Je mange avec mes yeux. Depuis longtemps je crois, et, de plus en plus.
Au début, lorsqu’on commence à cuisiner, on essaie de faire simple et efficace. On ne cherche pas trop à sortir de ses propres ingrédients rassurants, de ces petites madeleines. On remplit son estomac, vite et bien, sans trop déborder.
Et puis ça se corse. On s’ennuie rapidement dans sa kitchenette. Alors on essaie d’autres saveurs, puis d’autres cuissons. On dégote de la vaisselle, de bons couteaux. Comme on s’emballe un peu, on déniche un plant de menthe bio.
On tente le coup aussi avec un pot de basilic, et on vit son premier deuil jardinier. Une semaine, le basilic c’est une semaine. RIP. Foutue vie, si jeune… Mais je me perds.
Vieillissant donc, nous sommes nombreux à prendre de plus en plus le temps de nous nourrir. Et ça, c’est chouette. Les médecins trouvent ça bien, les commerçants sont ravis, et les potes invités sont rarement embêtés par cette nouvelle lubie. Le plaisir de manger, on connaît. C’est fluctuant, ça progresse en fonction de ses moyens, de son temps, de sa santé parfois. Mais voilà un bonheur trop fugace.
Pas forcément.
J’ai, pour ma part, développé un goût immodéré pour tout ce qui précède la dégustation. En véritable Dexter dans ma cuisine, je prends un malin plaisir à découper façon puzzle des courgettes, des radis et autre betterave. Enfin, c’est tout sauf un amas de charpie. Non, mon truc c’est de composer des mandalas de bouffe.
Imaginez chaque ingrédient devenu pixel, par un savant taillage, et s’inscrivant dans un motif, laborieux mais beau, et tellement apaisant. Non, non, je ne suis pas une dingo du yoga. Mais voilà, les tibétains, et les hindouistes, ils tiennent un truc avec leurs rangolis : composer des heures durant des tableaux colorés et éphémères, c’est diablement relaxant. Dans cette pratique, toutes les étapes sont récréatives / re-créatives. Faire les courses devient une déambulation curieuse, les yeux grands ouverts, à la recherche des harmonies de formes, de couleurs. Et puis émincer, ciseler avec un petit couteau bien affûté, avec une bonne musique, seule, avec des petits, et même ma mémé. On coupe, c’est facile, ça va vite et ça défoule. Au début, on table sur des compositions de crudités et de fruits. Mais rien n’empêche de pousser la technique un peu plus loin (A quand le mandala de choucroute, Mademoiselle Omnivore ? ASAP !)
Ensuite on dessine, on construit avec tous ces petits blocs végétaux. On fait des formes géométriques, des aplats, des courbes, des droites, on comble les trous avec du sel, de l’ail hâché, des condiments, des herbes, des petits machins épicés ramenés de son dernier voyage au Vietnam. Et à la fin, on se la joue un peu : on balance les traits de balsamique façon Pollock et le tour est joué !
Alors, on est content, et pis, on a faim. Bah oui, il est 14h mais c’est dimanche, pas grave. On est requinqué, comme nourri de sa propre initiative.
On a les vitamines dans les yeux. En plus, on va manger les 5 fruits et légumes du jour si ça se trouve. On s’est octroyé un moment créatif, éphémère, utile, passant d’une concentration intime au partage le plus ancestral d’une bonne bouffe, d’une belle bouffe. Ca croque, ça goutte. Il faudra sans doute ajouter un peu de pain et de vin, ça fait sacré. Niveau rituel tout est là : on a travaillé, apprécié le visuel et le labeur, et fait offrande de son œuvre en étant reconnaissant de ce que la nature et les hommes cultivent. La boucle est bouclée.
Et comme disait Joël, bon appétit, bien sûr.
