Déni
Non. Non non non. Ça n’était pas censé se passer comme ça, recommence, répète la phrase mais différemment, oui, voilà, tu t’étais trompé, tu avais pris les répliques de quelqu’un d’autre, dans les tiennes cette phrase-là tu ne me la dis jamais. On va rembobiner, annuler ce verre, revenir au moment il y a quelques heures encore où tu me disais « je t’aime ».
Bon, tu persistes ? J’ai compris. Cette vraie fausse rupture que tu voulais qu’on vive, pour pouvoir prendre le temps d’y voir clair, pour voir si je te manque vraiment, pour décider enfin si tu es prêt à quitter ta femme pour moi, elle est en train d’arriver. Tu donnes à cette séparation provisoire tous les apparats d’une rupture réelle, c’est nécessaire, comment en effet pourrais-tu entrevoir ce que serait une vie sans moi si tu savais que je suis là, à t’attendre, dans un coin ?
Ça a dû te demander beaucoup de courage, de faire ainsi semblant de ne plus m’aimer. D’autant plus que tu cours un risque énorme : et si je te croyais vraiment ? Et si je finissais par vraiment faire mon deuil de toi ? Tu aurais l’air malin, dans quelques semaines, lorsque tu comprendras que tu ne peux pas te passer de moi au point que tu n’auras d’autre choix que celui de quitter ta femme, et qu’une fois cette rupture officielle tu décideras de me recontacter, si tu découvrais que je ne t’aimais plus, que j’en aimais un autre, que je n’avais plus de place pour toi. Heureusement j’ai vu clair dans ton jeu et promis je t’attendrai. Une semaine, un mois, six mois ? Ne tarde pas trop à revenir, tu me manques déjà.
Colère
Mais puisqu’il faut jouer à rompre tu ne t’en tireras pas comme ça. Je vais jouer à la maîtresse répudiée qui ne comprend pas comment tu as pu cesser de l’aimer aussi vite. Je vais sombrer avec délectation dans ce plaisir poisseux qu’est l’échange de messages qui ne servent à rien d’autre qu’à reporter le moment où je serai face à la réalité : tu m’as quittée. Prolonger l’échange, encore un peu, faire un festin de miettes de toi, chercher dans tes réponses lapidaires un mot qui appartiendrait au champ lexical de l’amour et m’y raccrocher avec urgence, entêtement, désespoir. Mais tu ne me facilites pas la tâche, car ces mots qui parlent d’amour tu les associes à des mots secs, creux, des mots qui absorbent le sens des autres mots, des mots trous noirs en somme : « moins », « pas », « plus », « terminé ». Des mots qui font tomber une lourde herse devant l’âme, une grille immense et massive que personne ne pourra plus jamais faire bouger.
Nos trois jours à la mer me hantent et je suis fascinée par la transformation, le changement de couleur de ce souvenir qui, il y a quelques jours encore, m’éclaboussait de joie, illuminait mes pensées comme un tableau de Vlaminck, et est soudain devenu bouleversant de tristesse. Nous n’aurions jamais dû nous projeter. J’aurais aimé vivre ces jours en sachant leur fin inévitable, ainsi j’aurais pu construire des souvenirs éclairés par autre chose que l’espoir sincère de vivre avec toi d’autres instants comme ceux-là. Les tomates, notre dessin, cette villa vide dans le jardin de laquelle nous étions entrés par effraction pour accéder à la mer, ton visage quand je suis revenue de la boulangerie et que tu m’as dit « viens vite dans le lit, tu m’as tellement manqué ». Il y avait tant d’amour dans ta voix à cet instant, parfois il me semble que personne ne m’avait jamais aimée comme ça.
Notre dessin je l’ai jeté, tu es redevenu autre, je te crains comme je craindrais un ennemi à qui j’aurais fait l’erreur de donner une arme contre moi et qui désormais me menace. Je pense à toi et tu t’es transformé, ton visage se tord dans un rictus malin, tes yeux un peu trop en amande me regardent avec perfidie, tu sembles te moquer de moi, ton corps me repousse comme si je risquais de me brûler en le touchant. Il n’est plus à moi, tu n’es plus à moi, l’as-tu jamais été ? Je ne veux pas que nous devenions ennemis, nous avons été si complices, restons complices dans la séparation, je t’en supplie. Je ne supporte pas cette sensation qu’après que l’amour s’est évanoui il ne reste rien d’autre que tes mots rendus grinçants par ta culpabilité soudain devenue essentielle. L’immense et inébranlable herse de ta culpabilité vient de tomber devant mon amour désormais prisonnier, et mon amour devient fou, il tourne et tourne et ses yeux hagards cherchent une sortie dans tes yeux trop en amande qui me regardent avec condescendance, mais de sortie il n’y a point, alors mon amour se tape la tête contre les murs, se pelotonne en gémissant, se griffe le ventre, la cour du château est poussiéreuse et vide, mon amour est prisonnier et tu le regardes mais plus pour longtemps, tu as déjà commencé à t’éloigner et mon amour te hait de le laisser ainsi seul, il va mourir de faim il le sait, la panique lui ôte toute capacité à penser rationnellement, c’est son estomac vide et sa peur qui parlent, comme un bébé animal abandonné il ne comprend pas ce qui lui arrive car on ne lui a jamais appris ce qu’était qu’être seul, ou alors c’était il y a longtemps et il a oublié, tu lui as fait oublier ce qu’était qu’être seul et maintenant tu t’éloignes, et mon amour gémit, il voudrait vomir et ne plus exister.
Marchandage
Les rôles semblent s’être inversés tout à coup. Depuis que tu m’as quittée j’ai fait en sorte de passer chaque soirée hors de chez moi, entourée d’amis, à tenter de combattre la canicule à coup de litres de bière et ton absence à coup de mots, finalement ce sont mes amis qui me parlaient le plus de toi, moi je voulais parler de tout sauf de toi, tout avait vite été dit : « j’ai perdu. Il a choisi sa femme. Je croyais si fort à cette histoire. Je ne pense pas avoir un jour aimé quelqu’un comme lui. »
Et la valse des amis qui me répètent comme je vaux mieux que toi, puisque tu es un con sinon tu n’aurais jamais fait ce choix, puisque tu choisis le confort plutôt que le bonheur que j’avais à t’offrir. Ensuite ils me disent que la vie à laquelle tu aspirais ne convenait pas à la mienne, que notre histoire aurait tué ma créativité, je me suis demandé s’ils avaient toujours pensé ça ou s’ils me disaient ça pour me consoler, et puis je me suis dit que ça allait être compliqué à gérer quand tu reviendras puisque maintenant mes amis te détestent.
Et tandis que nos échanges se raréfiaient, tes messages se faisaient moins froids, jusqu’à ce que tu finisses par m’avouer que je te manque et que c’est dur. J’ai ressenti à cet instant une malsaine sensation de triomphe mêlée à une rancœur diffuse : est-ce vraiment auprès de moi que tu es en train de t’épancher ? J’imaginais naïvement qu’étant l’abandonnée j’avais le droit de t’écrire mais que toi tu n’avais d’autre choix que d’être fort et de gérer seul la rupture. Ou dans les bras de ta femme… Mes amis et moi avons imaginé mille vengeances, t’envoyer par la Poste le t-shirt que tu m’avais laissé pour que je dorme avec ton odeur, avec un mot sans ambiguïté : « Je te rends ceci dont je n’ai plus l’usage », envoyer un homme séduire ta femme et te transmettre les photos de leurs ébats, ou alors poster sur ton mur Facebook des captures d’écrans de nos messages, tout y serait passé les sextos les déclarations d’amour les photos de ton fils et tous ces messages je les aurais déversés en public, en ton public, j’imaginais avec une exaltation pernicieuse la vague de panique qui aurait secoué ton petit monde, tes amis qui t’auraient noyé sous les appels, « mais qu’est-ce qui se passe putain c’est quoi ça ??? », ta vie qui s’effondre sous mes yeux, mais évidemment je t’aime et ni toi, ni encore moins ta femme ne méritez cette souffrance. Je me sens héroïque de penser ça et je me dis que lorsque tu comprendras à quel point je suis une fille admirable tu reviendras.
Nous avons trouvé un petit chat devant notre porte le lendemain de notre séparation. Ma colocataire pense qu’il est trop beau pour ne pas être un dieu grec réincarné venu nous délivrer un message et je ne l’ai dit à personne mais j’ai décidé que c’était Apollon dieu de la lumière et des arts qui était venu pour me dire que la vie est belle et douce et qu’elle le sera toujours sans toi. Je ne suis pas tout à fait sûre que ce soit vrai mais j’ai reporté tout mon amour et toute ma haine pour toi sur ce chat, on joue à se griffer et à se mordre - il gagne ; je lui dis « je t’aime » - il ronronne.
Dépression
Je regarde mon corps nu et je le trouve laid lorsque je me dis que tu ne le regarderas plus jamais. Le petit chat a retrouvé son propriétaire et je me sens encore plus seule. Je mange des œufs à la coque et je me remémore nos petits déjeuners, notre amour commun des œufs à la coque, j’ai cuit les miens en suivant ta recette, j’ai eu envie de t’écrire pour te dire « une chose est sûre je n’aurai pas tout à fait perdu mon temps durant ces derniers mois puisque tu m’as appris une technique infaillible pour ne jamais rater les œufs à la coque » et puis je me suis souvenue que nous étions samedi et que le week-end je n’ai pas le droit de t’écrire. Je t’imagine en famille, je pense à ta femme, qu’est-elle en train de faire en cet instant ? Agirait-elle autrement si elle avait conscience du dramatique combat qu’elle vient de gagner sans même avoir su qu’elle le menait ? Je n’ose imaginer le vertige rétrospectif qu’elle ressentirait si elle découvrait que dans un monde parallèle c’est auprès de moi que tu te couches chaque soir. Mais elle ne le saura jamais et continuera à vivre, à ressentir des émotions nivelées, à se plaindre peut-être de ses tracas quotidiens sans imaginer à côté de quel gouffre elle vient de manquer d’être précipitée. J’ai fait un truc que je m’étais interdit de faire pendant notre relation : je l’ai stalkée. Je l’ai stalkée mais la seule chose que j’ai trouvée sur elle est qu’elle a couru 10 km le mois dernier et a fait un temps supérieur à mon dernier temps de neuf minutes. Neuf minutes ! J’en aurais presque entamé une danse de la victoire. La nuit suivante je me suis réveillée au milieu d’un sommeil agité, saisie par un doute glaçant : et si c’était un trail ? C’était un trail.
Je relis nos messages encore et encore, je voudrais fumer, je n’ai pas de briquet, j’ai la flemme de descendre en acheter, je voudrais manger, je n’ai pas faim, je repense aux tomates, les tomates de Normandie, les tomates multicolores, le tableau de Vlaminck, peut-être un jour emmèneras-tu ta femme là-bas, je fixe le plafond, j’écoute un disque d’Armstrong, je me souviens très précisément du jour où nous avons parlé d’Armstrong, ce jour-là je t’avais demandé de m’aider, de me dire comment faire pour « gagner », pour te gagner, pour gagner cette partie d’échec que ta femme n’avait pas conscience de jouer contre moi et dont elle changeait les règles en cours de partie, agitant sous tes yeux la menace d’une vie sans ton fils, ce jour-là tu m’avais dit « aide-moi à trouver une solution pour mon fils », j’avais appelé ma mère, j’en avais parlé longuement avec elle, j’avais réfléchi à la façon dont j’allais devoir réorganiser ma vie pour que tu puisses le voir le plus possible, j’y croyait tellement fort, j’étais persuadée que tu étais le genre d’homme qui a le courage de tout changer lorsqu’il réalise que sa vie ne le rend plus heureux, je le pense toujours à vrai dire, je me dis simplement que je n’ai pas été à la hauteur, mon esprit torturé a fini par avoir raison de l’amour que tu avais pour moi, je revois les rochers du bord de mer, notre promenade sur les rochers, je ne veux plus jamais me promener sur des rochers de bord de mer, l’été dehors est un affront, comment le temps peut-il être aussi enjoué alors que je suis indigne d’être aimée.
Acceptation
Je me suis décidée, la mort dans l’âme, à avouer à mon journal que tu étais parti, mais en l’ouvrant j’ai découvert que le soir de notre rupture j’avais déjà écrit ça : « Alors comme ça tu m’aimes « moins », espèce de sale pute lâche et méprisable ? Alors comme ça tu ne quitteras « jamais ta femme » ? Mais crève, espèce de connard, puisque tu choisis la facilité plutôt que le bonheur que je t’offrais. Tu me laisses seule, seule sans expectative, seule sans projet, sans avenir, sans rien. Meurs. »
Oopsy ! Mon moi passé, rendu téméraire par quelques pintes de bière (je revois le visage du pote qui s’est occupé de moi ce soir-là, je lui avais fait interrompre sa séance de sport rien qu’avec dix mots – je viens de me faire larguer, j’ai besoin de bière – et il était sorti immédiatement, puis avait passé la soirée à alterner les deux phrases suivantes : « oublie vite ce connard » et « on rhabille le petit ? », d’où l’état alcoolisé dans lequel il m’avait laissée), s’était déjà chargé de la sale besogne d’écrire noir sur blanc ton départ, ce sentiment d’abandon, cette humiliation.
J’ai relu ces lignes plusieurs fois, me suis adressé un big up mental pour avoir réussi à écrire « expectative » sans faute ni rature avec quatre pintes dans le sang, et me suis dit ouahou, c’est vraiment comme ça que je me sens lorsque je ne fais plus semblant ? « Sans projet, sans avenir, sans rien »… Oui bon. On se calme.
Depuis que tu m’as quittée j’ai Ça ira tu verras de Séverin dans la tête. Spoiler alert : c’est l’histoire d’une nana qui se fait larguer et puis après ça va. Je l’ai découverte il y a quelques semaines et je pensais toujours à ta femme en l’écoutant. C’est con mais j’aimais bien me dire qu’elle allait vivre ce vertige terrible avant de rencontrer quelqu’un d’autre et d’être finalement plus heureuse qu’avec toi. Parce que dans mon plan c’était ça qu’il se passait : tout le monde était gagnant. Je me souviens t’avoir évoqué ça, un jour. Que si tu la quittais, ta femme finirait forcément par retrouver quelqu’un qui la rendrait heureuse. L’évocation de cette idée t’avait levé le cœur. Coucher avec une autre et lui promettre le Nil, oui, mais envisager que ta femme puisse refaire sa vie sans toi, ah non.
C’est moche l’égoïsme.
Finalement Séverin ne chantait pas pour elle mais pour moi et cette chanson me donne la nausée. « Et en éteignant ta veilleuse, tu retomberas amoureuse », bullshit. Comme si c’était un but en soi, un accomplissement, « être amoureuse ». Pitié.
J’ai repris la lecture de L’Art de la joie. Lorsque je l’avais mise de côté pour lui préférer l’alcool, Modesta était amoureuse et je me souviens m’être réjouie de voir qu’elle aussi pouvait l’être, tant j’admirais la liberté et l’indépendance de cette héroïne et tant je souffrais de la voir dire au début du roman qu’« à aucun être vivant il ne faut abandonner ses bras » alors que j’étais en train de m’abandonner aux tiens. Si Modesta s’autorisait à tomber amoureuse alors je le pouvais moi aussi.
Mais tu m’as quittée, j’ai repris ma lecture et quelques pages plus loin voilà que Modesta n’est plus amoureuse. Elle n’est plus amoureuse et elle écrit : « Le soleil levant m’envahit le cerveau, serein, comme libéré d’une angoisse qui depuis des mois et des mois me faisait tressaillir à la moindre ombre, au moindre bruit. J’ai envie de sortir, de courir dans ce soleil joyeux qui répète : tu es libre.
Douceur de ne plus attendre, de ne plus dépendre d’une autre volonté. Personne ne m’enlèvera plus cette douceur. »
Personne ne m’enlèvera plus cette douceur. Prends ça Séverin.
Quant à toi, que puis-je faire, à part te souhaiter d’être heureux ? Tu vois, jusqu’au bout j’aurai été la maîtresse idéale.