« Un goût de chlore et d’aurore
La piscine de l’hôtel vibre sous les poids lourds
La route en contre bas est emplie de promesse
Que je vois défiler derrière notre fenêtre
Les symboles sont des mots - je les vois sur leur peaux, tannées par le soleil
Qui s’effrite quand on l’effleure comme
Les pétales d’une fleur fanné trop tôt d’avoir si chaud dans les trains couchettes
Je pense aux putes d’un Vietnam en guerre
Aux hommages d’un vieux groupe punk Saigon en Indochine - je vois le souvenir de mon père qui photographie ma mère à demi nue sur une cascade qui n’existe plus
Le murmure du passé dans le grondement des scooters, l’odeur des tamarins, du fruit du diable, du gasoil, des poissons chats encore vivant dans la nuit noire du marché qui grésille sous les néons
Le durian, la lessive des grands hôtels qui s’échappent des sous sols, les orchidées, le bruit du bamboo sec, le regard des passants, l’orage constant dans mon coeur, l’excitation sourde dans le hall des gares bondées d’odeur
Ma fierté, paume contre paume, quand je traverse les autoroutes, les boulevards, les sentiers, sans mourir tout sourire, les yeux presque fermés.
Et puis il y a dix ans, Bangkok, la jungle et les insectes, et puis il y a 5 ans, et puis maintenant, revenir où tout a commencer. Dans ce train énorme qui avalait la nuit et moi à peine formé qui fumait sur le strapontin, persuadée de savoir la vie, de la connaître sur le bout des doigts, revenir et dormir avec toi.
Et il faut les voir, observer à la dérobé, les grands panneaux publicitaires, les enfants à 4 sur un scooter, les femmes amazones qui courent entre les hommes.
Les garçons filles doux et dociles comme dans les romans noirs d’antan. Je voudrais leur prendre la main, loin de Sathorn loin de Patpong, cette histoire est un peu mauvaise. Les heures dans les supermarchés, perdues sur nos deux pieds, toutes les odeurs. Toutes les couleurs. L’absence de peur dans son regard, la confiance entre nos mains moites, qui s’attachaient aux lianes, qui dégringolent dans la jungle, qui se cherchent sous les draps rêches
Le reflet de l’eau dans ses yeux, celui du soleil, celui du lait au miel, la citronnelle, le talc de yochi, le baume du tigre sur le col des t-shirts.
Des semaines et des jours, à marcher, à sentir , à tenir dans le creux de nos cœurs une vérité ailleurs, une maison sur Le Bras vaut mieux qu’un toit en feu. »
« Life vest under your seat
Fasten seat belt while seated
Essaie de le répéter vite comme quand on était enfant. Comme quand ton cou pouvait se rompre sous le poids de ton corps mou qui tombe de la branche du marinier dans la cour en béton armé. Répètes le jusqu’à ce que ça ne veuille plus rien dire. Jusqu’à ce que le son te torde de rire. Les mots sont faciles, car ils refusent de venir. Ils se fondent dans la moquette de l’avion, un peu rayé usé. Le rythme dans mes tympans me fait hocher la tête comme une débile. Je peux voir mon reflet dans le hublot. J’ai l’air heureuse. Mon front se cogne aux turbulences, je sens mon coeur qui virevolte dans ma poitrine. Dans les yeux derrière le noir je vois un peu de peur, et un peu d’espoir, je sais que tout ira bien. Je sens le trou d’air sous mes fesses, il m’aspire comme quand après l’amour nos deux corps s’enfoncent dans le matelas.
Lao, là haut, je cherche mes mots pour décrire proprement la crasse qui brode tes marchés.
Les seaux de vers, peut être. Les moustiques remplis du sang d’autres humains que j’écrase contre le mur bleu sale. L’absence de chaleur dans les yeux de la tenancière. Toute la lumière dans les cris des enfants. La cour arrière qui vibre sous la course effrénée des taxis poubelles. Moi je marche en souriant bêtement encore, comme à chaque fois, je saute du trottoir en dansant dans ma tête. Soudain j’ai le souvenir qui revient, d’un truc moins rose, moins tendre, et l’image d’Épinal se transforme en cauchemar quand je sens l’odeur de pisse qui glisse entre les lattes de la petite baraque en bois. J’ai froid et je me serre contre toi. J’écoute les coqs qui hurlent dans la nuit du matin. J’entends l’enfant qui pleure, je me souviens de ces avant bras ternes couvert de bleu, caché sous la crasse. J’ai les mots de Khamla qui pèse dans ma poitrine quand il sourit, elles seront marier à quinze ans parce que c’est comme ça. Je ne me sens plus du tout à l’aise. J’ai l’angoisse à fleur de peau au fond de ma hutte humide. Qu’est ce qu’on fait la si on ne peut rien faire. Ils nous montrent des images aux sourires immenses, il m’a semblait voir autre chose derrière la fumée du feu qui chauffait l’eau du bain. Je pense qu’on est ailleurs. Qu’on ne vit pas dans le même monde, et ça me terrifie de pouvoir aller et venir dans le leur sans qu’ils puissent faire de même dans le mien. C’est mon complexe de Laos. »
Les vaches aux estomacs plastiques se reflètent dans le béton miroir.
Le soleil tourne l’acier en flaque et le tarmac transpire,comme si le ciel jaune et l’autoroute ne faisait qu’un. Au loin le mirage se propage sur le peuple jeune.
Toutes les couleurs des façades pour effacer le gris le noir et le rouge.
Effacer s21.
Effacer l’organisation.
Effacer l’ineffaçable que tout le monde oublie - dans les cauchemars, poursuivie par des portraits noir et blanc, je fantasme une justice qui ne vient jamais. Couchée sous le ventilateur, j’écoute l’agonie des khmers ivres plus bas dans les rues bordées de poubelles fumantes.
Entre les rires et les éclats j’imagine un pays il y a quarante ans passé, les enclaves et les pieds qui volent, les enfants tortionnaires.
Au coude à coude scooter contre tuktuk dans l’éblouissement d’un dôme doré à la fin du jour je vois Phnom Penh se vider.
Il y a vingt ans je me rappelle, des piles de chaussures sur une place bondé, un samedi après midi de province, et ma mère qui me dit, même une chaussure on leur envoie car leur jambe ont sauté sur des mines antipersonelles.
Sans bien comprendre je jette une demi paire de baskets sur le tas et je retourne à mon croissant, il est 16h, j’ai sept ans et j’ai faim. Je sors du camps sous le poids du savoir, j’ai des crampes dans le ventre, je suis restée indécise devant le tas de crâne, la pile étrange de têtes sans corps, autrefois rattachées à un coeur, et je sens notre Histoire se dérober sous mes pieds, je me souviens et j’ai compris.
Plus que des peaux tannés, là sous le soleil de midi, sous les dents arrachés et les jantes qui brillent d’un éclats indécents à côté de la femme unijambiste qui vends des poissons séchés infestés des mouchettes.
Plus que les pièces de cheval sur les bords de la route de poussières, que les dents des chiens qui rôtissent, que les poules chétives qui courent dans notre couloir, que les varans terribles qui sifflent au bords du Mékong boueux.
Plus que les routes, les chemins, les pistes, les rues, sans détours, coupe gorge d’angoisse quand les chauffeurs se doublent à coups de klaxonne.Plus que les rizières sales et les familles de 5 sur un véhicule deux roues qui chavirent comme un bateau ivre.
Plus que toute la crasse des campagnes, que la beauté de leur sourire, plus que la peur de mourir dans un accident bête, plus que le goût d’aventure dans mon verre glacé. Le pays du jeune peuple je ne le comprends qu’au regard de mon souvenir d’enfant sur ces piles de chaussures orphelines que j’observe d’un œil torve dans la vitrine de crâne de S21, le lieu où dit-on, tant sont entrés sans ne jamais ressortir.
Tous ces textes sont tirés du prochain ouvrage de Lisa Lapierre, « Loveland »