Né en 28 et mort en 82, pas beaucoup sorti de chez lui apparemment, mais bon, j’ai mes doutes là-dessus, une légende ça ne se construit pas tout seul. Philip K. Dick est d’ores-et-déjà un grand taré allé plus haut que n’importe quoi lorsqu’il décède. Ses bouquins ont été adaptés partout par tout le monde, mais je voudrais parler seulement de l’un d’entre eux. L’un des premiers qui fut couronné à sa sortie en 1962. Le Maître du Haut Château, déjà on a du titre. Il a dû en lire des choses pour décrire le monde avec l’infinie justesse qui lui est propre, particulièrement quand celui-ci n’existe simplement pas. Je m’explique.
Le Maître du Haut Château raconte un monde dans sa globalité à partir de quelques points de vue, mais en évitant avec malice de nous donner tous ces points de vue. Nous faisons partie de la Grande Histoire sans avoir de rôle principal. Le Yi King, un livre sanctuaire que tout le monde suit dans un aveuglément général, semble diriger le monde : c’est l’Oracle et il est nécessaire de lui demander conseil. Conseils figés, écrits noir sur blanc puisque chaque personne en arrive à se promener dedans via un astucieux système d’anagrammes et de chiffres renvoyant à des versets, des haikus, des ordres peut-être, on sait pas tellement.
Dans cette histoire, la seconde guerre mondiale fut remportée par l’armée Allemande, armée qui bénéficiait de l’aide des Japonais. Voilà, le continent nord-Américain s’appelle Pacific States of America. Des zones contrôlées soit par les nazis, soit par les japs. Hitler est sénile, à demi enfermé depuis quelques années (nous sommes en 1963), ça se turlute pour décrocher le poste suprême et personne ne se fait confiance. Mais là où tout cet exercice pourrait être une uchronie bas de plafond, Philip K. Dick ne refait pas l’histoire à l’envers, ne donne pas de leçon. Le monde n’existe pas vraiment, les nazis, pas tous, ne sont peut-être pas vraiment des salauds et les Japonais regrettent amèrement les deux décennies passées. Regret amer de l’aide apportée, de ne pas avoir (un peu !) laissé les Américains faire, les millions de morts et l’Afrique totalement dévastée ; génocide puis terrain d’essais atomiques. Ségrégation raciale, pourritures de yanks.
On parle ici d’un maître de la science-fiction, rusé et fourbe. De La conquête de Mars ou les petites fusées allemandes (45 minutes de l’Allemagne à la Californie) qui lui permettent de jouer avec le temps comme un gosse casse ses bonhommes en plastique. Il y a un passage parmi d’autres où M. Tagomi récupère un artefact, un bijou. Un triangle argenté censé contenir la foi, rien que ça. Il contient bien plus que ça, et Dick le fait apparaître le temps d’une demi-page même pas. Tagomi se promène quelque peu dérouté et voit alors une autoroute qu’il n’avait jamais vu parce qu’il perçoit un présent alternatif. L’auteur, pas à une farce près, nous fait avaler ça comme un moment d’égarement, le japonais étant littéralement en train de voir son cœur le lâcher. C’est cocasse, drôle mais terrifiant, et plus c’est terrifiant plus c’est marrant.
Hawthorne Abendsen incarne ce Maître du Haut Château, personnage central et rare car responsable de toute l’intrigue. Le Maître en question a écrit le livre Le Poids de La Sauterelle. Il y décrit la guerre remportée par les Alliés, la France libérée, Hitler jugé. Même notre réalité véritable n’est pas la bonne dans le roman. Le monde divisé en zones, certaines étant neutres et libres de circulation. Là ce Poids de la Sauterelle n’est pas interdit, certains nazis le liraient en cachette paraît-il. On l’achète dans la boutique d’un hôtel sans grand problème puisque c’est même un best-seller. Voilà dans quoi Philip K. Dick nous emmène, un roman surpeuplé de petits points de réflexion, où les Japonais dominent intellectuellement et poliment tout le monde, tout en négociant le virage de la guerre froide. Tout le charme réside dans l’art des contrastes et la faculté de Dick à comparer les choses en frôlant le côté râpant et dérangeant de la discrimination, ne sachant jamais s’il nous respecte ou s’il nous méprise. Le Haut Château est une maison-forteresse mais peut-être seulement de l’intérieur, comme celle de Philip K. Dick.