Aujourd’hui, j’ai vu sur instagram une illu statistique du magazine Néon. La petite phrase, c’est « En France, il faudrait 180 ans pour qu’un descendant de famille pauvre remonte dans l’échelle sociale ». Ça m’a inspiré tout ça.
Jour J – 6ans
Quand j’étais petite, par un matin difficile à placer dans le temps, genre en primaire, alors j’étais tranquillement en train de tergiverser sur le fait de tremper ou pas ma tartine beurrée dans mon chocolat (Je commençais sérieusement à remettre en question le modèle parental, et honnêtement, c’est un peu dégueu une tartine qui se délite dans un bol de lait chaud, voilà), ma mère m’a dit : « Ma chérie, tu es un pur produit de l’ascension sociale ». En fait c’était peut-être au goûter. Ou au diner. Enfin bon bref.
J’ai pas vraiment répondu et suis restée le nez en l’air, ne comprenant ni la phrase, ni la raison. La phrase m’est pourtant bien restée. En fait, je me souviens que l’image de l’ascenseur m’a plue, mais je me suis direct demandé où diable était-il censé me mener. Pleine de questions, mais pas plus traumatisée que ça, je finis alors d’engloutir mon petit déjeuner / goûter / diner pour enchainer avec ma mère sur une quelconque série télé.
La phrase fit son petit bout de chemin dans ma tête, progressivement, par tranche de vie, je ne lui donnais finalement plus aucun sens au point de la trouver absurde pour finalement la reconsidérer aujourd’hui. Ceci est l’histoire de cette expression qu’il nous faudra bien bannir un jour. Celle de l’ascension sociale.
J + 3ans – 9 ans
À la fin de la primaire, j’habite au cœur d’un quartier classé parmi les 751 ZUS répertoriée en 96 (et qui n’avait encore pas hérité de ce nom aujourd’hui rendu caduque par les empilements des dispositifs « politique de la ville »), j’observe rapidement que vivre dans un quartier un poil déshérité peut être un frein à la belle idée d’égalité. En bonne gamine gémeaux ascendant Caliméro (disposant ainsi du don imparable de me montrer à la fois victime ET hautaine, fascinant pas vrai ?), je m’inclue sans vergogne dans cette masse d’enfant à laquelle je n’appartiens pourtant pas. Les enfants de l’ombre, les enfants qui ont des papiers contrairement à leurs parents, les enfants des parents qui rentrent très tard le soir, les enfants de famille nombreuse, les enfants qui n’ont pas franchement le temps de faire leurs devoirs après diner, les enfants pauvres mais qui n’en parlent pas, à part quand ils ne peuvent pas payer une sortie d’école … Les enfants qui ne partent pas franchement premiers sur la ligne de départ quoi. Mais de départ vers quoi ?
Alors première de ma classe, j’éprouve une joie un peu malsaine de m’élever au-dessus de tous, d’être dans ce fameux ascenseur dont m’avait parlé maman, celui qui monte le plus vite, celui qui ira plus haut (Big up Tina Arena). Je vois alors dans mes petits camarades mes purs égaux, que je suppose alors probablement inférieurs du cerveau et n’ai absolument pas conscience de tout ce qui nous sépare : fille unique d’une maman française pure souche bien qu’issue de classes très populaires, plutôt bien éduquée, je pars déjà avec un bagage léger par rapport à mes copains de récré. Mais moi je suis dans l’ascenseur, pas eux. J’imagine alors que c’est juste parce que, moi, j’ai su grimper dedans, pas eux.
J +6ans – 12ans
Je suis une ado qui grandit comme elle peut dans une région où les clivages sociaux font rage. Pour l’expliquer, en gros, t’as deux clans de jeunes possibles : ceux qui glissent sur les pistes armées de leurs ski ou surf dernier cri, et ceux qui cartonnent à la luge et construisent des igloos de compet’. Moi, je défonce tout à la luge, genre je fabrique des pistes avec des sauts, j’ai pas peur des bosses et des cailloux (si), et c’est peut-être le seul moment où je retire son costume de poule mouillée pour enfiler ma combi jaune poussin dont j’ai un peu honte, certes, mais qui me fait furieusement retomber en enfance. De toute façon le ski c’est nul, après avoir passé deux fois mon flocon, je ne vois pas trop l’intérêt de tant de complications et d’efforts. Je ne suis pas vraiment une battante des neiges en fait. Battante tout court certainement.
Pour arrêter de digresser : je ne suis pas dans la bonne caste. Comme beaucoup des enfants qui habitent le même quartier que moi, et comme beaucoup d’autres savoyards, français, humains à travers le monde. Le vrai souci, c’est qu’étant aussi susceptible que fragile, je suis incapable de m’affirmer et de « laisser couler », pour reprendre l’expression simpliste de tous ceux qui me conseillent. Le collège se révèle sous la forme d’une micro-cour des miracles sans pitié pour ceux qui ne peuvent pas rentrer dans le rang, aka, s’acheter un Eastpak à 50 balles, avoir une trousse et des accessoires Diddl hors de prix, porter des jogging Adidas, des jeans Cimarron, des hauts Lulu-Castagnette et encore d’autres codes d’un temps passé.
La question non résolue aujourd’hui reste encore la manière dont l’ensemble des enfants arrivait pourtant à rentrer dans le moule… Parce que de mon côté, je dévalise les librairies de la ville voisine pour chopper mes effigies Diddle, me roule sur le sol à chaque rentrée pour un article de marque et pétitionne pendant trois ans pour obtenir mon foutu sac Eastpak pour lequel ma mère a probablement vendu l’un de ses organes. Tout ça pour rentrer dans le rang. Sans effet d’ailleurs. Est-ce que je dois porter plainte et demander réparation pour préjudice moral ?!
Naturellement, j’associe l’ascension sociale, l’ascenseur, à la capacité de gagner de l’argent et de pouvoir m’insérer dans les codes de la société. Pourtant, parce que pas totalement débile (pas à 100% en tout cas), très grande et très maigre de surcroit, ces codes m’agacent, me blessent et je les rejette intérieurement, mais je ne peux pas m’empêcher de suivre la meute, de me fondre dans la masse et de chercher mon habit de moine coute que coute pour être reconnue. L’adolescence quoi, chienne de vie !
J’ai aussi très vite en tête l’idée de quitter cet endroit, d’emmener ma mère au loin, de faire un fuck par le pare-brise arrière de notre voiture vert pomme et de voguer au loin. Un peu comme dans tous les clips de chanson dont je me gave sur M6 music. En fait, l’ascenseur à ce moment, c’est surtout un moyen de dégager, de m’extirper de ce milieu contraint, de doubler les riches et de leur faire la leçon.
J+9ans, 15 ans
Le collège est passé, et en bonne littéraire intégrée dans un groupe de hippies artistiques mais surtout très enlisés dans l’ennui général, je rêve à une société plus juste et scande des lieux communs sur la répartition des richesses. L’ascenseur social devient pour moi un scandale, une sorte d’inégalité de base inexcusable : visiblement, y’a pas d’ascenseur partout et ça c’est vraiment dégueulasse. Il faut la culture à toutes les portes ! Les minimums à toutes les fenêtre et le bonheur dans toutes les mains !
Les parents des mômes que je garde environ 20h par semaine (ô transfrontaliers avides) pinaillent sur des demi-heures de garde et refusent de me ramener jusqu’en bas de mon immeuble de ce que quartier qu’ils jugent dangereux, de peur d’abimer leur berline de merde. Et ça me débecte. Je me sens pourrie jusque la moelle et je les déteste. J’y retourne pour faire mieux qu’eux le job le plus important de leur vie et les juge assidument en berçant leurs gosses, en jouant à cache-cache, en comptant mes demi-heures et en additionnant mes petites sommes pour en faire des grandes. Je ne connais encore rien à la vie, mais suis certaine que je m’y prendrais mieux.
J’ai pourtant bien conscience d’être du très bon côté de la barrière : femme, certes, mais blanche et en capacité de faire des études car éligible à une bourse. Et puis, femme blanche avec une famille paternelle qui est là aussi, quand je mets de côté mon ego pour leur demander de l’aide en tout cas. Ça ne part pas trop mal pour moi si j’évite les conneries, si je ne m’oriente pas comme une idiote et que j’oublie gentiment de vivre de ma « passion ». Les choix de raison, c’est ça le vrai levier. Ça va le faire, je suis dans l’ascenseur et j’en maîtrise même les boutons, et je le conduirai mieux que quiconque !
J+12ans, 18 ans
L’adulte toute juste née a migré à Paris. Dès l’obtention de mon bac, ma mère et moi avons tout balancé à l’arrière de la Corsa pour rejoindre Noisy-le-Sec. Ma mère réussit à pas pleurer de tout le trajet et même au moment de repartir, de mon coté je chiale comme une madeleine une nuit entière sur le carrelage de mon petit appart, prise d’une fièvre inexpliquée. C’est dur de quitter le nid en fait, et partir aussi loin. C’est galvanisant un peu aussi. Le monde est à moi. J’appuie sur tous les boutons de l’ascenseur en même temps.
Une fois arrivée, je note que ce n’était pas exactement comme ça que j’avais imaginé mon intégration dans la cité des lumières. Lumières dont je ne vois finalement que les lueurs du RER. Les trois premiers mois sont – très – rudes, et l’équilibre ne tient qu’à la générosité familiale et à la réactivité du CROUS. J’ai choisi sans trop savoir pourquoi une affreuse prépa littéraire très cliché qui prend très à cœur d’enfermer ses étudiants dans des salles humides pour bachoter les anales des concours. On m’explique que les barreaux aux fenêtres, c’est pour m’empêcher de sauter. Je suppose que c’est pour rigoler, mais quelqu’un les a bien installés ces barreaux non ?
Comme une grosse majorité des étudiants, je prends un job pour payer ma vie dans cette ville impayable où tout coute un rein. Mais ça me parait normal et je garde en tête que je me suis placée au meilleur endroit pour faire monter mon ascenseur. Paradoxalement, je ne fais aucun effort dans mes études, et je fuis les concours en prétextant que les grandes écoles sont pour les ploucs ou les arrivistes (j’ai précisé que c’était paradoxal), n’ose pas demander du fric pour des formations plus ambitieuses à mon père, me lamente sur ma vocation d’artiste maudite ratée, et enchaine les beuveries et … j’arrive – un peu sans comprendre comment - urbaniste (Un métier qui paie bien ? Non.). A cet instant, je fais tout pour sortir de cet ascenseur qui m’étouffe. Je suis arrivée à mon étage, c’était pas du tout comme ça que je me l’étais figuré.
J+ quelques années-lumière, mazette, ça nous rajeunit pas, 18 ans
J’ai 30ans et bientôt 2ans. Je m’en suis pas mal sortie. Bien sûr aux yeux de tous j’aurais pu faire mieux, et même aux miens d’ailleurs. Si j’ai des enfants un jour, je suis certaine que je ferais partie de ces parents qui répètent à leurs mioches « tu sais moi si on m’avait poussée j’aurais pu être astronaute ». Tu parles. Mais le fait est qu’aujourd’hui j’ai de quoi me présenter à une banque pour acheter un 20m² sur Paris, probablement en souplex. Et toc, t’es jaloux hein ?
J’ai repensé à ces mots, à ces objectifs que je me suis placé trop tôt dans la tête, cette histoire d’ascenseur, et j’ai fini par piger le sens de la phrase de sa mère. Ma mère ne parlait pas de moi, pas de ce que j’allais pouvoir faire de ma vie, mais de ce que j’étais déjà en naissant. Il n’y a pas si longtemps, même pas une génération, mes ancêtres vivaient pratiquement dans ce qu’étaient les bidonvilles aux portes de Paris, ceux de Montrouge précisément. Des gens comme vous et moi, des gens nés en France, mais qui ne joignent pas les deux bouts. C’est avant la construction des grands ensembles, avant l’appel de l’abbé Pierre en 54, c’était hier. Ma mère et la sienne ont emménagé dans les premiers HLM construits aux portes de Paris. C’était hier.
Et moi ? Et bien j’ai la certitude que je ne vivrai pas dans la rue, que rien ne m’arrivera et que je pourrai faire face à tout. A vraiment tout. Car je n’ai pas peur et j’ai du monde autour de moi. C’est ça le vrai ascenseur social, c’est un creuset de confiance qui fait qu’on va droit sans se poser trop de questions. C’est ce creuset dans lequel j’ai grandi en fait, dans un petit cocon, en plein cœur d’une ZUS des montagnes, puis dans tous les quartiers de Paris. L’ascenseur social, c’est au-delà de toutes les définitions débiles qu’on nous serine, c’est pas seulement l’école, c’est toutes les mains tendues et les bras qui vous ont portés, c’est là où vous êtes nés et où vous avez vadrouillé. Et moi j’ai pas vraiment eu à lutter.