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dimanche, 10 décembre 2017

Pervers.

Edit 17 octobre 2017 :
J’ai écrit ce texte le 28 septembre 2016 à l’époque du #Badmoizelle et après avoir lu des dizaines de témoignages et les réponses du site Madmoizelle. J’en avais été malade. J’ai passé la journée à faire des allers-retours entre mon paquet de clopes et les toilettes, à pleurer et à vomir, tout en l’écrivant. Je ne l’avais pas publié. J’avais peur, c’était encore trop frais.
Aujourd’hui, j’ai ressenti ce même sentiment de rage maladive après avoir parcouru les hashtags #Balancetonporc et #Metoo et j’ai repensé à ce texte, que j’ai désormais envie de rendre public.

Les débuts

Nous sommes en 2014, je sors d’une période de chômage et d’une rupture très violente avec un garçon qui m’a fragilisée émotionnellement. Je commence doucement à reprendre ma vie en main, après avoir envoyé des CV partout je me décide à reprendre une année d’études en alternance, pour pouvoir trouver un travail qui me plait vraiment.
Je suis arrivée par hasard dans l’organisme où je suis actuellement. J’ai eu un entretien en septembre, je ne connaissais rien de l’organisme, ni de mon patron. J’étais totalement étrangère au monde politique, aux organismes publics, mais l’idée de travailler pour l’intérêt général me séduisait, j’avais détesté devoir bosser pour une boite où seul le chiffre d’affaires importait.
Mon entretien a duré 1h30. J’ai été immédiatement fascinée par mon patron. Il s’exprimait bien, il avait l’air passionné, il me souriait. Son emprise sur moi a été immédiate. J’avais la sensation d’avoir eu un coup de foudre professionnel. J’étais absorbée par sa capacité à capter un auditoire, et j’ai eu immédiatement envie de lui plaire. Je suis ressortie subjuguée, en appelant mes parents et mes amis, en leur disant que je voulais lui ressembler plus tard, que j’avais la sensation de me voir 10 ans plus tard.
En sortant de l’entretien, je n’avais pas vraiment compris ce qu’il allait falloir que je fasse, je n’avais pas vraiment compris ce que faisait l’organisme. Mais peu importe, je voulais que cet homme soit mon mentor, le mentor que j’avais cherché toute ma vie.
Il y a quelque chose d’important que je dois préciser, c’est le discours que tient mon directeur sur le lieu, l’endroit où on travaille. Il n’y a pas de hiérarchie sauf pour mon patron, il y a donc ce qui s’appelle une « organisation horizontale », chacun est « censé » être autonome et pouvoir “s’emparer des sujets” sur lesquels il veut travailler. Nous avons un atelier pour bricoler, pas de porte à nos bureaux, on a même une salle de sieste. A priori, nous étions une espèce de google français, le lieu parfait pour s’épanouir dans son boulot, tout ce que je recherchais en somme. J’ai été séduite par le cadre, dans lequel je pensais avoir une forme de liberté, et qui allait en fait servir de prétexte aux comportements abusifs de mon patron.
Le climat a tout de suite été très compliqué quand j’étais au bureau. Il y avait des rivalités entre les personnes qu’il avait embauchées et celles qui étaient déjà là quand il est devenu directeur de l’organisme. Ma collègue de bureau m’a tout de suite dit qu’il y avait de la jalousie, notamment avec elle, car elle était jeune, et qu’elle était la chouchou du directeur.
Je l’enviais d’avoir ce rôle, mais je ne l’admettais pas encore. Pendant mon premier mois, je passais des heures à parler avec mon patron. Il me racontait tout, des épisodes de sa vie, sa vision du monde, si personnelle, exempte des carcans de la société. Il me parlait de son travail humanitaire, de sa vision de la politique d’aujourd’hui, de son ancien boulot en cabinet… Mais surtout il me parlait de ses relations avec les femmes, en soulignant bien qu’il me racontait des choses qu’il n’avait jamais dites à personne. Je devenais sa confidente, son amie, celle en qui il avait confiance. J’écrivais beaucoup à l’époque, et j’ai écrit que je savais qu’il y avait une forme de jeu de séduction mais qui était ancré, ancré dans une temporalité et un lieu, tout ça ne sortait pas du bureau. Petit à petit, il devenait plus clair, plus précis sur ses intentions, il me disait que j’étais magnifique, que j’avais un corps de femme, il me faisait des compliments sur mes tenues, sur mon intelligence. De confidente, je suis rapidement passée à objet de désir : il me voyait comme une femme, une adulte, alors que j’avais la sensation d’être encore une adolescente perdue.

À ce moment-là, j’essayais encore de garder des limites, ce qu’il me disait me touchait, mais j’essayais de ne pas rentrer dans son jeu, ou en tout cas c’est ce que je me disais à l’époque. Il m’envoyait des messages quand j’étais en cours, dont voici un extrait qui date de novembre (ça faisait donc 3 mois que je travaillais là bas) :
« Lui : « t’es pas à l’école toi ?
Moi : Si, j’y suis là.
Lui : Cool 😀
Tu dois être sexy en étudiante.
😀
À t’ennuyer un peu…:D »

et juste après :

« Lui : à chatter avec 12 personnes en même temps, tu ne dois rien écouter. 😀
Moi : Figure toi que si, j’écoute
Lui : Très bien, je suis fier de toi.
Moi : En revanche, j’ai un peu l’air bizarre à pouffer derrière mon écran, pendant que le prof parle de l’impact du 11 septembre sur la communication événementielle.
Lui : Avec ce fameux regard de killeuse qui enflamme les hordes masculines ?
Moi : Ahah, mais ça va pas non.
Pas à l’école voyons.
Lui : C’est bien que tu gardes un peu d’énergie pour ton patron. 😀
Moi : C’est ça. »

À cette époque, je ne lui donnais rien de personnel. J’adorais cette relation, parce qu’il me parlait mais je ne disais rien. Sa plus grande capacité de manipulation est de ne jamais dire clairement les choses, du coup je ne savais pas toujours de quoi il parlait, mais j’interprétais tout, de la manière dont je le souhaitais. Ses récits faisaient écho à mes doutes, à mes questionnements sur moi, sur la vie, sur l’amour. Ses discours devenaient les miens. Il était brillant, plus âgé, il avait sa vie en main. À mes yeux il savait de quoi il parlait et il avait raison sur tout. C’était devenu mon gourou et je racontais à qui voulait l’entendre que j’étais sa fan numéro 1.
Mes relations avec mes collègues devenaient de plus en plus compliquées, mon directeur m’avait fait comprendre que je devais faire le lien entre lui et eux, tout en les pourrissant dans leur dos. Il me disait que je devais être la force de la boite, qu’il comptait sur moi pour apaiser les rivalités. Je me suis dit que j’y arriverai et qu’il serait fier de moi. Le problème étant qu’avec cet objectif en tête, je prenais tout sur moi, je m’écrasais. Moi qui suis habituellement du genre à parler très fort, je ne disais rien. J’étais déjà dans un processus de soumission, en pensant faire preuve de souplesse et adaptabilité.
Le temps passant, mes discussions avec mon directeur sont devenues de plus en plus sexualisées. Je ne m’assumais pas sexuellement, j’avais peur, je ne savais pas vraiment qui j’étais, je me cherchais et il l’a tout de suite compris. Tout ça a commencé par des phrases telles que « je pense qu’il faut du temps pour te séduire mais dès que tu y es, je sais que tu donnes tout », il me faisait sentir qu’il me désirait, qu’il pensait que tous les hommes tombaient à ma renverse, je me sentais désirée, belle et forte. Je ne répondais pas à ses avances, je ne répondais pas à ses compliments, je rougissais, je baissais les yeux mais cette relation m’obsédait de plus en plus. J’avais peur… mais j’étais curieuse, à 25 ans j’avais encore des choses à me prouver.
En décembre 2014, alors que nous étions en plein événement professionnel et donc en public, je lui ai répondu, comme j’aurais répondu à n’importe quel mec qui me drague en le regardant droit dans les yeux. Et c’est à ce moment là que tout a basculé.
En lui répondant, en lui donnant une part de moi, j’avais ouvert la porte à mon intimité et à ce que je suis profondément, et j’avais mis le pied dans un engrenage avec la sensation que pour en sortir il fallait que j’aille toujours plus loin.

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Le jeu

À partir de là, le jeu a pris une autre ampleur et ce pendant plusieurs mois. Il alternait les phases passif/agressif avec moi, un coup j’étais le centre de son attention, un coup c’était comme si tout ce qui s’était passé avant n’existait pas : il m’ignorait, était froid, condescendant. Je ne comprenais pas, je me sentais fautive. Il me racontait ses fantasmes, je lui racontais les miens, il me parlait de ses expériences sexuelles. Il me racontait que bien qu’il soit bien avec sa compagne (qui attendait leur premier enfant), il ne comprenait pas qu’on doive se contenter d’une seule personne. Je ne savais pas très bien s’il avait déjà trompé sa femme ou pas, mais je pensais que oui. Comme il me disait « c’est vraiment très personnel ce que je te dis », j’avais la sensation qu’il n’était lui-même qu’avec moi, que j’étais la seule à le comprendre. Je ne voyais que lui, je n’avais plus aucun esprit critique, je n’avais aucun recul sur notre relation ou ce que je ressentais. Il m’a attrapée émotionnellement à la fin du mois de décembre, un soir où nous étions tous les deux et où il m’a dit « tout ce qu’on fait (au travail) n’a aucune importance, ça n’a de l’importance que parce que c’est avec toi, je suis heureux de travailler avec toi, tu es l’une des raisons pour laquelle je me lève le matin. Mais si un jour notre relation te pèse, il faudra qu’on arrête de travailler ensemble. » J’avais donc la responsabilité de notre relation, si je n’arrivais pas à gérer, c’était de ma faute.
L’une des ses phrases récurrentes est qu’il est « un miroir, qu’il donne ce qu’on lui donne », qu’il voulait que les gens soient de bonne humeur, heureux. Insidieusement, je pensais que s’il était de mauvaise humeur, ou triste, c’était de ma faute, et que c’était mon devoir que de le rendre heureux. Je m’épuisais, je rentrais chez moi vidée, je passais des weekends à pleurer, en me disant que le lundi il allait falloir que je sois forte, que je fasse bonne figure. Dès qu’il arrêtait de m’adresser la parole ou qu’il me parlait mal, je me vexais, et je culpabilisais, je n’avais pas le droit d’être triste, l’affect n’a pas sa place au travail. Comme c’était un miroir, il ne faisait que me renvoyer ma propre tristesse ou colère, et si j’abandonnais ce que je ressentais pour redevenir la personne joyeuse et heureuse que je suis, il le serait aussi. Mes sentiments n’avaient pas leur place, parce que j’étais au travail. Je ne m’écoutais plus du tout, je ne savais plus très bien ce que je pensais ou ressentais vu que je cherchais à contrôler mes émotions pour faire bonne figure, il avait pris de la place à l’intérieur de moi et mes discours étaient les siens.
Il me disait paradoxalement qu’on ne devait pas laisser l’affect et ses petits soucis du quotidien prendre le pas sur ses relations au bureau, tout en disant également à qui veut l’entendre qu’il ne faisait pas de différence entre sa vie perso et sa vie pro, et qu’on était ici (au bureau) chez nous, qu’on était une famille.
Tout ce discours excusait pour moi son incompétence au boulot, dès qu’il déchargeait son boulot sur moi, dès qu’il faisait mon travail à ma place, dès qu’il me parlait mal je me disais que ce n’était pas grave parce que j’avais de la chance de bosser là où je bossais : quand même on buvait des bières et on avait une salle de sieste. Ma collègue me tenait le même discours, dès que l’affect prenait le pas (elle a pleuré lors d’un événement parce qu’il avait été odieux avec elle) on réagissait en se disant « c’est quand même notre patron, on ne peut pas lui dire d’aller se faire foutre ». Ma parade était de me concentrer mon travail, en fonçant tête baissée et sans limite en me disant que l’important c’était le boulot. J’étais épuisée. Entre mes horaires et mes cours j’avais du mal à tenir le rythme. Je me retrouvais à la tête d’un projet que j’ai dû monter en un mois, et je bossais comme une acharnée, il m’a même dit à cette période « tu ne fais plus attention à moi », ce à quoi j’ai répondu « oui mais je travaille ». En y repensant, je trouve ce moment presque grotesque : j’ai dû me justifier auprès de mon patron de faire ce pour quoi il m’avait embauchée.
Après les vacances de Noël tout s’est accéléré. Il m’a envoyé un sms de bonne année me disant qu’il espérait que j’allais lui revenir aussi belle et intelligente qu’avant.
Le jeu de séduction (et donc plutôt amoureux) est rapidement devenu un vrai jeu sexuel. On s’écrivait des choses de plus en plus explicites, en réunion, par sms, et par Gtalk. Dès que je l’indifférais, dès qu’il s’éloignait, je savais comment retrouver son intérêt, il m’avait raconté ses fantasmes, je savais comment raccrocher son attention. Il était de plus en plus précis sur ses expériences sexuelles et il mettait à point d’honneur à me raconter des histoires de femmes qui jouaient avec lui, ou bien des histoires où il mettait un ultimatum à des femmes, en me disant qu’il avait 45 ans et qu’à un moment il fallait y aller. Même s’il ne parlait pas de moi, je me disais qu’il avait raison, que je ne pouvais pas continuer à jouer avec lui, qu’à un moment il allait falloir que je passe à autre chose, ça avait duré trop longtemps, c’était un Homme après tout, il avait 20 ans de plus que moi. De mentor intellectuel je le voyais devenir mon mentor sexuel, celui qui me libérerait de mes peurs. Je ne comprenais pas pourquoi “je n’y allais pas”, pourquoi il ne s’était jamais rien passé. Je fantasmais de plus en plus, mais je ne comprenais pas pourquoi tout cela n’était pas concret. J’avais peur, je ne me sentais pas prête, mais je me disais qu’il fallait que je couche avec lui pour grandir, pour être la femme qu’il voyait en moi.
Ce n’est qu’en mars, après des semaines de frustration qu’il s’est passé quelque chose de concret, il faisait beau, j’avais mis une combinaison particulièrement moulante et j’ai enclenché la seconde, justement. J’avais préparé le terrain la veille en lui disant que j’allais lui en mettre plein la vue, et alors que j’étais en rendez-vous pro, je lui ai dit explicitement ce que je désirais. La réponse a été rapide. En début d’après-midi il m’a appelée dans la salle de sieste pour que je l’aide à installer une étagère. Je savais pertinemment ce qu’il allait se passer, je pensais en avoir envie, mais avec le recul c’était bien pire que ça : j’avais la sensation que je devais le faire, qu’il fallait que j’y aille, parce que j’avais joué avec lui et qu’il fallait que je lui donne ce qu’il attendait.
Pendant que je perçais un trou dans le mur pour fixer l’étagère, il m’a caressée par dessus mes vêtements. Ça a été extrêmement furtif, parce que ma réaction a été sans équivoque. Je me suis fermée, bloquée, j’ai été prise d’une paralysie totale de mon être. Je ne savais pas quoi faire, mais je ne pouvais pas coucher avec lui, je ne pouvais même pas le laisser me toucher. Je suis partie. J’ai allumé une cigarette sur la terrasse. Il m’a rejoint et il m’a dit « tu as quel âge déjà ? », « vingt-cinq ans », et il a souri en pouffant et en haussant les sourcils.
J’avais honte. Je n’étais qu’une gamine, je n’étais pas cette femme qu’il voyait en moi, je n’étais qu’une enfant qui avait voulu faire semblant d’être une adulte et je l’avais déçu.
Quand j’ai raconté cet épisode à mes amis, les avis étaient partagés, certains trouvaient ça très excitant, d’autres (lucides) m’ont dit que c’était du harcèlement sexuel. Mais pour moi ça ne pouvait pas en être, clairement si j’avais joué c’est que j’en avais envie. J’ai mis plusieurs mois à comprendre que non, je n’en avais pas envie, parce que si j’en avais vraiment eu envie, j’aurais tout simplement couché avec lui. Je ne remercierai jamais assez mon corps d’avoir réagi de manière si brutale, mon inconscient ayant compris quelque chose que le reste de ma personne n’avait pas encore imprimé : j’étais en danger.

La révélation
À partir de là, notre relation est allée en se détériorant. Je me rassurais en me disant que ce n’était pas notre attirance qui avait de l’importance dans notre relation mais bien notre connivence intellectuelle, la base de notre relation. J’avais peur qu’il m’en veuille de ne pas avoir voulu coucher avec lui, que je perde tout intérêt pour lui. Je me, et lui, disais qu’on allait pouvoir devenir amis. Sans emprise amoureuse et sexuelle, j’ai commencé à être plus lucide et comme je me comportais avec lui comme avec mes amis, il m’arrivait de lui faire des blagues un peu lourdes, qui le vexaient. Dès qu’il avait la sensation que j’allais trop loin il me rappelait à l’ordre en me disant « je suis ton patron quand même ». Quand il s’agissait de me draguer, il n’était qu’un homme et je n’étais qu’une femme, mais dès que j’attaquais son égo, là c’était mon patron. Il me faisait payer ma (re) prise de confiance en moi.
C’était parfois des petites phrases comme « tu ne fais pas honneur à ton intelligence légendaire » lorsque je n’étais pas d’accord avec lui, jusqu’à l’humiliation publique comme la fois où il a raconté en rendez-vous pro que j’avais été à deux doigts du burn-out parce que je n’arrivais pas à gérer mes cours et mon boulot ou bien quand il a mentionné le garçon avec qui je couchais en réunion d’équipe le lundi matin.
En prenant du recul sur notre relation, j’ai commencé à m’intéresser et à regarder vraiment sa relation avec ma collègue, de trois ans ma cadette. À cette époque là nous étions devenues proches, mais nous ne parlions pas de notre relation avec lui, je ne lui avais jamais raconté à quel point notre relation était allée loin.
Jusqu’alors je pensais qu’il la voyait comme sa fille, c’est aussi comme ça qu’elle pensait qu’il la voyait, mais j’ai commencé à sentir que quelque chose n’allait pas au moment où j’ai commencé à être jalouse, sans comprendre pourquoi. Il me parlait d’elle en pause clope, en me racontant qu’il rêvait d’elle pendant ses siestes. Il la draguait devant moi, lui disait qu’elle lui manquait. Il lui envoyait des messages en lui disant de porter telle ou telle tenue, qu’elle devrait plus souvent se mettre en jupe… Il a cherché à nous mettre en compétition, mais ma jalousie naissante a laissé la place à un autre sentiment nourri par l’affection que je lui porte : j’ai eu peur pour elle. J’ai eu peur qu’elle se fasse avoir et qu’elle ne sache pas gérer, qu’elle ne s’en remette pas comme moi. Alors plutôt que de me lancer dans une bataille d’égo, je lui ai parlé pour qu’elle puisse se protéger.

C’est à ce moment-là qu’on a compris. Tout ce qu’il m’avait dit, il lui avait dit, pratiquement mot pour mot. Nous avions été manipulées toutes les deux, à des niveaux différents. Elle n’a jamais cédé, elle a toujours su établir les limites que je n’avais pas su mettre. On comparait nos sms, nos messages, nos discussions. Je n’étais pas du tout unique à ses yeux, comme il me l’avait explicitement dit, j’étais trahie, et très en colère contre lui. À ce moment-là, dans un élan de confiance et de solidarité, nous sommes devenue amies. Il ne pouvait presque plus rien contre nous parce qu’alors qu’il avait cherché (et presque réussi) à nous diviser, on avait gagné. Isolées on était sous son emprise, ensemble, on était fortes. Notre amitié a été renforcée par l’arrivée d’une troisième fille de notre âge, qui n’est jamais rentré dans le jeu de notre directeur et qui a toujours trouvé nos relations malsaines. Elle nous a donné une perspective honnête et lucide sur ce qu’il se passait vraiment dans nos bureaux. Elle nous a montré un jour une vidéo sur les effets d’un pervers narcissique et j’ai vu des similarités avec mon patron. J’ai lu de manière boulimique tout ce que j’ai pu trouver à ce sujet. Et la vérité m’a heurtée de plein fouet : mon patron est un pervers narcissique. C’était clair comme de l’eau de roche, c’est un pervers narcissique, et j’ai été sous son emprise.
À partir de là, (nous sommes, il me semble, en mars 2016, soit un an et demi après mon embauche et un an après l’épisode dans la salle de sieste) j’ai mis des distances avec mon directeur, je ne pouvais plus avoir autant d’affect. Il fallait que je me protège, je n’arrivais plus à bien faire mon travail, il entrait dans notre bureau de manière intempestive pour nous parler, discréditait ce que je disais en réunion. J’avais besoin de me concentrer sur mon travail et plus sur lui. J’avais peur, j’avais peur qu’il me détruise, il savait trop de choses sur moi, j’avais peur de son emprise.
C’était dur, et ça a été dur. Nous sommes partis tous les trois (ma collègue, mon patron et moi) en voyage professionnel au Canada (prévu malheureusement depuis longtemps) en avril, et ça a été l’une des pires expériences de ma vie. Nous redoutions ma collègue et moi ce qu’il allait se passer, on ne savait pas du tout comment il allait se comporter, on était totalement angoissées. Je craignais par-dessus tout qu’il ait un épisode colérique, qu’il “vrille” et qu’il devienne violent. J’étais l’une des seules à savoir au bureau qu’il faisait du tir et j’imaginais qu’il allait pointer son arme sur moi ou sur ma collègue. Quelques jours avant le départ, il nous a dit à toutes les deux (séparément) qu’il y avait une piscine dans l’hôtel et qu’il fallait qu’on apporte nos maillots de bain. Il ne savait pas qu’à ce moment là on se racontait tout et qu’on s’envoyait tous ses messages. Je crois sincèrement qu’il espérait avoir une relation avec l’une ou l’autre, ou même les deux d’ailleurs : il avait dit à ma collègue qu’il espérait qu’elle vienne gratter à sa porte d’hôtel.
Ce voyage a été un supplice. J’ai subi une vraie pression morale. Alors qu’on était avec des personnes de notre âge, qu’on s’amusait (en dehors des heures de boulot), il était là, il était là, tout le temps, partout. Il ne disait rien, il nous suivait, il nous fixait. La pire soirée de ce voyage a été dans un musée, où il nous a attendues à la sortie. On ne pouvait pas rentrer sans lui, il voulait qu’on aille boire un verre. Il nous répétait qu’on avait pas le droit d’être fatiguées, qu’on était jeunes. Mais je ne voulais pas passer ma soirée avec lui, je voulais qu’il s’en aille. Nous n’étions pas au travail, il n’avait rien à faire là. Je le voyais nous attendre et je me suis sentie enfermée, bloquée. Je savais que si on allait boire un verre il allait nous suivre, alors par dépit, sans savoir quoi faire, nous sommes rentrés à l’hôtel et j’ai explosé en larmes. J’étais à bout, je ne pouvais plus le voir, je ne voulais plus l’avoir dans ma vie. Je ne voulais plus qu’il me touche, je ne voulais plus subir. Le dernier soir nous étions en boite de nuit avec notre groupe de copains et il était là. Il nous fixait. Je sais que ça peut faire rire certains, comme ça a pu faire rire certaines personnes à qui je l’ai raconté, mais il faut imaginer qu’on était en train de boire, de s’amuser, de danser et que tout à coup je vois mon patron seul, debout dans le noir en train de nous fixer. Il a fini par partir, pour nous attendre devant l’hôtel en fumant une cigarette. Juste après, dans une soirée dédiée aux jeux vidéo, alors qu’on testait un jeu de danse avec ma collègue, je me suis retournée et je l’ai vu en train de nous filmer. Il était dans l’ombre de tous nos pas. Si j’avais été seule à ce moment là j’aurais paniqué, j’aurais fui, ou j’aurais tenté de me suicider. Je n’en sais rien, j’étais à bout, il fallait que ça s’arrête. Mais grâce à la force de ma relation avec ma collègue et l’honnêteté qu’on a eue l’une envers l’autre, j’ai tenu bon.
En rentrant à Paris, et après une semaine de vacances sans lui, je me sentais mieux, mais j’avais toujours peur. Un dimanche après-midi en pleine crise d’angoisse je lui ai envoyé une photo d’un tabac à côté de chez moi dont il m’avait parlé, juste pour voir comment il allait réagir. Il m’a répondu le sms suivant : « un jour quand tu auras retrouvé le sentiment que je suis le meilleur patron du monde, je te raconterai un truc olé olé ». J’ai fondu en larmes. J’avais encore des moments de doute sur le fait qu’il était une personne dénuée de sentiments, d’empathie et de bienveillance, et j’ai eu besoin de me prouver que oui, c’était bien un pervers manipulateur.

La libération

Tout cette lutte intellectuelle de libération a été déclenchée par un événement très distinct. Une amie à moi, que j’ai rencontrée grâce à mon directeur, m’a raconté autour d’un verre que mon patron essayait d’avoir un enfant depuis longtemps. Sur le coup je n’ai pas compris, depuis mon embauche, il m’avait toujours dit qu’il n’en voulait pas et il racontait dans les bureaux à quel point c’était horrible d’être père. La réponse de mon amie a été une claque : « oui mais il ne pouvait pas te dire qu’il essayait de faire un enfant, sinon il ne pouvait pas laisser la porte ouverte à une relation avec toi ».
De fille manipulée je suis passée à l’état de trompée, toute cette relation était fausse du début à la fin. Tout cela n’était que mensonge, dans l’unique but de flatter son égo, avec en bonus, la possibilité pour lui d’avoir des relations sexuelles avec des filles plus jeunes que lui. Je ne pouvais plus lui faire confiance ni croire un mot de sa part.
Après notre voyage à Québec, nos collègues ont vu le changement dans notre manière de nous comporter au bureau. On ne se parlait plus. Je ne pouvais pas lui parler, je ne me faisais pas confiance, je voulais me venger, lui hurler dessus. Je n’assumais pas le fait d’avoir été abusée moralement, je me sentais sale et naïve.
Ils ont fini par nous demander ce qu’il s’était passé. Je leur ai raconté quelque chose de très édulcoré par rapport à la réalité, on s’était simplement rendues compte que ce n’était qu’un manipulateur et ils ont hoché la tête. Ils le savaient. Ils le savaient parce que ce schéma s’était déjà produit auparavant. Une ancienne collègue à eux a fait un burn-out et est partie, une autre est partie, parce qu’elle ne supportait plus de travailler dans ces conditions.
Ce schéma s’était déjà produit et personne ne nous avait rien dit. J’ai posé la question à l’une de mes collègues la semaine dernière, pourquoi, sachant qu’elle avait déjà vu le film, personne ne nous avait mises en garde. Elle m’a rétorquée que ce n’était pas vraiment pareil, même si à un moment quand elle l’avait vu avec moi elle s’était dit « la pauvre, c’est horrible ce qu’il lui fait subir ».

Et c’est pour cette raison précise que j’ai écrit ce texte. Je ne veux pas être comme ma collègue, je ne veux pas rester les bras croisés sans agir. Ce témoignage est la pointe immergée de l’iceberg, il me faudrait bien plus de pages pour raconter tous les épisodes de manipulation quotidienne au boulot ou comment il cache son incompétence à travers des mensonges et une organisation souple qui lui permet d’exercer un pouvoir presque dictatorial au bureau. La violence sourde est la plus difficile à exprimer pour moi, parce qu’elle n’est pas tangible. Je ne pourrai jamais refaire le film en entier de 2 ans de manipulation et de pression morale et sexuelle, c’est pour ça que je ne peux que raconter les événements qui ont été pour moi les plus marquants. Chaque jour à ses côtés, même quand notre relation était au beau fixe, a été éprouvant. Chaque jour à me remettre en question, à culpabiliser, à m’éloigner de moi-même et des gens que j’aimais, chaque jour à me sentir stupide, incompétente, un fardeau, a été vécu comme une lacération envers moi-même. Chaque jour à me demander si je n’étais pas une mauvaise personne m’a abîmée.

J’ai peur pour les autres jeunes filles qu’il pourrait manipuler dans la suite de sa vie professionnelle. J’ai peur d’être finalement comme ma collègue, d’être lâche de ne pas les prévenir, de ne pas dire publiquement son nom ou le mien, de ne pas oser le poursuivre en justice par peur qu’on me dise “vous l’avez bien cherché quand même”. Alors j’écris, j’écris que ce n’est pas grave d’avoir joué, d’avoir été sous son emprise, j’assume mes actes et mes mots, parce que je sais désormais que je n’étais pas lucide et je n’ai plus honte de ça.
Pour toutes les filles (et garçons) qui ont honte parce qu’ils se sentent responsables : vous êtes des victimes, comme moi, comme ma collègue, des victimes de personnes dénuées d’empathie qui s’emparent de personnes qui ne cherchent qu’à faire leurs preuves. J’ai été brisée, mais je m’en suis sortie, en en parlant, en acceptant, en étant honnête avec moi-même et avec les autres.
Le travail doit rester du travail, c’est pour ça qu’il y a un code du travail. On ne peut pas continuer à excuser des comportements insidieux et dangereux sous prétexte que le cadre de travail est cool, que ce travail est une porte d’entrée pour une carrière. On ne peut pas donner d’excuse à des prédateurs, peu importe ce qu’ils offrent à côté. Ça n’en vaut pas le coup. Aucun travail, aucune personne, ne vaut le coup qu’on s’oublie et qu’on se taise.

Edit 17 octobre 2017 :
Encore aujourd’hui j’ai peur des répercussions, j’ai peur qu’on se moque de moi, qu’on me décrédibilise, qu’on tourne ma parole en dérision comme j’ai pu le voir ces derniers jours en réponse à des témoignages d’agression, de harcèlement ou de viol. J’ai toujours peur de ce qu’il peut faire, ou pourrait faire, de ce qu’il pourrait tenter de détruire.
Parler est paradoxalement aussi un moyen de me protéger. En libérant ma parole de manière plus large j’ai la sensation de me libérer un peu plus de son emprise et de lui donner moins de force.
J’ai toujours peur qu’on me juge, qu’on me dise que je suis stupide d’être tombée sous son emprise, que je l’ai bien cherché en fait. Je crois que le pire c’est qu’une part de moi pense ça. Je ne me sens pas légitime de témoigner, de raconter mon histoire. Une partie de moi aimerait oublier tout ça et nier en bloc mais comme me l’a dit une personne bienveillante “c’est ton histoire et elle est légitime.”

Adèle Beaumais

Adèle est née en 1992 et je suis super jalouse parce qu'elle possède une collection de tasses à café de la Reine d'Angleterre. Diplômée de l'ENSAD en image imprimée, elle est dorénavant illustratrice et sert aussi des bières à la SMAC de Rouen, le 106. Elle rêve d'avoir un bateau pour vivre dessus, et t'inquiète que si ce jour arrive, on la motivera de ouf pour monter des croisières Retard. PRÉPARE TOI A NOUS VOIR RABOULER ADÈLE.