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mardi, 11 septembre 2018

L’intrus

Par
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Il y a dix jours je me suis réveillée à six heures zéro deux du matin, pour découvrir un jeune garçon à peine majeur dans ma chambre, visiblement en train de cambrioler l’appartement. J’ai ouvert les yeux, avec les boules Quies je voyais juste mon partenaire gesticuler avec un autre type devant le lit, j’ai fini par me lever pour tenter de comprendre ce qui se passait. Je n’ai rien fait, c’est mon copain qui a pris les choses en main. Le cambrioleur était au final très sympa, mon copain a discuté avec le gars de manière surréaliste pendant que je me frottais les yeux endormie. Le gars a chargé son portable pour pouvoir regarder les horaires du métro, et il est reparti sans rien en nous serrant la main et en nous demandant s’il pouvait nous rajouter sur Snapchat.
Le lendemain, puis le surlendemain, j’ai eu comme un sentiment familier, je me suis levée quatre fois, quatre fois, j’ai tourné la clé dans la serrure de la porte d’entrée pour vérifier qu’elle était bien verrouillée, quatre fois j’ai scruté et vérifié que les fenêtres étaient bien fermées, quatre fois j’ai cru apercevoir une ombre dans le couloir et j’ai allumé toutes les lumières pour débusquer un indiscret inexistant.
L’angoisse de l’effraction, la peur démesurée d’un intrus, le sentiment d’insécurité nocturne perpétuel, et les petites prières au fond de mon lit pour que le jour se lève le plus vite possible, je connais ça par cœur.
A neuf ans, soudainement, j’ai commencé à dormir avec un couteau de cuisine sous l’oreiller.

Il ne s’était rien passé, l’évènement le plus traumatique de mon enfance se résumait à la vision de Sur la Route de Madison avec mes parents un dimanche soir, et la peur incontrôlable qui en avait résulté – ma mère pourrait-elle aussi suivre Robert Redford et abandonner le foyer ? J’en avais pleuré pendant des nuits entières, sentant le potentiel d’indépendance de ma mère qui refusait par principe de me dire où elle allait dès qu’elle prenait la voiture, même si l’excursion secrète se résumait à aller faire les courses au Super U du coin. Le couteau était donc arrivé un jour, sans que j’ai la moindre idée de comment l’utiliser en cas d’intrusion. Je le plaçais sous l’oreiller, un peu flippée de me couper pendant la nuit, mais j’en avais marre de m’endormir tous les soirs en ayant peur de mourir, et j’avais décidé de prendre les choses en main. C’est aussi à cette époque que j’ai brusquement arrêté de dormir la fenêtre ouverte. Mes parents avaient tout essayé, mais chaque soir après leur départ de ma chambre, je me relevais de mon lit d’enfant et j’allais au choix fermer ma fenêtre ou verrouiller les volets, en vérifiant bien qu’aucune main mal intentionnée ne puisse se glisser dans l’interstice. Nous étions au milieu de la campagne, personne n’avait jamais franchi la porte de ma chambre sans y être invité, mais nous avions eu plusieurs cambriolages, dont un pendant que je dormais un dimanche matin. Je n’avais rien remarqué sur le moment mais j’avais tourné des semaines durant le scénario dans ma tête. J’étais morte de peur, bien décidée à trancher la gorge de celui qui débarquerait par surprise. Mes parents n’ont jamais remarqué le couteau, qui était passé de couteau de cuisine à couteau à viande puis à couteau suisse, moins rapide à déplier mais moins angoissant à garder sous l’oreiller.
Je cherche sans relâche un évènement qui aurait pu conditionner mon esprit aussi jeune, sans rien trouver. Bordel, je ne sais pas d’où vient cette terreur absolue qui s’endort de temps à autre et se réveille au moindre choc. A 27 ans, chez mes parents, je n’ai pas réussi à dormir,
persuadée d’avoir entendu un homme qui rentrait dans la cuisine. Je l’imaginais roder autour de la maison, scrutant les fenêtres, je listais mentalement les endroits qu’il me faudrait atteindre pour me mettre à l’abri, la nuque pleine de sueur à l’idée de devoir choisir entre aller
affronter l’intrus pour sauver mes parents ou les abandonner et me terrer dans l’armoire. A 27 ans putain. Hier, j’étais une baraque paumée en Ariège, c’était beau, et puis il a fait nuit et j’ai commencé à me dire qu’il y avait quand même beaucoup de portes vitrées comme dans les films d’horreur. Dans ces moments-là mon cœur tachycarde, mon cerveau s’emballe et rien ne le calme. Je suis hantée par l’invisible, hantée par un trauma inexistant mais handicapant.

Souvent je m’imagine seule dans une maison au milieu de la nature, pour écrire le roman de mes rêves, deux mois en autarcie, le bonheur, les oiseaux qui piaillent et les salades de tomates du jardin, et puis je m’imagine une fois le soleil couché, terrorisée, remplissant ma chambre d’armes toutes plus violentes les unes que les autres : taser, batte de baseball, alarme, couteau, matraque… C’est comme si je n’avais jamais passé le cap de la vie adulte, ce cap qui m’empêcherait d’avoir peur de la nuit et de l’ombre, qui m’empêcherait d’être autonome et indépendante. Je rêve des hommes qui veulent rentrer, je rêve que je me barricade sans succès, je cauchemarde la fuite, la maison en forme de labyrinthe, les murs qui se transforment en portes sans verrou qu’il faut fermer. Je regarde encore régulièrement sous mon lit, d’un air détaché parce que je sais que c’est la honte, mais avec une pointe d’appréhension quand même à l’idée que oui, quelqu’un se serait terré ici. Mais surtout je me demande, je me demande si je suis la seule ou si c’est une peur qu’on partage silencieusement, je voudrais savoir qui parmi nous ferme la porte à double tour le cœur battant, je voudrais connaître ce qui nous lie, je voudrais crier ma peur du noir sans qu’on me regarde avec pitié, je voudrais être sûre de pouvoir me défendre et je voudrais surtout arrêter de détester la nuit, je voudrais pouvoir la traverser la tête haute et le sommeil léger.
Vingt ans plus tard, j’ai toujours un couteau dans mon sac, choisi avec soin, un couteau qui se plie et se déplie, que je n’utilise jamais pour autre chose que pour couper occasionnellement à manger, mais que je serre comme une enfant quand la nuit ensevelit les rues.

Marcia

Marcia est née en 1986 et a un superbe couteau avec gravé "We Fight Back". On l'a rencontré il y a fort longtemps, elle avait eu la gentillesse de nous inviter pour un nouvel an et depuis, cette passionnée de pâtes et de droits sociaux nous envoient des papiers qui défoncent tous autant qu'elle, et nous éclaire de fou. C'est simple, on les attend avec la même impatience que la neige à Noël. Marcia, on t'aime, change rien et continue comme ça. Coeur avec les doigts.

Anna Wanda

Directrice Artistique et illustratrice
Anna est née en 1990 et se balade avec un collier où pend une patte d'alligator. Graphiste et illustratrice particulièrement douée (sans déconner), elle n'est pas franchement la personne à inviter pour une partie de Pictionnary. Toujours motivée et souriante, c'est un rayon de soleil curieux de tout et prêt à bouncer sur un bon Kanye West, tout en te parlant de bluegrass. Par contre, elle a toujours des fringues plus jolies que toi. T'as donc le droit de la détester (enfin tu peux essayer, perso j'y arrive pas). SON SITE PERSO: http://wandalovesyou.com