules. Quant à sa propre individualité sur-revendiquée, ce processus la sacrifie, à l’instar d’un méchant Mr Smith de La matrice. Ce mec, c’est le même que celui qui m’a renversée avec son taxi quand il a compris que l’autre passagère et moi étions des amies particulières, c’est tous les mecs qui m’ont importunée dans la rue pour me délivrer la breaking news que j’étais une « gouine », «lesbienne », « bouffeuse de chattes » et autres titres moins classiques accompagnés d’un « sale » ou pas, c’est tous les mecs qui m’ont fixée à en faire pâlir davantage les jumelles de Shining quand j’ai eu le malheur d’être assez à l’aise en public avec mes copines, c’est la Manif pour Tous, c’est le Café des Dames, c’est cette meuf dans le carrefour ou cette autre dans le bus, c’est les petit.e.s peintres du Marais, c’est On n’est pas couché le soir de la pride, c’est les « voleurs » d’Arles, c’est beaucoup trop d’exemples de violences physiques, verbales ou symboliques qui s’accumulent et restent beaucoup trop souvent impunies.

En plus de toutes ces jolies choses, notre antagoniste a le mérite d’être un personnage pluridimensionnel qui accumule l’intersectionnalité dans la haine et la discrimination, et parce qu’on n’est pas seulement homos, mais aussi des femmes, sa question appelle une double réponse.

Il est aussi tous ceux qui m’ont traitée de « pute », de « salope », de « sale chienne » parce que je ne m’intéressais pas à eux, celui qui m’a jeté son verre au visage après que je me sois battue contre lui pour refermer la porte de l’immeuble dans lequel il voulait me suivre, ceux et quelques celles qui ont posé leurs mains sur moi sans me consulter en soirée, c’est le porc souriant qui m’a dit qu’on voyait que j’avais « faim » au bureau, c’est l’ex de ma pote qui lui a collé un coquard avant de l’enfermer quand elle l’a quitté, c’est mon père qui a terrorisé sa famille et tabassé ma mère et sa confiance en elle pendant des années, c’est l’idiot qui m’a appelé Bad Boyz une dizaine de fois sans décoller de ma table quand je lui disais qu’il n’y était pas invité, c’est les mecs qui ont agressé cette meuf, ou cette meuf ou encore cette meuf pépouze en plein spotlights, c’est celleux qui se soucient du droit d’importuner, c’est tous ces chiens (une fois de plus, que les animaux qui me lisent me pardonnent l’expression) qui disposent du corps des autres comme s’il leur appartenait.

J’ai encore beaucoup trop d’autres exemples de plus en plus flippants et qui s’accumulent quotidiennement, mais, par souci de montrer l’exemple à mes oppresseurs, je n’insisterai pas lourdement…

Mon agresseur trop peu sûr de lui dans sa recherche d’identité n’a donc pas compris que je savais déjà tout ce que j’avais à savoir sur lui et il m’invite à aller demander aux -nombreux- types posés tranquillement dans le restaurant la réponse à la question qu’il me pose à tue-tête. Je tiens à souligner une détresse presque touchante chez ce pauvre homme en quête de soi qui, au fond, ne fait là que revendiquer son droit à ne pas se laisser dicter ce qu’il a le droit de faire ou non par de sales lesbiennes. (J’utilise ici une version plus polie de ses propos, j’ai déjà assez couché d’insultes sur ce papier).

Même pas peur…

Continuant effrontément à lui tenir tête, mon comportement inadmissible le pousse à employer les grands moyens: il va aller chercher « son gun » et me mettre une balle dans la tête pour que je fasse moins la fière. C’est la deuxième fois de la soirée que j’entends cette expression, l’émotion qu’elle suscite a légèrement évoluée.

Les papillons mièvres qui squattaient délicatement mon ventre précédemment laissent place à des enclumes et je suis forcée d’admettre que la perspective de plus de plomb dans le corps me calme quelque peu.

Cette menace lâchée, la charmante interaction qui ne fait toujours pas ciller les témoins de la scène recommence à tourner à l’auto-entretien psychanalytique chez mon adversaire qui invoque la tombe de sa grand-mère et m’arrache ainsi un léger rire irrépressible.

Passons brièvement de mon côté de l’analyse freudienne : en termes de tolérance à la violence, l’idée de celle-ci me tord les entrailles de répulsion et son anticipation quand je suis au cinéma m’a déjà value des crises de GI en syndrome de stress post-traumatique beaucoup trop en amont des scènes de pétage de dents pour qu’elles soient socialement tolérables. (Paye ton sex appeal quand ta go doit te cacher les yeux devant Tarantino). Sur le papier, je suis donc la candidate idéale pour succomber à la peur de me balader dans la jungle de la rue peuplée de tous ces «prédateurs ».

Fort heureusement -parce que ce serait légèrement handicapant dans ce monde de brutes- mes réflexes de GI Delarge s’appliquent à l’idée de la violence et à son spectacle lorsqu’elle atteint les autres. La confrontation d’un de ses agents ne m’effraie plus, depuis qu’une version miniature de moi qui ne comprenait pas vraiment les risques qu’elle encourait s’est interposée entre mon père et ma mère pour remplacer la porte blindée que ce dernier venait de défoncer.

De fait, au cours du duel qui nous intéresse ici, et comme à chaque fois, ce souvenir déformé de mon invincibilité me pousse à jouer à « la plus maligne » avec ce Lui que je refuse de craindre.

Je ne suis pas extrêmement fière de cette tendance adolescente à vouloir avoir le dernier mot face à un idiot. Elle me vient moins du courageux refus de laisser faire de mon Moi de 7 ans que de ma fierté et d’une sorte de pulsion de mort héritée de la perte de foi progressive en un système judiciaire, à mes yeux, inefficace quand il s’agit de défendre des victimes de violence. Les éléments à charge de mes yeux sont les suivants : « Papa » n’a jamais payé pour ce qu’il a cassé. Que ce soit les portes, les fenêtres, les autres objets qui se sont trouvés sur son passage jusqu’à ma mère, le corps et l’égo de cette dernière ou l’enfance de sa progéniture, tout est resté à notre charge. Pourtant, la justice a même fini par le sommer de le faire, pour les dégâts matériels seulement bien entendu, il ne faudrait pas pousser mémé dans les orties non plus (il ne faut pas, mais je suis persuadée qu’on peut le faire et très bien s’en tirer). Les seules répercutions que j’ai pu observer des confrontations entre mon géniteur, le système et ma famille étaient tournées contre notre camp.

C’est donc logiquement que devant le fait accompli, cette pulsion de l’injustice annihile toute peur pour la remplacer par l’espoir de me prendre un « vrai coup » et d’avoir, par conséquent, une « raison valable » pour obtenir une suite en cas de poursuites. Quoique.

Retour sur scène, la grand-mère morte balancée au milieu de ces aboiements est un renversement narratif trop décalé pour m’empêcher de continuer dans la voie de la « provocation » et c’est très sincèrement que je lui demande si mamie approuverait ce message. Je déclenche évidemment une nouvelle escalade de violence graphique dans ses propos. Cette fois avec une légère nuance dans le châtiment qui m’attend, plus soft, voire féministe, ce n’est pas lui qui fera le travail au pistolet mais une africaine avec ses poings. Il manquait seulement le racisme à la panoplie de qualités de Tu-sais- pas-qui-je-suis, voilà qui est réglé.

Il va plus loin dans la description édulcorée de cette nouvelle menace, là où il me promettait de se charger rapidement de mon exécution, j’ai maintenant la promesse de bien me faire dérouiller par une autre meuf, absente au moment des faits, avant de mourir sur le trottoir, sans fierté. L’absurdité de la perspective de finir mes jours dans un combat de coqs-zouzs contre une gladiatrice qui viendrait spécialement m’affronter vient de me décocher un rire de plus, il n’y a même plus de provocation là-dedans, je commence vraiment à trouver mon agresseur amusant.

« La bulle a volé en éclats et la violence de l’homophobie a eu tout le temps de faire ses ravages habituels. »

C’est à mesure qu’il continue le récit absurde de mon futur face à face avec sa championne de l’arène de poulettes qu’il finit par déclencher mon wake up call en ne s’adressant plus seulement à moi.
« Elle va te foutre à terre, elle va te coucher, tu vas pas te relever et ta copine dira rien, tu vois là elle dit rien, elle a compris elle ».

C’est la première chose qu’il dit qui m’appelle à fermer ma gueule plutôt qu’essayer d’en faire de même avec la sienne. Dès le début des hostilités, je me suis placée sans réfléchir devant ma copine. Instinct de protection aucunement lié à un caleçon ou à une ennuyeuse identification masculine hétéronormée. Je n’ai même pas fait ça parce qu’elle est plus jeune que moi. De toute façon, la moitié du temps, précisément comme à ce moment, j’ai l’impression que c’est elle la plus adulte de nous deux.

Non, j’ai endossé le rôle du chevalier de la chevalière parce que je le fais depuis que j’ai découvert qu’on peut faire disparaître le monstre derrière la porte en l’affrontant. Ce rôle-complexe, je le tiens toujours pour n’importe lequel de mes proches, sans regard sur notre genre, notre âge ou n’importe quelle autre construction d’ascendance.

Avec du recul, je sais que je tentais aussi de faire barrage à l’homophobie qu’elle n’avait pas encore eu la chance de pleinement expérimenter. J’espérais pouvoir encore un peu garder cette haine omniprésente loin de la bulle de miel dont on jouissait. Ce preux réflexe m’aura valu de complètement perdre de vue ce qui avait obnubilé mes pensées toute la soirée. A son évocation, je suis instantanément rappelée à la réalité. En me retournant, je comprends que je n’ai rien protégé du tout, la bulle a volé en éclats et la violence de l’homophobie a eu tout le temps de faire ses ravages habituels. A ce stade, elle ne dit effectivement plus rien et arbore juste l’état de choc auquel j’ai déjà eu le malheur d’assister chez l’être aimé (à seulement 26 ans, en France).

Madelhaines de Proust

La dernière n’avait pas dit un mot non plus lorsqu’un autre ignare frustré a réussi à me « coucher », sans faire appel à une africaine ou un gun, lui, mais à une berline. La fille en question fait pourtant partie des valkyries féminazies les plus redoutables qu’il m’ait été donné de rencontrer et elle m’impressionne largement plus que Le-monde-entier-devrait-savoir-qui- je-suis ne le fera jamais. Elle n’avait pu dire un mot parce qu’elle se mangeait aussi la violence de l’homophobie en pleine face et que les larmes paralysaient toutes ses autres fonctions cognitives.

Les mots, on les a prononcés ensemble plus tard en portant plainte, mais, si on en croit le procès- verbal, on ne les a pas officiellement dits.
« C’est vrai que c’est pas la peine, vous nous l’avez dit c’est bien mais ça ne servirait à rien ».

Je paraphrase parce que ça remonte à loin mais dans l’idée, voilà ce que j’ai retiré de la valeur qui serait accordée à ce crime par celleux censé·e·s assurer ma protection face à la violence. La mention inutile à rayer ce jour-là, c’était le caractère homophobe qu’on évoquait timidement parce qu’on n’avait pas d’autre preuve que le changement de comportement évident de notre assaillant. Notre plainte a donc été qualifiée en tant que vol avec agression, un vol de 3€ et d’un téléphone tombé sous un siège dont le chauffeur n’avait pas connaissance quand sa voiture m’emportait sur plusieurs mètres.

A la suite de cette expérience, j’ai tellement intégré que « ça ne servait à rien » que je n’ai pas pris la peine de mentionner dans ma plainte le « sale pédé » potentiellement proféré par les deux supporters de l’euro alcoolisés qui ont essayé de me tirer mes cigarettes et mon casque flambant neuf trois ans plus tard. Je le portais alors je ne suis pas à 100 % sûre de l’avoir entendu, et puis je ne suis pas exactement pédé (même si ce soir-là je prêtais à confusion en arborant le short-caleçon (décidément) à fleurs de mon meilleur ami gay). Le fait est que je me suis tellement rangée dans le bénéfice du doute face à la gravité des faits que je n’évoque même pas ce « détail » quand je raconte l’histoire qui m’a laissé mon premier œil coquard. (En réalité mon tout premier a été asséné par un chaton de 300g mais je m’en vante peu, c’est légèrement moins tragi-sexy warrior et l’objet d’une autre dénonciation d’oppression).

Fin du récit (pour aujourd’hui)

Après ces énièmes digressions que la fréquence de l’homophobie m’impose, j’en reviens à ce soir d’avril à Belleville et à mon retour de la transe vindicative que me provoque les hommes violents. (« Not all men » , je ne suis pas misandre, j’ai plein d’amis cis…)

La réalisation de ne pas être seule a mis un stop à mon souhait subconscient de devenir une martyre et à la surenchère verbale qui en découlait. Dans le même temps, la seule personne à s’être un peu interposée pour nous aider et la seule femme du décor, aussi connue sous le nom de « la pute » désignée au début, a réussi à apaiser la bête qui part en sa compagnie sans cesser de nous insulter. Les autres clients, ceux qui ont l’honneur de connaître l’étendue de la gloire de notre agresseur n’auront eu aucune réaction. Le patron du restau, jusque-là planqué silencieusement derrière son comptoir, nous adresse une petite plaisanterie et une réduction sur les frites qui nous font absurdement plaisir. Au point d’oublier qu’il n’a strictement rien fait quand on se faisait agresser par un malade bodybuildé alors qu’à nous deux, on n’atteint pas les 100 kilos tous mouillés.

On rentre, pas du tout remises de nos émotions. La soirée est gâchée, on n’ira jamais se poser sur mon spot secret préféré de la butte où je rêvais de terminer, à la place on va se cloîtrer chez moi, révoltées. Et puis, avec du mal parce que le choc n’est pas vraiment passé, on s’endort en se serrant très fort.

A la guerre comme à l’amour, NOUS gagnera toujours

Au réveil, je suis soulagée de m’apercevoir qu’un certain cliché est bien vrai : l’amour est plus fort que la haine. Celle de la veille s’est bien faite rétamer par ce que je ressens instantanément en ouvrant les yeux sur la personne paisiblement endormie à mes côtés. Ce matin-là et ceux qui suivent, c’est ce sentiment qui l’emporte haut la main pour gouverner ma tête, mon coeur et mon univers. La haine de ce type et de ses semblables c’est leur cancer, et c’est précisément mon amour, celui qu’on essaye d’empêcher de tourner en rond qui me protège de leur contamination.

La paix retrouvée, on préfère profiter de cette nouvelle journée et c’est dans l’insouciance la plus parfaite qu’on passera le meilleur concert de ma vie parce qu’elle continue Juliette Armanet à danser gaiement à la Gaîté avec nos amis gays entre autres pratiques peu hétérodoxes. Un « vendredi soir plein d’espoir, un espoir sans histoires ».

Post-trauma

Une fois le baume Armanet passé, j’ai ruminé la scène pendant des semaines. J’ai décidé de ne pas porter plainte de peur que le système s’avère inutile pour une menace verbale. Je craignais que cet acte vain se répercute sur ma copine novice en réalité homophobe. Je voulais la protéger de quelque chose que je me sentais stupidement coupable d’avoir apporté dans sa vie parce que j’étais une fille. J’ai reproduit exactement ce que je me reprochais vivement d’avoir fait lors de notre second rendez- vous quand je lui parlais du courage des deux filles du bus en opposition à mon silence lors de ma précédente agression lesbophobe avérée.

La plupart de mes amis pédés se sont déjà faits attaquer physiquement pour ce seul motif, l’agression verbale faisant office de rite de passage universel dans notre « dictature », elle a concerné tou·te·s mes potes homosexuel·le·s sans exception. Je parle de la perception de mon entourage bien sûr, mais les chiffres d’agressions LGBTQI+phobes sont éloquents. Cette anecdote s’adresse plus particulièrement au champ de la lesbophobie mais le propos est facilement extensible sans grands efforts d’imagination à toutes les formes d’oppression haineuses qui pèsent aujourd’hui sur trop de « minorités » au sein même de notre beau pays. Celui qu’on nous invite désormais gentiment à quitter.

« Cher·e·s oppresseur·e·s, je vous saurais gré de gérer vos tourments personnels comme le fait le reste de l’Humanité, tout·e·s seul·e·s ou aidé·e·s mais surtout sans nous les infliger »

Aujourd’hui, je m’adresse à cette entité générale que j’appelle « les oppresseur·e·s», sans sourciller, parce que s’il y a bien un type de personne que je m’autorise à amalgamer c’est celleux qui imposent leur violence aux autres, sans distinction caractéristique quelle qu’elle soit. En plus d’un tas de choses vraiment sympas, vous êtes des voleur·se·s de la pire espèce. Vous vous en prenez à des choses implicitement intouchables, vous tentez de vous emparer d’instants de nos vies, sans un sursaut d’hésitation. Vous essayez de vous accaparer notre propre pouvoir en nous écrasant du vôtre, atrophié par vos insécurités. Vous instaurez un climat de peur, parce que la peur est intrinsèquement liée à vos haines. Littéralement, vous avez réussi à en faire leur racine étymologique. Sauf que, si je veux bien croire que votre haine de la différence vienne effectivement de la frousse de l’altérité, celle-ci est enterrée bien profond et tout ce qu’on en récolte, nous les Autres, c’est bien ce fruit pourri qu’est la haine. La seule peur que j’ai vue jusque-là, c’est celle qu’elle a pu susciter de notre côté.

« Vous instaurez un climat de peur, parce que la peur est intrinsèquement liée à vos haines. »

Je considère la peur comme un sentiment profondément malsain qui sclérose tout sur son passage avant de précipiter ses victimes vers la chute. La bonne peur n’existe pas, à part quand il s’agit effectivement de celle qu’on ressent quand on s’approche un peu trop du bord d’une falaise et qu’elle nous empêche littéralement de tomber. Ou peut-être sa sœur plus douce qui nous met le ventre en vrac quand on tombe en amour. Pour le reste du champ individuel/interpersonnel qu’elle soit de l’échec, de souffrir, d’être soi, d’être seul·e, de se regarder en face, de s’exprimer, de ne pas être assez performant·e, de l’autre, de sa perte, de son amour, de son désamour, de la différence, d’être différent·e, du changement, de la vie…il y a de la peur partout, pas besoin d’une bande d’inadapté·e·s pour en rajouter, des exemples catastrophiques qui tirent dans les pattes des effrayé·e·s dont elle prend possession sont légions… J’en ai un plus que pertinent : c’est la peur qui a transformé ce chaton d’Anakin en Dark Vador (et en tueur de zouz et d’enfants accessoirement) et c’est arrivé quand il l’a fait payer au reste du monde au lieu d’avoir le courage de l’affronter. Je me répète, oui, la peur c’est nul mais ça fait partie du jeu de la maturation que d’apprendre à la déjouer et s’en délivrer par nous-même, prendre des risques pour avancer, découvrir, aimer, se planter, c’est ce qui fait tout l’intérêt de notre humanité, ce qui nous différencie des Sims (ou plutôt des personnages de GTA dans ce cas précis).

Vers un Krav Maga remboursé par la sécu ?

J’ai écrit ces lignes pour m’émanciper de la peur de l’Oppresseur dont je pensais être vaccinée depuis longtemps, avant qu’elle me soit réinjectée quand l’homophobie a fait effraction dans ma vie et celle de mes proches. Je les ai écrites pour récupérer mon pouvoir et m’instiguer le courage d’aller porter plainte au risque que « ça ne serve à rien ». J’écris aussi parce que cette année m’aura aidée à me débarrasser d’une idée qu’on m’a insidieusement implantée et comprendre, plus que théoriquement, que nos voix sont toujours importantes : témoigner de la réalité n’est jamais vain en matière d’injustices. Et dans un monde injuste où ce genre d’anecdotes arrivent beaucoup trop souvent, ce qui me paraît vain en revanche, et à la limite du déplacé, c’est de placer un événement comme la Marche des Fiertés sous le signe des discriminations dans le sport, comme si on était arrivé.e.s à un climat de paix tel qu’on puisse les faire passer au coeur de nos priorités. La seule chose qui fasse écho à mon expérience LGBTQI+ sur ce thème, c’est ce petit gant de boxe sur l’affiche qui résonne comme un clin d’oeil aux cours d’auto-défense qu’une pacifiste semi- asthmatique et plus que semi-allergique à l’exercice physique comme moi se sent obligée de se payer pour se racheter un sentiment de sécurité que même le terrorisme n’avait pas réussi à ébranler.