Je ne sais pas ce que vous en dites, mais moi je trouve que le monde entier essaye de nous transformer en biche apeurée. Face à ces nouvelles névroses, on pense que verrouiller, anticiper, prévoir va nous aider à prendre tout ça dans la tronche plus facilement.
Donnez moi un CDI et une crème antirides dès 25 ans, et je suis prête à affronter la vie.De toutes mes forces, tous les jours, j’essaie de lutter contre cette idée, et de rester confiante en l’avenir même s’il est inconnu et pas toujours très prometteur. Croyez moi je galère. Heureusement, un message du ciel arrive parfois, et cette fois-ci il est apparu sous une forme un peu chelou.Jusqu’alors, toutes mes tentatives d’adoption d’un animal domestique se sont soldées par un échec. Kiki, le chien de mon enfance a fini noyé dans une piscine. Zorro, le chat noir ramassé dans la rue s’est transformé en grizzli voleur d’escalopes Père dodu. Eliott, le chaton TROP BEAU AVEC SES LONGS POILS BLANCS est devenu mon pire cauchemar (pourquoi ? je crois que tout est dit avec « longs poils blancs »). Pocahontas, une biche (quoi keskya ?) nourrie au biberon, est morte au bout de deux semaines d’une maladie rare, le sida des biches.
J’aurais du voir venir le truc, mais je devais manquer de lucidité.
EPISODE 1 : L’APPARITION
Cette histoire commence finalement dans un lieu bien banal : le Franprix du quartier. Ce jour-là j’étais au rayon légumes, probablement en train de faire chier mon mec parce qu’il n’avait pas pris la bonne variété de tomate. Je ne sais pas trop ce qui m’a pris, au lieu de prendre la mâche en sachet de feignasse, j’ai décidé exceptionnellement d’acheter une bonne vieille botte de laitue (à laver SOI-MÊME).
Il se trouve que, le dimanche suivant, mal réveillée et encore en culotte, une forte envie de salade me prend (que personne ne s’affole ou ne me traite de fille comptoir des cotonniers, en général moi aussi mes pulsions se portent sur des gros bagels saumon avocat ou des cheesecakes oreo).
À la première feuille de salade détachée, je l’ai vu. Minuscule, bien vivant, accroché sur une des feuilles : un escargot.
Faisons une pause deux minutes. En soi c’est quand même déjà un exploit. Je vais pas vous faire le couplet « we feed the world » ou « notre pain quotidien » (deux documentaires sur la production de masse dans l’industrie agroalimentaire que je vous conseille de voir) mais disons que la vie d’une salade entre sa récolte et son atterrissage dans les rayons du franprix ne doit pas vraiment ressembler à une journée massage bien-être by smartbox. Le simple fait que cet escargot ait résisté à tout ce parcours de l’enfer était déjà un exploit.
Tout naturellement donc, pour qualifier ce miraculé, nous décidions qu’il s’appellerait Le Prophète (on a hésité aussi avec Moïse ou Mahomet mais ce n’était pas assez universel).
Et comme je suis une grosse blagueuse, je l’ai foutu dans le premier truc à portée de main :
EPISODE 2 : EGOTRIP
Je me sentais porteuse d’une grande mission.
Comme j’aime bien savoir de quoi je parle, j’ai passé quelques heures sur les forums de passionnés d’escargots. Même si eux et moi n’avions pas le même but (la plupart élevaient leurs bêtes pour se faire un bon gueuleton ail et fines herbes à la fin) j’ai appris des choses importantes : les escargots peuvent se noyer si il y a trop d’eau dans la cage, et ces bêtes peuvent vivre jusqu’à 80 ans.
80 ANS. Je me voyais déjà sur mon lit de mort, prendre des dispositions pour que mes enfants prennent le relais.
Les jours passaient, et Le Prophète et moi avions notre petite routine : lavage intensif du bocal tous les 2 jours, renouvellement de la salade, humidification un peu mais pas trop, petites balades régulières. La bête grossissait à vue d’œil, telle une Loana gastéropode.
J’avoue aussi qu’en secret, je le consultais régulièrement pour régler mes dilemmes (faut-il acheter ce coussin tête de biche ? réussirais-je un jour à devenir rentière ?). Je trouvais toujours un moyen d’interpréter ses non-réactions pour trancher sur ces questions difficiles.
Disons-le clairement, à l’ère des instagram de chats en pagaille, je me sentais bien plus intelligente que les autres avec mon escargot de compagnie.
EPISODE 3 : LA MISE SOUS GARDE
J’ai dû assez vite réfléchir à un moyen de garde. Deux semaines plus tard, j’étais sensée monter dans un avion pour un road trip Los Angeles – Austin. Jamais les Ricains ne laisseraient Le Prophète entrer sur leur sol, c’est déjà compliqué d’y faire entrer une pomme golden.
J’étais à peu près sûre que 90% de mes amis le tueraient, par négligence. Faut être un peu taré pour changer la salade d’un truc mou qui ne parle pas et ne ronronne pas tous les deux jours. Je voyais déjà mes potes me dire « ah ton escargot ? ouais ouais ouais, il est là, tranquille » et se précipiter une fois le téléphone raccroché pour le trouver gisant dans sa bave.
C’est donc Clément, une personne de confiance qui était présent au brunch où tout a commencé, et qui avait donc bien conscience de l’aura surnaturelle de la chose, qui fut désigné. Je remis donc Le Prophète ainsi qu’une liste de recommandation très précise, avec des warnings importants (du type : « Attention, Le Prophète court plus vite que ce qu’on croit », ou bien « Attention, Le Prophète n’aime pas la mâche »).
Pendant ces deux semaines aux Etats-Unis, je demandais régulièrement à Clément de ses nouvelles à base de tweets de mère juive :
Ainsi que de tweets d’encouragements pour inciter Clément à ne pas délaisser sa tache :
EPISODE 4 : LE DEBUT DE LA FIN
A mon retour, le Prophète commençait déjà à montrer des signes de déclin. Je décidais de lui donner tout le sérieux qu’il mérite. Il fut immédiatement upgradé de cage, et se retrouvait donc ici :
Malgré ce changement de standing notable, et tous mes efforts, il faut le dire, Le Prophète n’avait pas la pêche. Coquille molle, difficultés à se mouvoir, il n’avait plus la flamboyance de ses débuts.
EPISODE 5 : LA LIBERATION
Je voyais bien que Le Prophète et moi, ce n’était plus pareil. Difficultés de communication (nous n’étions d’accord sur rien), manque d’entrain (je délaissais sa cage, le laissant parfois croupir dans ses crottes pendant une semaine entière), et chantage (il a commencé à perdre sa coquille, petit bout par petit bout, pour me faire culpabiliser).
Plus j’en faisais, moins bien il se portait. Et puis d’un coup, le déclic.
Tout ça me faisait penser à des vieux mécanismes de défense bidon. Plus tu essayes de contrôler l’univers autour de toi, plus tu galères. C’est tellement dur d’avoir confiance en quelque chose qu’on ne maîtrise pas.
Je devais arrêter de m’acharner. Mon entêtement à vouloir garder cette pauvre bête aller causer sa mort.
Trois mois après l’avoir trouvé dans cette salade du Franprix de la chapelle, je décidais donc de lui redonner un nouveau terrain de jeu, où il serait libre cette fois.
Il règne désormais en maître sur les Buttes-Chaumont (parterre de tulipe, côté mairie du 19 plus précisément), ou bien il a crevé à cause d’un oiseau mais ça c’est le mystère de la vie.
Chacun de nous est persuadé d’être le centre de l’univers. Je veux dire, pas au sens mégalo égocentrique, mais au sens littéral. Chaque individu ressent le monde tel qu’il le perçoit autour de sa propre personne, en oubliant parfois que les autres ne sont pas juste des seconds rôles mais qu’ils ont eu aussi le premier rôle de leur propre vie à jouer. Il y a toujours eu des connards qui semblent si sûrs de leur capacité à décider ce qui est bon pour les autres. Ces gars là me débectent mais ne sont même pas les plus dangereux.
Le vrai danger vient des gens ordinaires. Ceux qui pensent bien faire parce qu’ils ont peur. Ca me fait penser à ce vieux pote Maxime qui organisait les vacances de tout le monde façon dictateur, en pensant ainsi se rendre indispensable, et donc aimé. Laisse moi te dire une chose, Maxime, essayer de faire rentrer les autres dans tes propres cases ne servira qu’à te construire un équilibre finalement très bancal.
Control freaks du monde entier, jouer au maître de l’univers n’empêchera pas les choses de se passer autrement que vous l’avez décidé.
Mais de quel droit ai-je pu croire une seule seconde que je pouvais décider de tout ça ?
S’il vous plait, faites comme Le Prophète. Ne laissez jamais personne vous donner votre salade et, pire, vous dire à quelle heure vous devez la manger.