Quand j’ai reçu le message à 16h30, j’ai tout de suite compris. Un frisson a parcouru mes jambes et les a fait courir jusqu’à la voiture qui était au parking.
J’ai vidé mon sac à terre, fouillé pour chercher ce foutu ticket introuvable. J’ai commencé à pleurer. Ou plutôt à gémir. Mes idées s’embrouillaient. J’ai mis la main sur le ticket, payé au guichet, couru à la voiture. J’ai roulé vite, très vite, en parlant toute seule: « C’est pas possible ! », « non, non et non », « mais c’est pas vrai! ». Un râle lent sortait de mon corps.
Son message était clair, il me demandait pardon pour ce qu’il allait faire. Pardon et adieu. A moi, aux enfants. Il fallait qu’on comprenne.
Je suis arrivée à la maison. Personne. Un mot sur la table. Son écriture griffonnée, chiffonnée. « Putain, il a pas fait ça ! ». Je crie dans toute la maison. Je le cherche. J’appelle son nom. Je cherche son corps. Rien. Derrière les portes, sous le lit. J’ouvre les baies vitrées et je regarde le sol. Je vacille. J’ai peur. Peur pour mes yeux, peur pour mes tripes.
Appel de ses parents, ils ont eux aussi reçu des messages.
« C’est un cauchemar ! ».
Ils me disent que les pompiers sont en chemin.
Je me lance dans un tour de maison pour trouver des indices.
Pas pris de vêtements.
Pris son portefeuille.
Plus de clés de la maison.
Le tiroir des médicaments est ouvert.
J’appelle tous mes amis. Tous ceux qui vivent à côté. Je veux leur demander de venir, de commencer la chasse à l’homme, à MON homme, à mon mari qui est entrain de se donner la mort.
Ca sonne. Encore. Personne. Je raccroche. Je prends d’autres numéros. Il est 17h, tout le monde travail « Merde ! ». J’arrive enfin à joindre quelqu’un. Pas mon meilleur ami, pas même un ami qui sait tout, mais je n’ai plus de pudeur et plus de retenue. Je m’effondre au téléphone. Il arrive.
Les pompiers me demandent où il peut être. C’est le trou. Il n’y aucun endroit où je pense qu’il peut être. Pas un endroit où il se promène car mon mari ne se promène pas. Pas un endroit où il a l’habitude d’aller car mon mari ne sort pas.
Je lance en vrac des pistes, du supermarché à la déchetterie, en passant par un appartement qu’on a visité il y a peu de temps, un endroit où on a mangé un sandwich. La panique m’envahie. Je me sens une mauvaise femme. Une épouse indigne.
Ils me regardent l’air lasse. Comme une folle que je suis devenue. Avec un détachement que je suppose nécessaire - mais qui me fait sortir de mes gonds – je leur dis en criant presque : « vous ne comprenez donc pas l’urgence !! Aidez-moi ! ».
Je dois leur fournir son numéro de téléphone pour le géolocaliser et une photo de lui. C’est irréel, je leur tends une photo de lui faisant de la guitare, une photo avec ses enfants, une photo de nous deux. Quand je les regarde je vois une autre personne, ce n’est plus mon mari, lui qui ne sourit plus depuis tellement longtemps…
Maintenant c’est le chronomètre qui dirige tout le monde. J’ai l’impression de remonter le temps d’une vie. Une minute trop tard et je pourrais ne plus le revoir.
« Allez, allez ! ».
Nous partons en voiture, eux en camion. Certains amis ont répondu présents. Je les envoi partout où j’ai une lueur d’espoir. Je suis continuellement au téléphone, je n’arrive même pas à regarder les parkings où je cherche, les ruelles où j’aperçois une voiture qui pourrait être la sienne.
On brainstorme au téléphone. On brainstorme sur le meilleur endroit où aurait pu se tuer mon mari. C’est iréel. « Le pont de la butte ? » me sort une amie. « Un pont, ce n’est pas son genre » répliquais-je avec assurance. « Le chemin de fer ? ». « Non trop violent », c’est plutôt quelqu’un qui se laisse mourir.
Je prends conscience de ce que je viens de dire. Deux ans et demi qu’il se laisse mourir. Deux ans et demi que nous luttons pour vivre.
18h
Je reçois un message de lui.
« Il est toujours vivant ! » pensais-je.
Il ne veut pas dire où il est, il veut partir. Pourtant il écrit des messages. Pleins de messages. Pas très clairs. Pas très construits. Je ne sais pas si il a fait quelque chose. A chaque message je crains que ce soit le tout dernier. Je jure tout fort, avec mon pote à côté qui élabore des réponses avec moi.
Je réponds. Un. Deux. Trois messages. Je le supplie. Pour moi. Pour les enfants. Pour ses parents.
Il me demande d’arrêter. Je réfléchis. J’utilise de nouveaux arguments. Je lui dis que ca va aller – je n’y crois pas. Je lui dis que tout va rentrer dans l’ordre. Je luis dis que la vie ce n’est pas ça.
Les minutes passent. Puis 1 heure. 30 messages.
Des nouveaux sentiments m’envahissent : la colère, la rancœur,
Il répond à tous mes messages, c’est une véritable discussion.
Je lui en veux désormais.
Je lui dis de rentrer. Il ne sait pas si il veut. J’ai le cœur serré, recroquevillé comme si on se moquait de lui.
Je regarde ma montre.
La police me dit de « garder le lien » alors que j’ai envie de lui dire : « maintenant fais ce que tu veux, je n’en peux plus, je dois rentrer, assurer le couché de notre petite de 2 ans et demi, aller au travail demain ».
Mes muscles se relâchent. Je suis terrassée.
20h.
Il me dit qu’il va rentrer.
Je remercie les pompiers et la police. Je baisse les yeux. J’ai honte.
Je comprends leur distance du début. Alors c’est ça leur boulot, aider les gens qui croient que leur mari va se suicider alors que non ? « Pourtant je pensais qu’il allait le faire je vous jure !». Je suis soulagée. Amer. Déçue. Misérable.
1h du matin.
Il rentre. Je ne le prends pas dans mes bras. Je ne peux pas.
Nous allons l’amener à l’hôpital. Il est dans la chambre et je le regarde par l’embrasure de la porte. Il me semble si loin. Il me semble que ce matin était il y tant de jours.
La vie d’après commence maintenant. C’est celle dont je lui ai parlé par téléphone pour le faire à revenir à ce présent.
2h30
Un soupir. Je ferme les yeux.