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lundi, 31 juillet 2017

LEAVE LA CHAPELLE ALONE

Par
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Il y a quelques semaines, à la veille du premier tour des législatives (comme c’est étonnant), émergeait un article du Parisien, consacré au secteur « La Chapelle-Pajol », un quartier qui serait devenu interdit aux femmes. Une pétition sobrement intitulée « Les femmes, espèce en voie de disparition au coeur de Paris » a suivi. Des manifestations de riveraines et de riverains, outrés qu’on leur invente un quartier qui n’existe pas, ont été organisées. Valérie Pécresse et Babette de Rozières se sont rendues sur les lieux, ainsi que BFM TV et d’autres médias. Personne n’est vraiment d’accord sur ce qu’il se passe réellement dans cette partie du 18e tant les réactions s’opposent entre elles. Exagération ? Angélisme ? Bref un bordel sans nom dans lequel s’est vautrée notre toute nouvelle secrétaire d’État, Marlène Schiappa. Pour essayer d’arranger les choses ? Non. Pour asperger le tout d’essence et jeter une allumette dessus.

J’aime le 18e. Je fais malheureusement partie de ces gens un peu chauvins, qui ont tendance à défendre becs et ongles leur région d’origine, d’appartenance. Et je viens du Pas-de-Calais, autant dire que c’est pas facile tous les jours.

Dans le 18e, j’ai fait mes premiers pas de Parisienne, j’ai obtenu mon premier vrai boulot (dans le 18e aussi) qui m’a permis de payer mon loyer parisien dans cet arrondissement, j’ai ensuite eu mon second vrai vrai boulot, le genre de boulot pour lequel je bataillais depuis des années, la première consécration « totale » de ma vie, et cette embauche je l’ai appris au téléphone, alors stagiaire dans une boîte à Saint-Ouen (c’est presque le 18e).

J’ai bu beaucoup de bières dans le 18e, je l’ai souvent traversé seule, la nuit, des fois pas mal bourrée, ce 18e où j’ai croisé des potes de lycée pas vus depuis dix ans, vécu des ruptures glaçantes et des premières amours grandioses, assisté à des concerts et des soirées fantastiques, consolidé des amitié(e)s irremplaçables à grands coups de rosé, noyé des chagrins incommensurables, fait des balades à l’aveugle le dimanche histoire de berner la gueule de bois. Je n’y vis plus que par intermittence et même si j’y suis fourrée plusieurs fois par semaine, beaucoup de coins de Joffrin, de Clignancourt, de Marcadet et de Marx Dormoy m’évoquent de la nostalgie, un manque. Beaucoup de gens considèrent cet arrondissement comme le meilleur, il serait inutile de faire son apologie complète ici, on est pas chez le Petit Futé non plus, mais croyez-moi, à aucun moment pendant ces six dernières années je n’ai pu penser que le 18e pouvait être hostile, en tout cas certainement pas plus qu’un autre quartier.

C’est sans doute pour cette raison que si je n’avais pas su que la dame sur la photo était la secrétaire d’État à l’égalité femmes-hommes (secrétaire du droits des femmes, c’était sans doute trop clivant, mais passons) et qu’une polémique autour du climat anti-femmes émanant du quartier avait éclaté quelques jours auparavant, si je n’avais pas su tout cela, peut-être aurais-je pensé qu’il s’agissait d’une nana qui sortait d’un bar rue de l’Olive et qui voulait montrer à Internet qu’elle était toute jolie en jupe. Ou bien venait-elle de quitter cette terrasse trop cool, les Petites Gouttes, sur l’esplanade Nathalie Sarraute ? Et avant elle serait allée manger un cheesecake chez Bob’s Bake Shop, juste à côté ? À moins que, comme je le faisais il y a quelques mois, elle ne revienne de ce centre municipal vers la rue des Fillettes, où la Mairie dispense ces cours de tango pas chers que j’ai pris avant de me rendre compte que je détestais toucher des gens et que du coup, le tango, ça allait être compliqué ? Bref, rien ne m’indiquait que cette photo était tout un symbole, un acte de courage ultime.

Mais ces photos, où on voit Marlène Schiappa, le menton relevé, fière, courageuse, un peu Marianne, un peu Xena La Guerrière, ont pour but de la montrer en train de combattre vaillamment la menace qui pèse sur les femmes de la patrie. La menace, c’est les mecs qui traînent derrière elle. Ils ont des casquettes, des survêtements, la peau sombre. Il est ici question de reconquête de territoire.

Car c’est la guerre. Et Marlène Schiappa la brave comme une héroïne des temps modernes, en bonne superwomen qui en jette, de celles qui élèvent leurs enfants tout en fondant des start-up qui luttent pour que les femmes CSP+ aient le droit de travailler 72h par jour tout en pondant des futurs brand love manager. N’ayant pas le détail de sa carrière en tête, je ne sais pas exactement de quel cauchemar néo-libéral elle nous vient avant d’avoir été projetée dans le grand bain politique pour nous sauver, toutes, de ces dangers qui nous entourent (le salariat, les noirs).

Quand elle ne twitte pas, Marlène s’active ! Avant de jouer avec sa vie à La Chapelle, elle a envoyé une lettre à Finkielkraut, rencontré Cyril Hanouna, bref, que des choses vraiment utiles pour l’avancée des droits des femmes, de l’égalité hommes femmes. Et puis, bon, c’est quand même la nana à qui on doit « Osez l’amour des Rondes », un bouquin où elle conseille notamment aux grosses de bien penser à se laver le cul et à ne pas (trop) faire preuve d’humour.

Pourtant on essaye de voir le bon côté des choses, de ne pas faire preuve d’une éternelle mauvaise foi, on se dit qu’elle a un bon parcours de militante, qu’elle est jeune, d’ailleurs elle fait déjà de belles promesses, comme ce congé maternité pour toutes ! Malgré son obsession pour ce qui semble devoir être le pilier de la vie de chacun : travailler et se reproduire, on y croit un peu, moi, j’y croyais un tout petit peu, sous dix tonnes de scepticisme, mais je me disais, un secrétaire d’État, c’est toujours mieux que rien, elle a pas l’air si mal.

Mais ça, c’était avant ces photos à La Chapelle. À quel point ce tweet la mettant en scène dans ces rues, alors que Marlène fait sans doute partie de ces gens qui ne peuvent survivre dans un quartier sans coffee shop (je ne la blâme pas pour ça, notez, j’en fais partie aussi), à quel point ce tweet fait injure à notre intelligence de citoyens, de citoyennes, à quel point cette photo est absurde, cynique, dangereuse…

C’est du même niveau que Morano, à ce stade. C’est du même niveau que n’importe quelle grognasse du FN, c’est aussi plein de fiente que n’importe quel propos d’une « Antigone ».

Absurde car ce tweet, dont la suppression précipitée témoigne à elle seule du vide intellectuel total dont il émane, illustre son incompétence, à elle, et celle des gens dont elle s’entoure. Car j’imagine bien que quand on est secrétaire du droit pour l’égalité, on doit quand même être bardée d’une équipe de com’ dont le niveau conjoint d’études des membres doit dépasser le bac + 42 ? Je trouve ça invraisemblable que personne, dans son entourage, se soit dit : « Oh, ben non, ça sent quand même la bonne idée de merde ça Marlène, tu crois pas ? T’es vraiment sûre que t’as pas autre chose à foutre ?» Ce tweet est révélateur d’une coupure avec toutes sortes de réalités, celle de la précarité, celle du vivre ensemble, et celle, plus grave en matière de communication politique à mon sens, celle de la communication à l’ère Internet. N’importe quel stagiaire de BTS com’ aurait flairé l’erreur de jugement à des kilomètres. Et cette incompétente absolue pense réellement pouvoir représenter quoi que ce soit, ne pas perdre la confiance qu’on ne lui accordait déjà pas, en commettant des bourdes du même acabit navrant qu’a pu l’être celle du compte twitter de la loi travail ?

Quand même dingue pour une diplômée « communication et nouveaux médias »…

Dangereux, car en se servant du féminisme, qui est quand même un truc assez chouchou à la base, on le rappellera jamais assez, dans le sens où les féministes se battent avant tout pour permettre des lendemains meilleurs où tout le monde pourrait vivre ensemble sans haine ni injustice, il fait exactement l’inverse.

À la manière d’un Eric Brunet qui sur-abuse de démagogie en demandant à des coiffeuses de province endettées, malheureuses et aigries, ce qu’elles pensent de ces grosses faignasses de cheminots qui n’arrêtent pas de se mettre en grève alors qu’ils sont déjà, d’après ce qu’elles ont entendu au JT, milliardaires. Cette photo monte des opprimées contre d’autres opprimés. Elle surenchérit la peur qui existe déjà , elle encourage la conscience névrosée de l’autre, déjà sans cesse rabâchée par les grands médias.

Et c’est cynique car c’est se tromper de cible de façon éhontée, désinvolte. Parce que c’est facile de taper sur des gens qui ne sont rien, surtout quand c’est pour soi-disant défendre d’autres victimes. C’est induire les gens en erreur. Leur faire miroiter une menace facile à identifier et donc facile à combattre. En effet, les migrants se repèrent easy : ils squattent en groupe dans des rues jonchées d’ordures, boivent, se droguent, et sentent un peu le caca) C’est tellement facile de les détester encore davantage quand on leur enlève leur individualité, quand après avoir perdu maison, toit, famille, papiers et argent, ils perdent également leur statut de personne pour devenir cette masse sombre et menaçante !

Est-ce que je nie que le quartier craint ? Est-ce que je fais preuve d’angélisme ? Est-ce que je fais partie de ces filles qui assurent que rien ne leur est arrivé, pas une insulte pas un commentaire ? Non.

Je suis la première à maudire les mecs qui t’abordent dans la rue, qui t’interpellent alors que tu rentres, seule, le soir, flippée ET culpabilisée en même temps parce que, s’il t’arrives une crotte, tu l’auras bien cherchée non, à te balader seule comme une greluche ? J’angoisse régulièrement.

Mais j’angoisse, comme nous toutes, dans n’importe quel quartier, n’importe quelle ville de France. Tenez, là, juste à ma fenêtre rue Oberkampf, j’aperçois des nanas à une terrasse de bar qui se font emmerder par un mec bourré. Et à l’instant même où j’écris ces lignes, une amie m’envoie ce message sur Facebook.

D’ailleurs, après avoir passé plusieurs soirées à Londres et à Brighton, où les seules remarques désobligeantes que j’ai entendues émanaient de gamins français en école de commerce, je peux dire que cette boule au ventre est nationale.

Car ce n’est pas la faute des migrants si les quartiers de nos villes sont insalubres et dangereux et que le climat ambiant verse dans le sexisme à outrance.

On (les médias, les politiques, Prince Perschiappa) voudrait nous faire digérer que, comme c’est pas des gens comme nous, qu’ont pas la même culture et que la leur est, forcément, bourrée d’injonctions comme quoi les femmes sont inférieures, et qu’en plus ils font rien qu’à boire des 8,6 plutôt que de s’intégrer dans la société (comme l’aurait fait bien sûr ton grand-père auvergnat s’il avait été dans la même situation) alors forcément, ils agissent comme des liberticides ambulants. L’équation est d’une évidence absolue pour qui a l’algèbre naïf.

Mais si le quartier est cracra et transpire l’insécurité, que ces gens sont livrés à eux-mêmes, dites vous bien que c’est uniquement parce que ceux qui pourraient arranger ça (sans doute les mêmes que ceux à l’origine de l’incendie de la tour Grenfell) se branlent la nouille sévère. La liste des trucs à apporter au secteur pour le rendre définitivement agréable (encore une fois, tout le monde sait que le 18e est le meilleur arrondissement du monde) est longue, et la jupe de Schiappa n’en fait pas partie.

Je veux dire c’est quand même un quartier où une armoire électrique a un compte Facebook (UNE ARMOIRE ÉLECTRIQUE. UN COMPTE FACEBOOK) pour qu’on entende parler d’elle et des habitants du quartier, régulièrement plongés dans l’obscurité, (l’obscurité c’est vraiment super pour lutter contre les violences que rencontrent les femmes dans la rue).

Et des gens bien plus calés que moi vous expliqueront pourquoi l’espace public dans son ensemble est genré.

Du coup, je me demande : c’est pas un peu sexiste ça aussi, d’absolument rien faire pour améliorer les choses ? Déjà, de réfléchir en premier lieu à comment, enfin, arracher ces gens à la rue, pour permettre un regain de salubrité et de sérénité ? Ce ne serait pas chouette, Marlène, d’incriminer, pour une fois, des responsables, plutôt que des personnes n’ayant aucune influence sur leur sort (migrants - riverains) ? On ne s’approcherait pas un peu plus du progrès social et égalitaire qu’en publiant des photos merdiques avec des stéréotypes de réfugiés/racailles en arrière plan ? Est-ce vraiment utile que ta pote Pécresse joue elle aussi au Che dans les rues de La Chapelle, alors que l’on connaît déjà l’ampleur de son combat en faveur du droits des femmes et son engagement pour améliorer le sort des étrangers en France ?

Parce que derrière les prises (inexistantes) de responsabilités, moi aussi je vais faire un amalgame : je suis prête à parier qu’il y a tout un tas d’hommes blancs, intégrés, cultivés, qui ne savent plus quoi faire de leurs diplômes, et qui préfèrent, par égocentrisme, carriérisme, débilisme, fermer les yeux sur les vrais problèmes et pousser des cris d’effroi dès qu’un bar de Seine-Saint-Denis est accusé d’interdire les femmes, que La Chapelle fait de même, ou encore qu’un festival afro-féministe ferait preuve de sexisme anti-mecs (?) et de racisme anti-blancs (?).

Mais bon, alors que certains bénéficient d’une immunité parlementaire, d’autres jouissent d’une immunité sexiste.

Du coup, je me demande, qu’as-tu prévu pour les autres, Marlène ? Ces autres qui (nous) me portent violemment attaque au quotidien ?

Je pense par exemple à ce (sociologue) que j’admirais au point d’assister à l’une de ses conférences alors qu’à l’époque étudiante-stagiaire-salariée, j’avais d’autres chats à fouetter. Ce monsieur avec qui j’ai partagé le trajet du retour, et à qui j’expliquais, intimidée mais très enthousiaste car le thème me passionnait, le sujet de mon mémoire et ce que m’inspirait sa conférence. Suite à quoi, ce quadragénaire, sans répondre à mon monologue d’ambitieuse, se penche, pose sa main sur ma cuisse, pour me dire qu’en effet le thème est génial car sans lui il n’aurait pas pu rencontrer une jolie jeune fille comme moi ! Que vas-tu faire contre lui, lui diplômé, intelligent, civilisé ?

Et que vas-tu faire pour éduquer cet ex à qui, encore choquée, je racontais cette histoire, et qui me répond jaloux que ça avait dû me faire bien plaisir ? Ou encore ce grand boss de festival où je travaillais (sous sa tutelle) alors toute jeune étudiante? Lui qui m’a snobée jusqu’à ce soir de cocktail où j’avais remplacé mon jean par des bas, et qui m’invite, non pas à discuter de mes plans de carrière, mais à poser pour le magazine putassier pour lequel il travaillait ? (j’avais 18 ans, j’en paraissais 15) Dans le même genre, que feras-tu pour discipliner ce médecin qui refuse qu’on me pose un stérilet, parce que les femmes fainéantes au point de ne pas vouloir prendre une pilule par jour, ça va cinq minutes. Et cet autre médecin, qui à 23 ans, me conseille de mettre à jour mes vaccins car je ne devrais pas tarder à vouloir avoir des enfants ! Et ces potes, tous plus adorables et intelligents les uns que les autres, qui n’hésitent pas cependant à « valider », à juger, les filles en fonction de leur absence de soutif, leurs fesses ou leurs poils sur les bras ? Que va- tu mettre en place pour que les petits garçons puissent être sensibilisés au sexisme ?

Et contre ces ces N+4 avinés et dragueurs que ma pote ultra diplômée doit avoir à surmonter comme autant d’obstacles ventripotents pour obtenir le mérite, la carrière, qui lui reviennent de droit ?

Contre cette masse claire et bienveillante ?

Car c’est marrant quand même comme ces souvenirs, évoqués plus haut, sont plus tenaces que la plupart des invectives que j’ai pu recevoir de la part des mecs des rues. Comme ces situations, vécues personnellement, par des amies, ou distillées par l’actualité, ont pu amoindrir ma confiance en moi, en la gent masculine, en la société toute entière, et me laisser ce goût amer, si particulier à ce type de sexisme qui, je le sais, ne sera jamais vraiment puni.

Alors, moi, qui me dépolitise un peu plus chaque jour (cette année, j’ai préféré aller au Hamman plutôt que de faire la manifestation du 1er mai. Et, encore plus triste, je n’ai reçu aucun brin de muguet) je suis de plus en plus fatiguée de cette bêtise crasse qui nous oppresse bien davantage que peuvent le faire les mecs de La Chapelle, de Sevran ou d’autres quartiers sacrifiés.

Parce que dans la vraie vie, les Baupin, les Cosby et compagnie continuent de s’en tirer (pervers) pépère. Dans l’hémicycle, c’est toujours la grande ambiance, et dans les médias c’est pas mal la fête aussi. Et le succès de bandes dessinées comme Le Projet Crocodile ou La Charge Mentale (infiniment plus efficaces pour l’avancée de l’égalité homme-femme que ce que tu as pu entreprendre jusque là, Marlène) montrent que le chemin est long et ne part pas du 18e.

Roca Balboa

Bricole Gueurle officielle de la Team Retard
Roca Balboa est née en 1990 et aimerait bien réadopter des rats. Amie d'Anna, la première fois qu'on l'a rencontrée on a vu un petit chaton tout mignon. Puis, en mangeant un kebab sur un banc, on a constaté la bouche pleine d'une viande qu'on connaissait pas qu'elle avait la gouaille la plus hardcore qu'on connaisse. Et un putain de talent pour le dessin. SON SITE PERSO : http://rocabalboa.com/