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jeudi, 02 mars 2017

<3 Michtos <3

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J’ai grandi vers Genève, une ville qui déborde de fric, de luxe et de trucs inaccessibles. Très vite ça m’a attiré, parce que ça brillait, que ça avait l’air simple, sans effort et plus classe que les boites du côté français de la frontière. Mais à quinze balles la bière dans la plupart des clubs de la ville, le job lycéen du mercredi aprem ça suffisait jamais.

Je crois que c’est vers seize ans que j’ai commencé à me dire que ce fric qui coulait partout, j’en voulais une part, là tout de suite. J’ai vite compris la monnaie d’échange, avec les videurs qui te repèrent dans la file et te font rentrer si t’es assez à découvert, les mecs assis à leur table en train de mater les filles en sirotant leur bouteille d’Absolut. Du coup, sans états d’âme, j’ai commencé à jouer les michtos.

Michto \miʃ.to\ féminin (Argot) (Familier) (Péjoratif) : Fille intéressée.

L’insulte je l’ai fait mienne, on était des michtos et alors, ça pose un problème, nous aussi on veut la belle vie et l’alcool qui coule à flot, les tables réservées et les berlines qui te ramènent chez toi, partage tes richesses mec ! J’en ai jamais vraiment eu honte, on en était même plutôt fières avec les copines, on partageait les verres et le reste, et c’était à celle qui arriverait à tirer le plus gros lot. On était sans pitié, bien organisées, on achetait quelques sapes sur eBay pour faire illusion, parce que les mecs, ils veulent te montrer qu’ils ont plus de fric que toi mais ils alignent plus s’ils pensent que t’es pas trop pauvre. Fallait repérer vite, la table où le mec était pas trop beau mais pas trop dégueu, plutôt fils à papa que celui qui vient dépenser sa paie du mois, fallait sourire mais pas se montrer trop intéressée, parce que les mecs font semblant que les michtos les dégoutent, alors qu’en vrai, c’est juste des clients qui agitent leur fric le plus fort possible pour l’échanger contre une conversation et plus si affinité. Pendant plusieurs années, c’est comme ça que j’ai financé mes sorties en boite, à coup de hauts talons qui niquaient les pieds et dos nus à paillettes.

J’ai jamais compris pourquoi les gens faisaient toujours mine d’être mi dégoutés mi apitoyés quand je leur expliquais ma stratégie, comme si c’était sale de vouloir un peu de fric à dix sept piges sans passer par la sacro sainte valeur travail, en utilisant ce que tu vois qui marche, ce qui a de la valeur sur le marché, c’est à dire ton corps et ton âge.

A 19 ans, on a passé le niveau au dessus, et avec quatre copines, on a loué un appart pourri pas loin de Saint Tropez pour deux semaines hors saison, et on a débarqué entassées en Twingo rose sur la côte. Saint Tropez c’était le paradis des michtos, les serveurs te repèrent, te file des plans drague et t’invitent à une after dans leur appart de location, les vigiles te chopent dans les escaliers de la boite pour te dire si ça craint trop de partir avec certains mecs. On avait dix neuf ans, on voulait faire la fête comme dans les magazines, on voulait notre part du gâteau et la balade en yacht qui va avec, y avait pas de raison. On dansait toute la nuit, on buvait sans culpabilité les verres offerts par ces hommes qui pensaient ainsi acheter du temps de présence de jeune meuf à leurs côtés, on souriait beaucoup en fumant des Davidoff et on rentrait épuisées pour manger des pates au réveil à 14h. On a passé deux semaines un peu dingues, à rigoler comme des ados, à naviguer entre les vieux beaux et les jeunes du coin, en finissant tous les matins à 5h30 dans l’arrière cour d’une boulangerie qui nous refilait gratos tous les invendus de la veille, à faire une orgie de pain au chocolat et de brioches au sucre.

On a convaincu un mec d’acheter du champagne et de nous inviter nous et deux autres mecs en galère sur son bateau à 3 heures du mat, tout en chopant discretos le vigile du port pour lui dire que s’il nous entendait crier, ça serait sympa qu’il raboule, on est rentrées partout en balayant les regards méprisants des plus riches, aux yeux desquels on aurait jamais été à la hauteur de toute façon, on a dit qu’on s’appelait Jade, Fiona ou Christina, on a rembarré un type en lui disant qu’on monterait jamais dans une Porsche rouge et pas noire et on a marché pieds nus dans Saint Tropez avec nos fausses Raybans et nos talons à la main.

On a passé trois jours avec une bande de businessmen mexicains qui avaient surement des filles de notre âge mais ça c’était leur problème pas le notre, à pisser dans leur jacuzzi, faire du bateau, et manger du homard gratos. Quand on en a eu marre, on s’est cassées avec le barman d’une boite après un diner, sans donner d’explication et ils nous ont pas retenus, parce que c’était le jeu.

Parce que tout le monde pose toujours la question, deux d’entre nous ont décidé de coucher avec eux, eyes on the prize comme on dit (surtout que Memo, il était pas dégueulasse), ça nous a pas traumatisées, et on s’est d’ailleurs barrée au milieu pour rejoindre celles qui voulaient pas et qui bouffaient leur pizza sur la terrasse. Ce qui est sur par contre, c’est qu’on était pas naïves, qu’on les méprisaient un peu ces mecs, mais qu’on était reconnaissantes que l’échange économique soit assumé, qu’ils insistent pas trop pour savoir nos vrais noms, ou nos vraies vies. Y a rien de pire que ces jeunes mecs, tout fiers du fric de papa, qui pleurent dans tes bras pour te dire que la vie est trop dure, et que les meufs sont toutes des putes, intéressées par leur fric, alors qu’eux cherchent une relation sincère t’as vu. Ah ouais ? Tu cherchais une relation sincère quand tu m’as tendu ta coupe de champagne depuis ta table et que t’as ensuite estimé qu’une coupe valait bien de pouvoir peloter mes seins ?

C’est marrant comme ça met mal à l’aise tout le monde de mettre en évidence ce qui est échangé en boite, du sexe contre du fric, un verre contre une conversation, un sourire contre une entrée. La valeur travail, ça me fait bien rire, c’est combien d’années de smic le yacht, combien d’heures de travail au MacDo le magnum de champagne ? J’ai continué un peu à Paris, en disant que j’étais suédoise, danoise, que je parlais pas français, que c’était mon anniversaire, merci pour le verre, ah non désolé je peux pas rester y a mon grand frère qui m’attend, salut. Au fil des années, je suis devenue plutôt anticapitaliste, moins attirée par le fric et la fête, plus fatiguée par les mecs et l’alcool. D’autres enjeux sont venus se greffer mais jamais j’ai eu honte d’avoir soutiré plein de maille à tous ces mecs qui imaginent être tellement mieux que les clients qui cherchent une fille à 3h du mat’ sur le périph’, mais qui piquent une crise quand tu prends ton verre gratos et que tu veux pas flirter avec eux en échange.

Marcia

Marcia est née en 1986 et a un superbe couteau avec gravé "We Fight Back". On l'a rencontré il y a fort longtemps, elle avait eu la gentillesse de nous inviter pour un nouvel an et depuis, cette passionnée de pâtes et de droits sociaux nous envoient des papiers qui défoncent tous autant qu'elle, et nous éclaire de fou. C'est simple, on les attend avec la même impatience que la neige à Noël. Marcia, on t'aime, change rien et continue comme ça. Coeur avec les doigts.

Amina Bouajila

Amina est née en 1989 et possède un VTT tout dégueu qu'elle aime pourtant d'un amour fort. Détentrice de tous les diplômes coolos (BTS Graphisme Print + Equivalence aux Beaux-Arts + Formation de plasticienne aux Arts Déco), elle illustre beaucoup et tatoue aussi en handpoke, en attendant de voir Marilyn Manson sur scène et de vivre de son travail. On croise les doigts pour elle.