Quand je vivais dans le sud, on allait en R19 à la grande ville une fois par mois. C’est avant le haut débit, quand on achetait des places de concert sur minitel, avant le FN qui s’infiltre dans tous les recoins de nos villes.
La grande ville c’était Nîmes. Dans ma tête une seule formule arithmétique, « Nîmes = manger des frites chez ma grand-mère + aller à la FNAC ». La FNAC attendue comme le Graal, à l’époque où il y avait encore des vrais rayons Musique, des pans de murs de CDs, une distinction « pop-rock » et « musiques indépendantes ». Je me souviens de la rentrée 2004 pour : mon cœur brisé en un million de petits bouts, et la fois où un vendeur m’a convaincue d’acheter « 7 Swans » de Sufjan Stevens et « Funeral » d’Arcade Fire. Cette FNAC un peu moche de centre commercial, c’était, avec les magazines blindés de références que j’étais incapable de saisir, mes deux seules vraies fenêtres sur ce monde fantasmé de la musique.
Chez moi au fil des années, on faisait des plans sur la comète pour les assos qu’on allait créer, pour les dossiers de subventions qu’on allait monter, pour les festivals qu’on allait organiser. Tâches d’apparences insurmontables qui dépasseront jamais le stade des feuilles A4 griffonnées. Découragées par l’ampleur du projet dont on ne connaissait pas les codes, dépassées de sentir seules au monde. Peut-être battues d’avance aussi par notre condition de filles, ça ne fait pas sérieux, ça fait groupies.
Puis le rayon musiques indépendantes, comme ma grand-mère, comme les raisons d’aller en pèlerinage régulier à Nîmes ont fini par disparaitre. J’ai quitté le navire, direction la précarité de l’industrie la musique, direction Paris où tout était déjà établi. Avec parfois des pics de culpabilité, comme quand en conversant avec quelqu’un qui lui aussi déplorait le grand vide dans le sud, il y a eu cette phrase « Y’avait une asso qui se bougeait grave à une époque à Marseille, en 1999 ils avaient fait venir Sonic Youth ». Eux avant moi, mais pas moi.
Et puis toujours de loin, un bruissement, arrivent simultanément sur mes radars :
- Cette association à Nîmes, Come On People, repérée parce qu’elle faisait jouer des groupes des vrais, des groupes que je connaissais, des groupes dont mes amis s’occupaient. Incroyable. J’ai eu envie de leur écrire pour les féliciter, je pense que j’ai dû trouver ça nul et que j’ai pas osé.
- Une SMAC, Paloma, qui émerge dans la périphérie nîmoise, avec une programmation éclectique qui tient la route, qui ressemble à ce que j’aurais aimé voir en concert, 10 ans plus tôt, ce pour quoi je perdais du temps ado dans des TER pour Marseille, Lyon ou Toulouse.
- Le festival This is Not a Love Song, collaboration des premiers avec les seconds, qui a l’idée miraculeuse d’intercepter au vol les groupes en transit vers le Primavera Sound, festival mastodonte ibérique.
La ville que je croyais perdue, ce Sud comme un continent englouti, s’ébrouait donc ? Joie, chauvinisme débile, hystérie. Jalousie de ne pas être de cette révolution en marche, aussi. A distance, je faisais du lobbying insensé pour le TINALS à qui voulait l’entendre mais j’ai mis 3 ans enfiler mon costume de festivalière pour aller tester leurs bières et leurs navettes gratuites.
Étrange de revenir à Nîmes sans autorité parentale, enlacée par un garçon, le nez au vent en touriste, à croiser dans les rues des grappes de festivaliers aux mollets blancs dans leurs shorts en jean.
Il y a eu l’arrivée sur place quelques heures plus tard et ces 2 réflexions spontanées :
1) qu’est-ce que c’est moche ( Paloma, de l’extérieur, qui ressemble à la version LADA de la Philarmonie )
2) qu’est-ce que c’est chouette (tout le reste, les gens, les scènes, le soleil, les espaces propres pour faire pipi)
Un an et des milliers d’autres souvenirs parasites plus il ne me reste principalement que des images en vrac de : Swans impeccables dans un auditorium très vide - Mark Kozelek particulièrement pas content, sa version hyper intimidante de « This Is My First Day And I’m Indian And I Work At A Gas Station » - Kevin Morby et son jean blanc, parfaits, son groupe carré et apathique - Shamir l’accident industriel, mais les gens avaient l’air heureux là aussi - Caribou qui joue déjà trop tard pour mon organisme malmené par la semaine à Paris.
De ces trois jours je ramènerai aussi un cliché moche, et quelques autres photographies mentales de gens qui font de la balançoire et qui n’arrêtent pas de sourire, qui chantent Divine Comedy et qui récupèrent des points de vie sur de gros coussins en mangeant des frites. Comment mettre des mots qui ne tombent pas trop à plat sur ce week-end de concerts dans le sud, comment un OVNI en surimpression de cette autre image mentale de 17 années de quotidien frustrant et d’ennui ?
Cette année le festival se déroule du 1er au 5 juin et j’ai tellement hâte d’y être à nouveau, tout en étant TELLEMENT LARGUÉE face à cette programmation :
mais c’est qui, Drive Like Jehu ? ( je dois être trop jeune ? )
mais c’est qui, Declan McKenna ? ( je dois être trop vieille ? )
Impatiente de combler ces lacunes, de pouvoir me la péter en parlant de Kamasi Washington en l’appelant nonchalamment « Kamasi », et de faire des selfies avec des flamands roses en plastique.
Alors bravo et à très vite le TINALS, ne change rien, pas envie que tu grossisses trop vite et d’avoir à dire dans trois ans « Finalement je vais pas avoir le temps de m’hydrater aujourd’hui, on a 15 minutes de marche entre le concert de reformation d’Electrelane sur la scène Deezer-Monsanto et le set hologramme de Bowie sur la scène Adidas-8.6. » On te préfère mignon, ambitieux mais à taille humaine. Et encore merci.