Vous vous souvenez les filles ?
C’était il y a huit ans.
C’est pas faute de l’avoir déjà raconté. On s’était rencontrées la première fois officiellement chez Ophélie, un après-midi où elle avait fait des gaufres. C’était elle et Elsa qui connaissaient Anna, elle avait fait la pochette du vinyle de leur groupe Fury Furyzz. Anna en avait marre de bosser pour des projets qui sortaient pas. Elle serait parfaite pour illustrer les papiers que tu veux écrire Marine, et puis on en écrira aussi, ça nous fera un lien le temps qu’on parte et qu’on revienne du Canada, tu trouves pas ?
Je me la jouais cool et sceptique.
Ouais pourquoi pas.
C’était en 2011. Il y a huit ans. C’est un quart de ma vie, j’ai compté avant de monter dans le métro. C’est énorme. Je n’ai pas eu une relation amoureuse ou professionnelle qui ait tenu aussi longtemps. Huit ans. Même mes amitiés je les foire plus rapidement.
J’allais sur mes 25 ans et j’avais enfin un emploi dans les médias, je jouais dans un super groupe de meufs et franchement j’avais une grosse confiance dans l’avenir. Une mentalité de macroniste, genre “si je veux je peux okay FAUT JUSTE SE DONNER L’OPPORTUNITÉ”. J’avais envie d’écrire et de partir à l’assaut du monde, et Ophélie m’a proposé une solution le temps qu’elle et Elsa, les deux autres membres de notre groupe Mercredi Equitation, tentent leur chance au pays de la poutine. Je voulais écrire ? Bah voilà, monte un blog on t’aidera. Et cette meuf, Anna, illustrera et puis ça va être bon esprit de toute façon on s’en fout. Si ça se trouve avec le cul qu’on a, personne ne le lira, et de toute façon on a rien d’autre de mieux à foutre.
Si on avait su.
D’abord il y a eu quelques papiers qui ont plu à nos potes, nos mamans, les mamans de nos potes. Il y en a même qui ont plu aux blaireaux condescendants en jean serré qu’on essayait de choper parfois à la Mécanique Ondulatoire.
Il y a eu Loïg (amitié éternelle) qui nous a coopté dans la grande congrégation de Vice et qui nous a collé un autocollant “cool” sur le front que plus personne n’a JAMAIS cherché à débattre. On était acceptées dans la confrérie sans trop savoir pourquoi et on nous répétait qu’on avait des grosses couilles. En 2012 c’était un compliment. On s’était toujours foutues de nos gueules parce qu’on était des petites meufs qui jouaient/dessinaient/écrivaient des trucs que tout le monde rentrait de force dans la catégorie “mignon” et là on avait enfin notre revanche.
Loïg notre breton préféré, c’est en partie grâce à toi que tout le reste est arrivé.
Ensuite il y a eu Nicolas qui nous a ouvert les portes de l’Espace B puis du Point Éphémère pour faire nos concerts puis nos kara-okay. Il y a eu Martin qui nous a aidé à mettre en image et en lumière nos boulots. Il y a Pierre, Xavier, Raphaël et encore Jérémie qui nous ont toujours soutenus en pointant leur nez même quand il n’y avait que quatre personnes. Il y a eu Rock en Seine qui nous a filé les clés d’une tente de cirque pendant TROIS PUTAINS DE JOURS puis après nous a laissé mixer avant et après Arnaud Rebotini (n’importe quoi mais on a des photos qui le prouvent donc FAITES PAS LES MALINS). Il y a eu le Baleapop pour lequel on a glandé quatre jours au soleil, le Glazart puis le Trabendo qui nous a offert de booker des concerts, même le Sucre à Lyon nous a ouvert ses portes, et puis évidemment Echap, le Festival MV à Dijon, Nouvelles Scènes à Niort, même le Centre Beaubourg en février dernier et tout ceux qui nous ont pas payé et qu’on ne citera pas. Il y a eu les galères de karaokay qui ne se lançait pas alors que Molly Nilsson attendait pour jouer, il y en a un autre où Connan Mockasin a fait une reprise de Purple Rain qui a sauté de Youtube pour une question de droits, et puis ceux où même les copains avaient la flemme de se déplacer et où il ne restait que moi qui déversait mes angoisses sur Ophélie parce que je me disais qu’on allait jamais réussir à remplir une salle. Il y a eu la fois où vous étiez tellement bourrés au Jagermeister à la Rotonde qu’on a coupé vos micros pendant une bonne moitié du karaoké et que c’est Anna qui vous évacuait de la scène manu militari tellement vous étiez chiants. Sans oublier tout le reste : les séances où Anna et Roca ont tatoué des gens à l’aveugle dans le salon de Ray-Ban, l’émission imaginée pour Dailymotion où on s’est dit en conclusion qu’on avait quand même un physique de radio, une vingtaine de mariages où j’étais boudinée en Elvis et Roca avec des nippies sur le bout des seins, la location d’un terrain de sumo à Lyon qu’on avait installé devant le concert de Bagarre ou l’animation d’un dance dance revolution en plein milieu de Chatelet les Halles.
Niveau connerie, déjà on était bien.
Il y a eu aussi vos articles. Les copains et les copines, d’abord, qui trouvaient ça marrant d’écrire sur leurs passions honteuses ou les trucs qui les intéressaient vraiment. Et puis les autres qui ont suivi, les papiers drôles, les papiers durs qu’on a reçu et qu’on a toujours considéré comme des énormes preuve de confiance de votre part, des trucs qui nous retournent encore le bide quand on y pense et qu’on se demandait comment on pourrait illustrer au mieux sans jamais vous blesser. Merci de nous avoir filé les clés de vos intimités à nous, des inconnues. On sait ce que ça demande.
Et ce que ça coûte.
Il y a surtout eu les papiers de gens qui sont devenus des ami.e.s, comme les personnes qui les ont illustrés, toujours brillamment. Des articles qui ont été repris sur Nova, Huffington Post, certains même commentés dans Le Monde et qui ont parfois créé des belles opportunités pour certain.e.s d’entre vous. L’essence de Retard qui restera encore en ligne quelques années si on trouve le moyen de bien payer notre fournisseur internet avant de se casser.
Et puis il y a vous.
Mes amies.
Mes copines.
Mes soeurs.
Anna, Ophélie, Elsa, Roca qui nous a ensuite rejoints, tout comme Marion puis Lou et enfin Anastasia. Je n’avais eu jusque là que des relations amoureuses pathétiques mais j’avais vous. Toujours là. (Presque) toujours partantes. Nous étions toutes les co-parentes de ce gros bébé qui prenait tellement de place dans nos vies, des weekends passés à se coltiner les articles à mettre sur le site, à faire des pinatas en papier maché, à gérer en urgence des groupes qui pourraient rentrer dans nos tarifs. Tellement ensemble qu’on s’est toutes détestées un moment ou un autre, mais qu’on continuait à avancer parce qu’il le fallait : c’était plus gros que nous et Retard en dépendait. Ces vacances passées à boire et à découper des masques pour des enfants pas sympas, tous ces dossiers qu’on a les unes sur les autres. Les papiers qu’on m’interdisait de publier parce qu’ils étaient trop persos et les galères avec les mecs qu’on essayait de serrer en festival sans réveiller les autres. Les drames personnels qu’on a essayé de surmonter ensemble sans forcément y arriver. Les larmes dans les réunions où on ne se comprenait plus, entre celles qui voulaient vivre de Retard et celles qui pensaient que c’était impossible. Mes messages passifs-agressifs dans nos groupes de discussion. La virulence de certaines conversations qui laissent encore des stigmates. Les silences quand on savait que de toute façon c’était maintenant foutu et qu’il fallait que l’une d’entre nous parte.
C’est fou quand même. J’ai toujours écrit ici à la première personne. Mais ce “je” n’existe pas. Ce “je” n’a existé que grâce aux filles de Retard. Je ne suis rien sans elles. Et j’espère avoir eu le même impact dans leur vie. C’est une expérience qui change tout. Je suis tellement contente d’avoir eu la chance de vivre tout ça avec vous.
Alors, à toutes mes soeurs de Retard, à Anna Roca Elsa Ophélie Lou Marion Anastasia
Merci.
Merci d’avoir eu l’audace d’avoir des rêves et de forcer pour qu’ils collent à la réalité.
Merci de s’être serrées les coudes à chaque moment de ces huit années.
Merci de n’avoir jamais compté les heures ni tous les plans pourris.
Merci d’avoir été une amie alors que je suis un calvaire au quotidien.
Merci de nous avoir permis de faire l’exercice de la sororité.
Merci de n’avoir eu aucune limite.
Merci de m’avoir offert mes plus belles années.
Ma plus belle histoire d’amour, c’est nous.
Huit ans de retard putain. On aurait pu continuer plus longtemps mais à quoi bon ? On aurait pu écrire le papier de clôture de Rookie où Tavi disait qu’elle n’avait jamais réussi à rendre son magazine rentable sans lui faire perdre un peu de son âme. Dieu merci, notre modèle bénévole nous a sauvé de tout cela et puis on a toujours préféré se faire des copains/copines que de la thune (même si on aurait pas craché dessus TOI MÊME TU SAIS BÉBÉ). Il y a d’autres raisons. De nouveaux médias arrivent avec des tons radicalement différents, les temps ont changé et nous aussi. Je n’arrive plus à écrire comme à mes 25 ans (et dieu merci). Nos carrières à côté fonctionnent bien, et nous n’avons plus le temps pour s’occuper correctement de ce projet pour lequel nous avons tellement donné. Nous avons aussi Comme Nous Brûlons dont nous préparons la troisième édition. Il est temps de tourner la page et de voir ce qui peut se passer pour chacune. Sans regrets. Sans aigreur. La décision a été dure à prendre mais c’est la meilleure. Retard ne mérite pas qu’on s’y investisse mollement. On préfère le quitter avant de ne plus en être dignes.
On t’aime tellement fort Retard, si tu savais.
Et pour vous aussi, un grand merci. D’avoir pris le temps de nous lire, de venir, de nous écrire, d’avoir illustré ce presque millier d’articles. Ça a été une grosse tannée de s’occuper de ce joyeux bordel mais vos petits mots de remerciement, votre travail pour Retard nous ont à chaque fois touché en plein coeur. Merci d’avoir lu Treize, d’être allé.e.s à nos vide-dressings, nos concerts ou juste à notre rencontre alors qu’en vrai on a l’air bien moins sympas, merci d’avoir acheté nos t-shirts, de nous avoir soutenu en en parlant à vos potes, à vos proches, à n’importe qui. Merci de vous être investi sur ce projet, en nous filant votre temps libre, vos articles ou vos illustrations : Retard est aussi à vous. Merci de nous avoir laissé vos peaux pour nos tatouages, vos cordes vocales sur les karaokés et vos oreilles sur nos dj sets. Merci de nous avoir permis de découvrir nos forces et où on devait s’épanouir. Merci d’avoir été les témoins de ce truc qui nous a complètement dépassé et qu’on a orienté comme on a pu, avec souvent beaucoup de maladresse mais toujours avec honnêteté. On vous aime fort et on espère vous voir le 29 juin. On fêtera tout sauf dignement notre mort au Point Éphémère, sans avoir peur du lendemain.
Mieux vaut Retard que jamais.
Mieux vaut Retard que la médiocrité.
Merci Retard, ma belle, ma douce, mon amour. C’est en pleurant que pour la première fois je te genre au féminin : sache que je t’aime fort et pour toujours.