Brice et Elia se sont lancés ce mois-ci un genre de « défi littéraire ». En partant de consignes communes ils se sont donnés ceci :
-une semaine pour écrire
- 4-5 pages
- Au présent
A la première personne du singulier
- Et devant avoir un lien avec l’histoire de Mary Read ou Anne Bonny (ou les deux), deux super gonzesses pirates qui ont existé, et ont trucidé sur les océans dans des habits d’hommes. Une vie de dingo.
- L’autre papier
Anne ma sœur, mon cœur, mes poumons,
Anne ma vie qui n’est presque plus,
Anne toi qui fus l’homme et la femme,
Je glisse à tâtons dans le noir ce billet sous la porte de votre cabine, en priant pour que ce soit toi qui le trouve,et non Rackham. C’est vers toi que je me tourne en cette heure blafarde, parce que tu es la seule à savoir ce que combattre pour sa vie signifie vraiment. Tu me comprendras comme tu compris au premier regard ce que j’étais et que les autres n’avaient su voir : une femelle parmi les lions. Mieux encore, tu embrasseras ma cause comme tu enlaças mon âme. Tu ne peux imaginer le bonheur qui entrava ma gorge lorsque je réalisai que, parmi les compagnons du Revenge sur lequel je venais d’embarquer, se trouvait une compagne, elle aussi travestie sous les traits hardis du pirate ! La peur fut endormie pour un temps, et je me laissai aller à la reconnaissance : alors ce Tout-Puissant, qui n’avait pas voulu que je m’épanouisse telle que je me vivais, plaçait sur mon chemin une étrangère à moi presque semblable ? Anne Bonny se fait appeler Adam Bonny, et la voici écumeuse des océans dont rien ne peut étancher la soif ! De tous les membres de l’équipage, Adam est le plus téméraire et la plus fine lame. Il faut te voir monter à l’assaut d’un navire espagnol dont les canons crachent sans discontinuer : au milieu des corps qui s’écroulent et des hurlements de cochons, c’est toi que je regarde et grâce à toi que mes forces décuplent. Que le sens de l’honneur rime donc avec le bruit des têtes ennemies qui roulent sur les ponts ensanglantés, et non aux pieds des bourreaux de la monarchie ! Cette vie de danger tu l’arrachas d’entre les mains de ceux qui te destinaient aux jupons et aux flagorneries, ceux qui te voulaient douce quand tu étais colère. Cette vie nous la dérobons au village qui enclot et aux pères qui gouvernent ; et ils se réveillent au matin, tous autant qu’ils sont, surpris de la duperie et terrifiés à l’idée que la nouvelle ne se répande, comme une traînée de poudre.
La poudre, je l’ai si fort et si souvent palpée ces dernières années que je ne me souviens plus du silence des campagnes et de l’odeur des étables. La mer est mon berceau et mon linceul ; ce berceau qui jamais en moi ne se fera, ce tombeau sous lequel repose celui qui m’engendra et que je m’en vais rejoindre. Je ne me plains pas, la mer je l’épousai il y a longtemps déjà, et je n’ignorai pas que pour seule dot je lui offris ma vie.
C’est un regard de pitié que les mères jettent sur les filles lorsqu’elles viennent au monde. Leur cri silencieux d’espoir trompé laisse peu de place au nôtre, brûlante congestion. Ainsi on me souhaita mâle ? Pire, cousine, on me travestit. Depuis qu’à 4 ans j’enterrai ma poupée sous les ordres de ma mère, j’endossai le rôle de mon défunt frère aux yeux de tous, et ceci dans le but de duper une grand-mère crédule. Celle-ci continua donc à verser la bourse annuelle pour l’éducation de Willy Read, ce bambin disparu qui n’avait été que promesse et projet. Et lui, dont les vers s’étaient chargés depuis longtemps déjà d’évider la carcasse, reposait sous la terre tandis que je vivais, lionne sous le soleil, mais enchaînée aux hommes. S’il me faut garder les haillons du père afin que d’être libre, qu’il en soit ainsi : je reprise mes pantalons et bande ma poitrine. C’est cher payé, mais pour vivre de conquêtes et côtoyer les baleines je veux bien débourser : loin de moi la moiteur des salons et le froid des églises ! Si j’y étais contrainte, c’est au son du tocsin que j’y retournerai, et rares seraient les saluts accompagnant mes pas. Oui, j’ai haï mon monde de me faire sentir si peu adéquate, mais la supercherie est pardonnée : la faiblesse d’une mère que le carcan étreint et la famine menace ne saurait être blâmée. C’est à mon tour, ma mère, d’avoir pitié de toi et de lancer au ciel des insultes aphones.
Que ne reconnaît-on aux femmes la même inclinaison au courage et à l’honneur que nos cousins ! Bien des ennuis nous seraient épargnés, et le troupeau n’y perdrait pas au change.
A l’heure où enfin ma vie déplie le poing, voici que je m’en prive. Et pour quoi ? Pour qui ? Pour que celui qui ravit ce cœur qui ne savait chérir goûte à nouveau la joie d’un matin qui paraît sur New Providence, et celle du matin suivant, et tous les matins du monde. Pour dévier éternellement le sabre qui demain le menace. Pour ne pas avoir à pâlir devant sa chemise tâchée de sang et sentir que mes jambes se dérobent : si cela devait arriver, je ne me relèverai plus. Nous avons vogué côte à côte trop longtemps pour que je sois témoin de sa chute. Il ne sait pas se battre mais il est mon frère d’arme, Anne, il ne sait pas aimer et pourtant il l’a dit, comme un gosse qui récite un poème, honteux mais fier. Depuis que je l’ai vu sur la planche, au sein des prisonniers, courbé sous les huées et poussé par nos hommes vers une mort certaine, je le compte parmi les êtres qui ne peuvent se soustraire. Rackham lui-même s’en aperçut, lui qui n’a pu me refuser sa grâce. J’ai appris tout à l’heure que Matthews est convoqué en duel par le capitaine du Walvis pour une ridicule histoire de jeu et d’orgueil blessé. Je ne veux pas qu’il meure.
C’est pourquoi, dans l’air vibrant du soir, et sans te faire part de mon angoisse, je me suis rendue sans bruit sur ce navire voisin, si pressée que j’étais de lui assurer une porte de sortie. Baker-Le-Brave est un imbécile : il a suffit que je médise de ses conquêtes glorieuses pour que, piqué au vif, il hurle à pleins poumons qu’un matelot ne saurait remettre en cause son jugement et me provoque, moi aussi, en duel. J’ai joué pleinement mon rôle, et rendez-vous fut pris à l’aube, par deux coqs hargneux et revanchards ; il ne se doute pas un instant que c’est une femme aimante qui souffla sur les braises pour que son fourreau s’embrase. Il ne se doute pas que c’est une femme amoureuse qui bannit les lames et proposa la poudre afin d’être certaine qu’il n’en réchappe pas. Il me faut donc préparer mon pistolet. Le soleil n’est pas encore levé, tous les corps reposent et j’entends monter de la cale les ronflements des autres et les gémissements, et je devine les caleçons enflés dans la moiteur des hamacs. Qu’ils sont bêtes quand ils dorment, nous nous étions dit cela, t’en souvient-il ? Tous les rictus qu’ils se sont imposés les quittent et ils viennent goulûment, avec l’avidité de nouveaux-nés, rouler le long de notre flanc.
La lune se cache, elle a peur pour moi et, lâche, elle fuit le combat. Ô traîtresse compagne, sombre donc dans l’ombre de ton frère solaire, et restes-y ! Moi je ne me déroberai pas. Je voudrais déjà y être, sur cette plage déserte où la faucheuse attend. Impatiente, elle soupire probablement comme je trépigne sur le pont du navire. Celui-ci se balance doucement et te berce, ma sœur : peut-être rêves-tu de ton île perdue, la terre des tes ancêtres que tu as dû quitter avant que de marcher ? L’Irlande n’a pas voulu de toi, elle t’a crachée comme un noyau de cerise sur des côtes lointaines. Hélas, la femme est soumise, la bâtarde est esclave. Mais rassure-toi, compagne, tu as brisé tes chaînes et trouvé ta famille. Celle des sans-terres dont les ombres sont trop vastes pour se borner aux frontières crayonnées par les Rois, trop noires pour y abriter un enfant en bas-âge ou de verdoyantes cultures : dans leurs sillons rien ne saurait grandir qui ne soit mauvaise herbe. Mais ils rient du gros temps quand les curés se terrent et ne plient le genoux que pour tâter les pouls.
Anne, je suis persuadée que jamais le lait ne pourra couler de moi. J’ai trop joué avec le destin et le destin est cruel : l’amour est une prairie trop accidentée pour Mary Read ; je n’en connais pas les chemins secrets et j’y ai le mal de terre. La nuit dernière, j’ai rêvé que nous étions coincés, dans la tempête et par surprise, par un navire de la flotte anglaise. Sous les étoiles clignotantes, le bruit des canons me tirait de ma couche, les parois de bois du ventre qui me protégeait volaient en éclat et face à moi se trouvaient des soldats dont les yeux manquaient, mais armés jusqu’aux dents. Je saisis mon arme et m’apprêtai à faire feu lorsque, tout à coup, tous ces hommes prirent le visage de Matthews : la volonté alors rapidement me quitta et, comble de l’horreur, mes bras perdirent toute consistance ! Je n’étais plus capable de me défendre, de mordre qui m’attaque ! Je vibrais comme une enfant que la peur de blesser tétanise et je tremble que cette réalité ne soit mienne désormais : adorer me rend faible, et maudit soit mon sort !
Il est possible que je ne réchappe pas de cette épreuve dernière. Après avoir navigué sur toutes les mers du globe, défié le tonnerre et brûlé les drapeaux qui servent de murailles, il me faut succomber sous les balles d’un nigaud. Et pour quoi ? Pour qui? Pour l’amour d’un pauvre charpentier qui croyait rencontrer aux Indes Occidentales le succès et les moussons d’or, et qui n’a rien trouvé de plus malin que de se faire capturer par nous, marins barbares… Si ma mère me voyait, quelle surprise, quelle folie ! Elle ne saurait que dire, la pauvre, à cette enfant bagarreuse qu’elle laissa à 13 ans comme valet de pied, au service d’une comtesse. Je suis, chère âme, telle que vous m’avez faite : une créature terrestre qui vécut dans les voiles et non sous les dentelles, un singulier soldat qui n’a point d’étendard hormis le tissu noir. Et bien que beaucoup de choses peuvent m’être reprochées, je n’ai pas démérité, je n’ai pas manqué de courage ma mère, je n’ai pas trahi la confiance de ceux qui m’estimaient. Je n’ai pas vogué droit, il est vrai, mais j’ai vogué fière et ne m’en dédis point. J’ai l’audace d’un fils et la patience d’une fille. D’un côté le tonnerre et de l’autre la pluie. Soyez assurée que je ne regrette rien.
Adieu Anne, mon Autre, ma complice, je te serre fort contre ma poitrine une dernière fois et t’embrasse au cou. Si je devais ne pas en revenir, de cette plage silencieuse, sache que j’ai laissé pour toi, nouées dans mon hamac ma dague du Mexique et ma Bible illustrée : les dessins en sont beaux je crois, et lorsque la mer gronde, il fait bon se distraire. Enfin pour Matthews, tu sauras bien y faire, je le sais, car toi aussi tu trembles parfois dans ta couchette pour celui que tu berces, lorsqu’il en a trop vu. Il arrive qu’un capitaine aussi ait son compte de sang et de panses percées.
Enfin et quand même, je pourrais triompher. Tu peux être sûre qu’hilare, je me pencherai sur ce corps agonisant, et poserai avec grâce, sur le visage sanglant, ce sexe qu’il ignore et qui le déshonore. Vilain petit homme, c’est une femelle qui tue et l’amour qui l’envoie.
Je t’aime et te quitte,
M W R
8 septembre 1720
Nassau