C’était un soir de janvier, un soir morose et froid, une nuit tombée bien trop vite. Il était quelque chose comme 18h00. Je marchais à pas rapides comme à mon habitude. Il s’agissait de ne pas traîner, aucune raison de m’attarder dans cette rue de Paris où la circulation est dense. J’y ai croisé un homme d’une quarantaine d’années, plutôt passe-partout. Pas le genre de type qu’on croise en se disant « je le sens pas lui ». Arrivé à ma hauteur, il me salue, une main ostensiblement posée sur son entrejambe et le sourire en coin. Pourquoi mec ? À quel moment as-tu considéré que c’était un geste opportun ? Je ressemblais à un chien mouillé, mes cheveux dégoulinaient, mon pantalon était trempé et ma tête littéralement rentrée dans mon écharpe. Moi aussi je suis plutôt du genre passe-partout, et toute femme habitant dans une grande ville aura vécu ce genre d’expériences des centaines de fois. Habillées sur le 31 ou en mode “chien mouillé”, elles vivent toutes ce genre de situation. C’était peut-être la fois de trop pour moi. Celle qui me pousse à t’en causer aujourd’hui. Cette rencontre aurait pu être vite oubliée. Pourtant, elle s’accumule à tant d’autres qu’il est désormais difficile de l’éluder.
C’était loin d’être un fait anecdotique : j’ai retourné le net pour trouver des chiffres, des faits, des récits de femmes harcelées et je suis tombée sur cette phrase assez éloquente, de Marie-Christine Bernard-Hohm, ethno-urbaniste, extraite d’une interview sur télérama.fr : « Les femmes n’ont pas l’insouciance des hommes. ». De manière générale, les femmes se rendent d’un point A à un point B sans détours ni arrêts. Une femme à l’arrêt c’est une femme qui fait le tapin, dans l’imaginaire collectif. Et si l’on y réfléchit deux secondes, on se rend compte qu’effectivement, nous n’appréhendons pas la rue de la même manière selon notre sexe. Souvent de façon inconsciente d’ailleurs. Car la ville n’est pas conçue pour les femmes. Urbanistes et géographes sont d’accord sur ce point. T’as déjà essayé de t’asseoir sur un banc deux minutes ? Tu te feras forcément aborder. Et je ne te parle même pas des équipements de l’espace urbain considérés comme inéquitables : toilettes, terrains de sport et tant d’autres. Les trottoirs de nos villes sont autant de pièges à emmerdes. On peut aussi évoquer le fait que les noms de nos rues et de nos boulevards sont des patronymes d’hommes à 90%. On a tout juste droit aux petites impasses et aux arrêts de trams obscurs. Parenthèse fermée, les femmes se méfient de l’espace public et préfèrent leur domicile plutôt que d’arpenter les rues. Une autocensure liée à l’éducation sans doute. Te souviens-tu de ta mère qui te sermonnait pour que tu rentres d’un pas vif après l’école ?
La stratégie de l’invisibilité
Mais femme doit sortir, femme doit voir le monde. Alors femme utilise des techniques de Sioux pour éviter les embrouilles. Fais pas celle qui en a dans le pantalon, toi aussi tu les utilises. Marcher vite mais pas trop pour ne pas se mettre dans la peau d’une proie, prendre telle rue plutôt que telle autre, marcher la tête baissée pour éviter les regards insistants, choisir sa tenue en fonction de l’heure à laquelle on va rentrer… Autant de techniques conscientes ou inconscientes d’ailleurs. Et celles-ci sont plus ou moins utilisées selon l’heure de la journée. Bah oui, la nuit on se fait carrément toutes petites. Même si les politiques publiques tendent à améliorer le sentiment de sécurité chez les femmes, on est encore loin d’une égalité stricto-sensu. Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes évoque même l’idée de « Penser l’urbanisme et l’aménagement du territoire au filtre de l’égalité femmes-hommes, soutenir et développer les pratiques innovantes ». Le filtre de l’égalité femmes-hommes, tout un programme qui finalement sera difficilement applicable avec l’idée d’une ville écologique. Car la première des craintes chez les femmes c’est le manque d’éclairage public dans certaines rues mais, sous couvert d’économies, on réduit drastiquement cet éclairage la nuit jusqu’à carrément s’en priver de minuit à 5h du matin, comme à Ballancourt dans l’Essonne, où l’on a éteint la lumière pendant trois mois. Belle avancée en matière d’égalité femmes-hommes.
J’ai rien fait m’sieur l’agent
Il nous reste une petite notion à voir. Que signifie réellement l’expression « harcèlement de rue » ? Selon l’Ined, « le harcèlement de rue regroupe communément tous les comportements visant à interpeller les femmes du fait de leur sexe. Il englobe les sifflements sous prétexte de drague, les commentaires sur le physique, les injures ou les insultes à caractère sexiste, l’exhibition, le fait d’être suivie. Le harcèlement de rue a ainsi une forte connotation sexuelle.». Et crois-moi, j’ai vécu tous ces cas de figure. On parle de harcèlement car il est communément reconnu que ces injures ont un caractère répétitif. Et l’injure préférée des hommes peu délicats est « salope », talonnée de près par « pute ». Deux termes faisant d’abord référence à la saleté. La femme sale aux moeurs légères. Une espèce de sexisme ordinaire dont on s’accommode au quotidien. Combien de fois m’a-t-ton traitée de salope car je n’ai pas répondu à un bonjour ? Impossible de mettre un chiffre là-dessus tant cette situation est monnaie courante. Combien de femmes sont victimes de ce harcèlement de rue ? Là encore, impossible de réellement connaître ces données car aucune d’entre nous n’aurait l’idée d’aller au commissariat pour un « salope » entendu. Perte de temps, d’énergie ou ras le bol qui ne dit plus son nom. Et c’est donc en toute impunité que certains continuent à penser qu’ils peuvent tout se permettre. Un type m’a traitée de mal-baisée car je ne traversais pas assez vite le passage piéton. Il avait fière allure dans sa grosse Mercedes et c’est vrai que j’ai pris tout mon temps lorsque je me suis rendu compte qu’il ne voulait pas me céder le passage. Mais que vient faire la baise là-dedans ? Est-ce que je m’occupe de ce qui se passe dans son slip ? J’ai marmonné un “connard” sans conviction mais histoire de. Triste spectacle de rue. Des « anecdotes » comme ça, on en a toutes des centaines dans nos besaces. En jogging ou en jupe courte, en talons ou en baskets, à Paris ou à Bordeaux, je peux t’en sortir à la pelle et sans fin. Mais je vais quand même t’en raconter deux qui m’ont profondément choquée et qui se passent dans le même quartier, Pigalle, à quinze ans d’intervalle. Lors de la première, j’ai quelque chose comme 12/13 ans et je vais à la piscine avec ma cousine un peu plus jeune que moi. Sur le chemin nous croisons un homme accoudé à une barrière, le pénis à l’air. Je n’avais jamais vu le loup et ce type se permet de sortir son bazar en pleine journée. Ça devait sans doute lui procurer un plaisir dingue à ce pervers. La seconde s’est passée récemment avec une copine. Nous sommes sur le terre-plein du boulevard. Ce terre-plein que je ne prends jamais de jour comme de nuit car il est truffé de petits groupes de mecs souvent malveillants. Il aurait pu être agréable hein, avec ses arbres et ses petits bancs mais en vrai c’est un beau traquenard. Bref, je ne sais pour quelle raison cette fois-ci, nous marchons sur ce terre-plein et nous croisons un groupe de mecs. Jusqu’ici tout va bien. Sauf que l’un d’entre eux décide de me foutre une main au cul. Pas une main au cul genre je te frôle j’ai pas fait gaffe. Il y va à pleine paluche. Je m’arrête net mais je suis incapable de me retourner, comme tétanisée par ce qui vient de se passer. Dans un geste héroïque et sans préméditation, ma pote se retourne et se transforme en sauvageonne en lui hurlant dessus. Moi, je reste là comme une imbécile, impossible d’exprimer ma colère. Est-ce que ce type aurait osé le même geste s’il avait été seul ce jour-là ?
Alors qu’est ce qu’on fait ma bonne dame ? On ferme nos bouches et on baisse la tête ? On répond en étant tout aussi vulgaire ? Force est de constater que personne n’a vraiment la réponse puisqu’elle dépend aussi de celui qu’on a en face de nous. A-t-il l’air dangereux ou est-ce un genre qu’il se donne pour épater la galerie ? Est-ce qu’il y a du monde pour nous venir en aide si jamais ça tourne au vinaigre ? Autant de questions laissées en suspens en attendant que cette insécurité latente et ce sentiment d’insécurité prégnant disparaissent de nos trottoirs. Mais une chose est sûre, ça bouge. De plus en plus de personnes se mobilisent lorsqu’elles assistent à un fait du genre. J’ai vu une petite nana prendre la défense d’une autre qui se faisait emmerder dans le métro. De quoi redonner foi en l’humanité !
Des faits, rien que des faits :
« Un gars qui m’a poursuivie dans le couloir de Gare de l’Est en me traitant de pute et qu’il allait me tuer et m’en coller une. » - E.
« Pour ma part pas vraiment de triste anecdote de ce type, juste beaucoup de regards insistants et de sifflements, mais pas d’agressions. » - F.
« J’avais 15 ans : un matin en allant au lycée, un mec me suit, sort son organe tubulaire et commence à se faire plaisir avec la vue de mon dos… Il se rapproche de moi et me demande si je peux l’aider. Je me suis retournée, j’ai crié, lui ai dit de dégager avec beaucoup d’aplomb … Et puis j’ai couru (parce que bon, ma grande gueule dans une rue à 10h du matin n’allait pas peut-être pas me sauver de tout). » - E.
Remerciements : Anne P.- L.