Une journée entière au lit. Les lits ont remplacé les cabanes dans les arbres. Le café noir et le thé vert ont remplacé le chocolat chaud. De mon plaid, je peux tout voir et tout écrire. Le samedi est la grande récréation. Chaque jour de congé est une grande fête et le moment de se recréer. Le jour où l’on prend le temps de faire comme de défaire. Je touche les images le samedi. Je mets le jour et la nuit en vitrine.
Pour les autres jours, il faut arracher cette possibilité au monde. Fixer le distributeur automatique au travail parce qu’on a pensé à un poème possible. Rester dans l’entrée aux parapluies d’Uniqlo pour taper à toute vitesse sur le bloc-notes du portable. Râler parce qu’on a pris notre parapluie pendant ce laps de temps volé. Retourner le ticket de caisse au café et écrire le début d’un poème, attendre le retour à la maison pour mettre un point final. Attendre toujours le retour à l’intérieur. J’écris parfois à l’extérieur. Ce n’est jamais pareil.
Il y a la vie, l’image qui clignote et l’écriture. J’écris jusqu’à la disparition totale de l’image. Comme ces flashs lumineux qui apparaissent lorsque l’on se frotte les yeux. Je veux toujours en faire quelque chose. Sortir mon épuisette invisible et l’attraper. Il y a deux ans et demi, j’ai ramené une fille chez moi et je l’ai embrassée devant une bouilloire électrique. Une bouilloire. C’était un acte héroïque. Je n’ai pas cessé de me frotter les yeux depuis pour faire sortir les images. J’ai peut-être écrit une vingtaine de poèmes sur ça. Sur la chaleur du silence. Sur l’évidence de nos mouvements. Comme une soirée Martini-popcorn qui s’étirerait sur plusieurs mois. Et le meilleur dans tout ça, c’est que l’image ne disparaît pas vraiment à l’écriture du poème. Elle vient se loger à l’intérieur. Et tout le monde la voit.
Ce baiser, c’est mon coup de pistolet, mon couteau planté entre mes phalanges, mon jeu suprême. Ni Rimbaud, ni Dora Maar : les rôles sont déjà pris. Je choisis mon aventure, sauf que je ne suis pas sur W9, ni devant la fanfare mytho du Printemps des poètes. Je suis dans la vraie vie des poètes, ceux qui se lèvent avec le sacro-saint flash lumineux qui descend comme un orage dans le ventre et qui explose, ceux qui trouvent toujours de nouveaux moyens pour écrire, parce que la France les a enterrés, parce que personne n’y croit plus, les scènes littéraires sont cachées et Instagram nous sauve tous. Internet : voilà quelqu’un qui a fait quelque chose pour la poésie ces derniers temps. Non seulement Internet nous permet d’être lu sans être la petite-fille de Jean d’Ormesson, mais il fournit également de nouvelles images. Des images d’intérieur. Instagram is the new Skyblog. Vidéos from YouTube are the new journaux intimes.
Sur les écrans, tout ce qui ressemble le plus à la vie quotidienne m’enchante : documentaires, entretiens prolongés posant sur la vie des constats évolutifs et sans appel, images d’archives, tables rondes autour de la maternité ou de la fiction… Je laisse les images et les voix courir tandis que je m’affaire à toute autre chose. Ma soif, dans ce domaine, est infinie. J’écris un nouveau poème, je fais la cuisine, je suis au téléphone ou par terre avec les chats. Il faut attraper ma tête et la mettre devant quelque chose de beau, quelque chose qui me nourrira. Le replay a augmenté ce phénomène car je peux recréer cette double-activité en permanence. Le travail attendra. Je ne peux pas travailler la gorge sèche. Je vais manger toutes ces images, je vais corriger ces copies et puis je resterai à l’intérieur.
Je serai poète d’intérieur. J’inventerai une nouvelle catégorie. Je n’ai pas l’intention d’accumuler les actions gratuites ou les emplois extraordinaires comme dans ce roman génial que je lis pour me donner des titres et des sensations. C’est peut-être la différence entre le poète et le romancier. J’écris cela sans y croire, car je voudrais que la poésie soit partout en littérature. Je sors dans la rue et je suis déjà étouffée par la ville et par les gens. Je suis raide morte étouffée et je marche quand même. Ça ne servirait à rien d’être employée dans un café ou dans une banque. Dans une banque je l’ai déjà fait – il a fallu une semaine pour qu’un client me démasque et me demande ce que je faisais en réalité.
Il y a un fétichisme littéraire qui m’effraie. Les livres bien rangés et classés par ordre alphabétique. Les livres qu’on ne froisse pas, qu’on ne salit pas, qu’on ne prête pas. Les livres qu’on partage comme la solution à tout. Les scènes littéraires qui produisent les mêmes auteurs. Les cafés qui réunissent les mêmes clochards. Les mêmes lettrés sans respect qui ne disent pas bonjour. Je suis fatiguée. J’ai envie de béger, ma sœur, comme diraient mes copines, plus poétiques que tout le Quartier latin réuni. Par poésie j’entends ce qui me secoue à l’intérieur. Ce qui est réconfortant et gazeux comme le Coca-Cola. Ce qui est vrai. Ce qui est sensible et qui mérite d’être dit. La vieille dame qui me demandait de rester moi-même et de réfléchir me disait, au fond, bouge ton cul et pose ta voix et ton vagin sur la table, parce que ça va être difficile, parce qu’on va vouloir te caresser le sommet de la tête en calmant tes ambitions, ayant l’air de les soutenir.
La petite mort, en français, c’est l’orgasme, le plaisir sexuel. Il y a pourtant des petites morts lorsque l’on veut écrire qui ne sont pas des moments de jouissance. La Maison de la Poésie qui me dit froidement qu’elle ne laisse parler que les auteurs édités produit une petite mort. Les revues qui refusent mes poèmes produisent des petites morts. C’est comme ça.
Et quand miraculeusement la chose réussit, je veux dire, après peut-être deux ou trois publications dans une revue poétique contemporaine, on se dit : la poésie est ailleurs. Ce que je veux surtout, c’est être lu. Et toute l’affaire est là. Ce que j’aimais dans l’intimité moite des blogs en 2006, c’était la fraîcheur permanente, les langues toujours déliées, les textes-fleuves, la désobéissance quotidienne. Un texte, une image longuement choisie. Je t’écris de ma chambre d’adolescente qui est devenue un couloir d’internat plongé dans le noir qui est devenu un studio à Nice qui est devenu une maison heureuse en banlieue parisienne : je t’écris de là où je suis, ma sœur donnant du jus d’orange à une chauve-souris de l’autre côté du mur, un garçon idiot comme les prépas littéraires en font plein m’assénant que je devrais aller travailler et que le jeu est terminé, Jennifer interrompant les Victoires de la musique 2016 pour me prendre dans ses bras, un énorme chien et deux chats à mes pieds.
Je t’écris parce que c’est la seule chose à faire et que ma sauvagerie vient des rideaux lourds que l’on tire vers soi-même.
Je serai poète d’intérieur. Je vais écrire et je vais aimer le faire toute ma vie, avec la même constance. C’est nécessaire pour me regarder dans une glace. La voix de la télévision ou de la radio qui s’élève dans une pièce ne suffit pas. Elle n’a jamais suffi. Le danger de la rue ne suffit pas. Les frissons naissent du miroir et nos poèmes des frissons. Je suppose que tout le monde a cette grande affaire qui vient doubler le replay. Cette obsession catégorique, lancinante et voluptueuse. Pour moi, c’est l’écriture.