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vendredi, 06 avril 2018

Lettre au passé futur

Par
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Je t’écris aujourd’hui, parce que je n’ai pas encore la possibilité de donner une autre portée à la haine que j’ai pour toi.

Je me demande ce que tu penses avec tout ce dont on parle dans les médias aujourd’hui. Tu te sens concerné ? Ou le sociopathe que tu es ne se sens pas concerné ?

Lorsque j’avais 3 ans ou 4 ans, maman partait au travail tôt le matin. Je me souviens de l’appartement rue Emile Deschanel, une petite entrée, la cuisine sur la droite, la salle de bain en face, et le salon à gauche. Dans le salon, au fond à droite, la chambre. La seule pour nous trois. Le grand lit à droite, mon lit d’enfant à gauche.

De ce lit, j’ai deux souvenirs. Je me souviens d’avoir réveillé maman en pleine nuit parce que je saignais du nez, j’en avais partout. Mon coussin rose était taché. Elle avait été un peu de mauvaise humeur au début, et ensuite inquiète. Elle m’avait du coton dans le nez, avait attendu jusqu’à ce que ça passe. Tu n’as pas dit un mot.

Mon second souvenir. Maman était partie au travail, tu devais m’emmener à la maternelle. Tu m’as proposé de venir faire un câlin dans le lit pour qu’on se réveille doucement. 4 ans. Je crois que j’avais un de ces pyjamas deux pièces en tissu un peu rêche. Tu m’as demandé d’enlever mon pantalon. J’ai senti que tu me touchais. Je savais que ce n’était pas normal, j’ai réussi, je crois à te poser une question « c’est tes doigts hein ? ».

Trou noir.

J’ai presque aucun souvenir de mon enfance, je me demande alors, à quelle fréquence, qu’est-ce que tu m’as fait, qu’est-ce que j’ai subi ? La grosse merde que tu es, profitait de blague d’illettré telle que « dis camion » pour toucher ma poitrine naissante, devant tout le monde sans attirer l’attention. Et les seules chose qui me restent aujourd’hui, c’est la sensation d’angoisse que maman aille dormir tôt le soir, fasse la sieste, m’envoie te faire un massage. Je déteste les massages aujourd’hui, je vomis les massages.

Lorsque Marie est née, j’ai eu mal. J’ai eu mal pour elle, j’ai pleuré pendant des heures parce que je ne voulais pas qu’elle subisse la même chose. J’avais 7 ans. Je me souviens aussi de l’appartement, on était au 32 rue de Normandie. Ma chambre, ma première chambre, était juste à côté de la porte d’entrée, avec un lit en hauteur d’un bleu très moche. C’est dans ce lit, dans cette chambre et sûrement parce que Marie est née, que j’ai eu le courage de dire à maman ce que tu me faisais.

Tu es rentré, tu m’as dit que ce n’étaient que des câlins.

Maman est tombée malade. Elle a été bien avisée (regarde dans le dictionnaire, si tu ne comprends pas le mot, c’est utile un dictionnaire) de me laisser chez papi mami et Marie chez tata Joséphine. Et une fois, tu as débarqué en leur disant que tu allais m’emmener au cinéma, au McDo, juste une soirée. Je ne crois pas avoir dit non, je ressens l’angoisse que j’avais. Tu m’as évidemment demandé un massage une fois rentrés à la maison. Il n’y avait que la lumière des lampadaires dans la chambre, votre lit de couple, de toi et ma mère agonisante à l’hôpital, et tu t’es frotté contre moi. Encore un trou noir, seulement quelques images.

Si tu savais combien de fois le soir, j’ai prié pour que tu crèves. Combien de fois j’ai demandé à Dieu, à l’univers, au hasard, à la chance pour qu’il t’arrive quelque chose. Tes hospitalisations pour tes infections au doigt, j’espérais qu’elles te contaminent. Que tu meurs.

Et… plus aucun souvenir jusqu’à mes 12 ans.

J’ai cru avoir inventé. Mais ça revenait. À 15 ans, j’ai rencontré Jérémie. C’est lui qui m’a aidée à me souvenir, à remettre en ordre le peu de souvenirs que j’avais. Maman est tombée en dépression, j’avais 15 ans, Marie en avait 8, Pierre était encore tout petit. Marie et moi nous sommes occupés d’elle, les pompiers, cacher les médicaments, subir l’humeur, vivre avec le suicide de notre mère au dessus de notre tête. On n’avait personne pour nous aider, personne à qui en parler.

Quand j’ai eu 16 ans, après avoir séché les cours pendant un mois, je me suis confiée à ma CPE. Elle était jeune, je passais des longs moments dans son bureau à discuter de choses et d’autres. On était deux avec une copine, à lui parler souvent et à lui demander de signer des mots retard ou d’absence parce qu’on était avec elle. Un jour, j’ai craqué. J’étais sous pression depuis un an, j’avais redoublé, et toi tu revenais en permanence dans ma tête. Je lui ai tout raconté sans penser à sa fonction dans l’établissement.

J’ai été convoquée par une assistante sociale en plein milieu d’un cours d’anglais. Elle m’a posé des questions. J’ai dû mentir, j’ai joué l’idiote. Dans ma tête, je voyais les enfants partir dans des foyers, il était hors de question de faire ça. J’ai eu l’unité de notre famille, et tu n’en fais pas partie, sur les épaules.

On a eu reçu une convocation au tribunal. Tu dois t’en souvenir de ça. Quand maman te montrait en train de pleurer assis seul dans la chambre. À tout nier. Encore une fois je me suis occupée de tout, le père de Jérémie qui était au courant de tout, a parjuré au tribunal. Je suis passée pour une fille instable, une menteuse un peu mythomane. Mais je m’en foutais, j’avais l’impression d’être coupable de la situation, d’avoir failli éclater la famille, d’envoyer Marie et Pierre en foyer.

Marie est venue me voir un jour, elle avait entendu une dispute entre moi et maman incontrôlable sous cachet, elle m’a parlé de ce que tu lui as fait. Elle avait presque 15 ans et moi presque 22 ans. Tu as touchée, sexuellement agressé ta propre fille, ton propre sang. Ça m’a tuée d’apprendre ça. Et j’ai rembobiné. Passée l’angoisse au moment de sa naissance, j’ai pensé que elle tu ne la toucherais pas, j’ai pensé que j’étais la seule puisque je n’étais pas ta fille. Quand tu demandais un massage, j’envoyais Marie.

Quand maman t’a quitté, enfin, Antoine nous a parlé. Et puis Pierre ne dit rien mais il a fait une crise de panique.

Aujourd’hui, je fais toujours des cauchemars. Je ne sais toujours pas ce qu’il s’est vraiment passé. Est-ce que tu m’as violée ? J’en suis presque sûre. Mais pour le moment je n’ai pas accès à ces souvenirs. La seule chose que je sais, c’est qu’il faudrait que j’envoie cette lettre à ta soeur, à ton frère pour qu’ils protègent leurs enfants de toi.

Et un jour, quand tout le monde sera prêt, je te jure que je trainerai devant un juge. On ne peut pas compter que sur le karma dans la vie, il va falloir que tu payes pour tout ce que tu as fait et tout ce qui n’a pas été écrit dans ces lignes.

Récemment tu as dit à maman « c’est du passé, moi j’avance. »

Moi aussi j’avance, je finirai par te rattraper.