Un soir, en parcourant ma bibliothèque, M me fait remarquer que celle-ci contient une belle collection d’ouvrages évoquant la drogue (dont mon petit préféré reste « Ecstasy » d’Irvine Welsh). C’est vrai, ces histoires violentes de paradis artificiels ont toujours séduites la petite fille sage que je suis, satisfaisant par procuration mon besoin d’autodestruction. Ces expériences littéraires de descentes aux Enfers que j’aime dévorer confortablement installée dans mon petit quotidien sans histoire, me semblent provenir d’un autre monde. Quelle est la part de fiction dans ces récits ? Quelle est la part de vérité ?
M va m’aider à démêler ce questionnement. Et foutre le bordel dans ma vie.
J’ai croisé la route de M quand j’avais 20 ans. Il en avait 17. Je terminais mes études supérieures, quand lui songeait à quitter le lycée. Son côté marginal, un peu bad boy sensible, me fascinait et je voulais être son amie, faire partie de son entourage, compter pour lui.
Un jour de 2010, il m’invite au ciné, m’embrasse. Nous sommes sortis ensemble pendant une petite année, année ponctuée de nombreuses ruptures et retrouvailles. Malgré mon attirance pour cette relation tumultueuse et passionnée, je sais que je ne ferais pas ma vie avec lui, en raison de son instabilité. Comment construire un avenir avec quelqu’un qui ne souhaite pas se projeter dans la journée du lendemain ? Etant une control-freak dans l’âme, il est juste une parenthèse peu sérieuse pour moi, une relation-pansement qui épice la fadeur de mon quotidien. Je ne suis pas vraiment amoureuse et nous finissons par couper les ponts.
Un jour de 2015, il me propose une balade au bois, en souvenir du bon vieux temps. En le revoyant, mon cœur s’emballe. Ses joues se sont creusées, mais il semble plus apaisé, plus mature. Il a effectivement arrêté l’école mais ne s’inquiète pas pour l’avenir. Il a des projets. Nous discutons beaucoup dans ma voiture, quand il sort une petite pochette en cuir, ainsi qu’une effriteuse.
« Ca t’embête si je roule un pétard ? »
« Non, vas-y… Tu fumes depuis longtemps ?».
« Depuis mes quatorze ans ».
Le choc. Je n’ai aucun souvenir de M fumant devant moi. Aucun souvenir, même pas une cigarette. La fascination inexpliquée que j’ai pour lui grandit encore quand je le vois porter le joint à ses lèvres, de manière nonchalante, et souffler la fumée, creusant encore un peu plus ses joues.
Mais je m’interdis de (re)tomber dans ses bras.
La discussion va prendre une tournure encore plus surréaliste quand il me raconte qu’avant nos retrouvailles, il a goûté à pas mal de drogues dures, toujours dans un cadre récréatif et relativement safe. Je bois ses paroles, le questionne, compare ses récits à mes lectures, et dédramatise les produits, même si je suis soulagée qu’il ne souhaite plus y toucher à présent.
Son quotidien est encore un peu chaotique et bohême, mais ces expériences semblent l’avoir apaisé et je me dis qu’il pourrait peut-être me sauver de mon quotidien mélancolique. Mon héros des temps modernes qui pourrait me montrer la voie à suivre pour lâcher-prise.
Un soir, dans ses bras, je réalise que je suis amoureuse de lui. Pour la première fois, cinq ans après avoir fait sa connaissance, ça me tombe dessus.
Cette fascination s’est muée en amour.
Un amour intense, comme je n’en ai jamais vécu.
Je suis à la fois heureuse et effrayée, mais il me promet que tout ira bien.
Il me promet de prendre soin de moi.
Je le crois. Je saute dans le vide.
Nous prenons une belle page vierge et recommençons notre histoire.
Notre entourage nous prédit que cette folle histoire durerait deux semaines au plus, mais leurs oracles ont dû se planter car les semaines ont en réalité été des années. C’était une belle période, un peu « nous contre le monde », des Roméo et Juliette modernes. On se retrouve enfin, on est fous amoureux, la vie est belle et très vite, il s’installe chez moi. Sa vie et ses projets sont toujours instables mais il semble vouloir prendre les choses en main, pour nous. Il veut passer son permis, reprendre une formation et se trouver un petit boulot pour participer aux frais du ménage. J’y crois, le soutiens, mais un vicieux « ménage à trois » se profile insidieusement…
Ménage à trois ?
Lui
+
Moi
+
Marie-Jeanne
Il consomme au quotidien de l’herbe, du lever au coucher. Un gramme par jour. Moi qui n’ai jamais collé mes lèvres sur une cigarette, j’étais intriguée par cette plante subversive et les coulisses de ce monde inconnu (oui, on trouve des dealers partout, même dans mon village paumé comptant autant de vaches que d’habitants).
Ma fascination du début se mue en frustration. Je lui demande de m’initier. J’ai essayé. Mon corps a refusé de participer. J’ai badé. Je n’ai jamais recommencé.
La frustration se mue en jalousie. Moi aussi, j’aimerai échapper aux angoisses et à la mélancolie, et de manière naturelle. Je suis en permanence à cran, quand lui est en permanence détendu. Je gère seule le foyer, quand lui ne gère que sa conso et ses loisirs. Je vais me coucher seule tous les soirs, exténuée, pendant qu’il termine un dernier pétard dans le jardin.
La jalousie se mue en colère. Quand il perd son enthousiasme pour mes propositions d’avenir, quand il abandonne ses projets (permis, boulot,…), quand je lui demande s’il préfère l’herbe à ma compagnie et qu’il me répond que ce n’est pas comparable, que je suis juste jalouse de ne pas avoir toute son attention.
Et puis, la colère se transforme parfois en tristesse. Tristesse de le voir se débattre avec son addiction, que pourtant il nie. Pour lui, il n’y a aucun problème car il a pu arrêter très facilement les drogues dures. Il ne souhaite seulement pas arrêter le cannabis. Ni pour sa santé, ni par amour pour moi. L’herbe fait partie de sa vie, fait partie de lui. Tristesse de le voir souffrir pendant les périodes de manque, sans rien pouvoir faire pour le soulager (hormis lui proposer de l’argent pour le réapprovisionnement, qu’il refuse la plupart du temps).
Outre la tristesse, s’enchainent alors pour moi des périodes de désespoir et de combativité. Au fil des mois, je vois M s’enfoncer de plus en plus, perdre sa motivation et sa joie de vivre, mais je m’accroche. Je me sens redevable pour l’aide qu’il m’a apporté quand j’ai du traverser une terrible dépression. Je me persuade que si j’ai pu m’en sortir, il le peut également, non ? Il s’enferme dans le silence et son mal-être jaillit lors des périodes de manque. Etant la seule au courant de la gravité de la situation, j’en chie mais je garde espoir. J’essaie de le conscientiser sur sa conso, sur le chagrin que ça me procure de le voir ainsi, mais il se braque un peu plus chaque jour. Il me reproche d’être sur son dos en permanence, de lui imposer ma vision de l’avenir. Je déteste ce rôle mais veux vraiment l’aider à s’en sortir, à garder la tête hors de l’eau…ce qu’il ne désire pas. J’ai envie de me battre, pour nous, pour son bien-être, le mien et notre avenir. Je me projette dans un avenir idéal, où il pourra vivre sereinement sans herbe, où je serais heureuse avec lui, où nous construirons enfin quelque chose ensemble. Tout comme il fuit la réalité en se cachant derrière sa fumée et les jeux vidéos, je me voile la face, en continuant à me répéter que « un matin, tout va changer ».
Des disputes éclatent de plus en plus souvent. Je dois faire comme si de rien n’était, alors que la fumée est présente, là, quotidiennement. Je pars me coucher seule, je ne réserve plus de vacances, car il n’aime pas ça. La pénurie est de plus en plus régulière, les crises de manque aussi. Il n’a plus faim. Je suis malheureuse. Il est malheureux. Il nie son addiction mais en souffre énormément. Je ne peux que le regarder couler…
Pourtant, à chaque nouvelle crise de manque, j’ai l’espoir que ça le fasse réfléchir, mais en vain. J’angoisse quand je vois le bocal se vider petit à petit, laissant présager de nouvelles tensions.
Je suis inquiète, je ne supporte plus de le voir souffrir.
Un jour, je craque et me confie à son frère. Je ne supporte plus être la seule au courant de sa descente aux Enfers. J’ai beau m’être déchargée le cœur, rien ne change car aucune solution ne se profile à l’horizon. L’ambiance à la maison est de plus en plus tendue. Les moments heureux se font de plus en plus rares. Nous vivons dans deux mondes différents : moi dans la triste réalité, lui dans son monde faussement idéal. Nous n’avons plus rien à nous dire, nous parlons deux langues différentes. Nous nous disputons pour un rien. Je me sens responsable. Notre passion s’est mutée en relation mère-fils qu’aucun de nous deux ne souhaitons.
L’été dernier, la pression est à son paroxysme car une escapade à Paris est prévue. Je vois ce week-end comme une occasion pour moi de souffler et une chance pour nous de repartir à zéro, il le voit comme une punition car il n’aime pas l’agitation des grandes villes…
Un soir, quelques jours avant le départ, je lui fais part de mes angoisses quant à son état et souhaite crever l’abcès avant le départ. Nous finissons la discussion en pleurs. Le lendemain matin, je me lève avant lui pour prendre une douche. Quand je reviens dans la chambre, il est assis sur le bord du lit, m’annonce qu’il va boire un café, puis va charger ses affaires dans la voiture.
Il renonce. Il me laisse. Je me suis battue pour lui, pour nous et il abandonne. Je suis désespérée. Je ne parviens pas à y croire. Je l’aime et il nous fuit. J’ai été son premier amour, on a surmonté ma dépression, je lui ai tout donné.
Je passe par toutes les phases du deuil de la relation, toutes. Je décide d’appeler une psy à l’aide, pour la première fois de ma vie, mais ne parle que de lui, de ses problèmes et de comment j’ai échoué à le sauver. Elle me conseille de penser à moi, de cesser de me focaliser sur ses problèmes pour masquer les miens. Et de le laisser se noyer sans intervenir, car il n’y a que lui qui peut s’aider. Une partie de moi le sait, mais je trouve intolérable d’abandonner, de regarder M se noyer et attendre les bras croisés qu’il touche le fond.
Que feriez-vous si vous aviez un proche qui se noie et qu’on vous demande de rester sur le bord, à observer le spectacle ?
On s’est revu plusieurs fois après cette sombre journée, utilisant comme prétexte le chien que nous avions adopté ensemble, « son » chien dont j’ai la garde. Je me suis persuadée que ce n’était qu’une question de temps, j’ai voulu garder l’espoir qu’il ouvre les yeux, que la rupture le secoue un peu. Mais rien n’a changé. J’ai commencé à douter. Je me voyais comme une condamnée, victime d’une malédiction, ayant juré fidélité à quelqu’un avec qui je ne pouvais pas être…
J’ai finalement eu la force de couper les ponts, même si lui tourner le dos a été l’acte le plus difficile que j’ai eu à entreprendre dans ma vie. Ce qui m’a permis de le faire, c’est ma rencontre avec un gars merveilleux avec qui j’apprends à vivre une relation saine. C’est perturbant, déroutant, difficile mais j’ai envie que ça marche. La relation avec M m’a ravagé. Parfois, je ne peux m’empêcher de penser au petit démon sur mon épaule. Quel sera le dénouement de son histoire ? Et si…